L’usage du téléphone : socialisation ou caractéristiques des interlocuteurs ?

L’analyse des sociabilités familiale, amicale, professionnelle, associative ou de voisinage est traditionnellement abordée à partir du dénombrement des discussions [Héran, 1988]. Le choix du terme « discussion » a comme objectif de rendre compte de rencontres à caractère personnel. Pour prendre en considération les formes des sociabilités familiales et amicales à travers l’usage du téléphone, l’évaluation de la fréquence des contacts téléphoniques, forme de dénombrement des discussions, constitue un moyen pertinent de mesurer ce type de sociabilité. Plusieurs travaux sur le téléphone utilisent ainsi la fréquence comme un indicateur d’existence et d’intensité d’un lien88. Dans le cadre de l’analyse des comportements spécifiques à la population des 18-30 ans en matière de téléphonie, nous utiliserons de la même façon l’indicateur des fréquences de communications téléphoniques pour identifier les formes prises par les sociabilités amicales et familiales de cette population.

Deux systèmes d’explication sont possibles pour comprendre l’organisation des appels à l’égard du réseau de sociabilité amicale par rapport à celui familial.

Le premier système d’explication suppose que le rapport à l’usage du téléphone à but relationnel est le résultat de l’intériorisation d’un certain nombre de pratiques, mêlée à des dispositions particulières des individus, qui amènerait à faire un usage plus ou moins intensif de cet outil dans le cadre de ses pratiques relationnelles. Il n’y aurait pas de réelle différence entre les régimes de communications à l’intention de la sphère familiale et ceux vers le réseau de relations amicales. La culture de la communication téléphonique – ou socialisation au téléphone –, variable suivant les caractéristiques sociales des individus et leur apprentissage de l’outil, engendrerait des usages relationnels indifférenciés en fonction des types de liens, amicaux ou familiaux, entretenus avec les interlocuteurs.

Le deuxième type d’explication s’appuie sur l’idée qu’il existe une spécificité de la communication téléphonique entre ascendants et descendants. Le régime des contacts téléphoniques entre les jeunes adultes enquêtés et leurs parents serait régi par des accords tacites d’obligations et d’attentes, dépendant pour partie de la fonction de chacun. Par rapport aux échanges amicaux, la distribution des communications téléphoniques ne serait donc pas la même puisque les règles sociales qui les organiseraient seraient différentes.

La comparaison entre le nombre d’appels donnés aux différents membres de la famille dans les 8 derniers jours et celui aux amis pendant la même période a permis de tester et de choisir entre ces deux systèmes d’explication.

Les distributions des appels téléphoniques suivant le lien familial ou amical avec l’interlocuteur sont en proportion très différentes. Les jeunes adultes déclarent passer en moyenne 15,5 coups de fils à leurs amis et appellent pratiquement trois fois moins leur famille avec 5,6 appels en moyenne pendant les 8 derniers jours89. Notons qu’apparemment, sur la base des coups de fils donnés, les appels aux amis des jeunes adultes sont proportionnellement beaucoup plus nombreux que ceux passés à la famille par rapport à la population française en général [Cf. graphique 18 p 170]. Il y a donc chez les 18-30 ans une nette préférence à l’entretien du réseau amical. On sait pourtant que ce dernier est plus souvent local alors que les membres de la famille sont majoritairement éloignés90. Dans ce sens, Carole-Anne Rivière montre que ce sont les amis les plus vus que l’on appelle le plus [1999], ce qui suppose qu’une proximité géographique est associée à un nombre élevé de communications téléphoniques lorsqu’il s’agit du réseau amical. Le téléphone ne remplirait donc pas la même fonction suivant l’interlocuteur : les amis seraient appelés alors qu’ils sont vus fréquemment, tandis que les membres de la famille le seraient parce qu’on ne peut pas leur rendre visite autant qu’on le voudrait, en raison de la distance géographique.

D’autre part, plus on a tendance à appeler sa famille et plus on appelle ses amis. La pratique du téléphone n’est globalement pas alternative entre sa famille et ses amis. Il s’agit plutôt d’une culture du téléphone : soit on l’utilise peu, soit on l’utilise beaucoup. Et dans tous les cas, l’utilisation est d’abord à destination des amis. Il y a donc apparemment une socialisation au téléphone.

Tableau 38. Nombre d'appels à la famille en fonction du nombre d'appels aux amis (en 8 jours)
Tableau 38. Nombre d'appels à la famille en fonction du nombre d'appels aux amis (en 8 jours)

Sous-population des décohabitants

Si on se réfère plus spécifiquement aux communications téléphoniques avec la mère, que ce soit elle qui appelle ou le jeune adulte, nous constatons que la tendance est similaire : plus la fréquence des communications avec la mère est élevée, plus celle avec les amis l’est aussi [tableau 39]. La tendance est la même concernant la fréquence des communications avec le père91. Les communications téléphoniques à l’intention des parents suivent donc dans leur ensemble la même logique.

Tableau 39. Fréquences des contacts téléphoniques avec la mère
Tableau 39. Fréquences des contacts téléphoniques avec la mère en fonction du nombre d'appels aux amis (en 8 jours)

Sous-population des décohabitants

Il apparaît donc que l’usage du téléphone relève plus volontiers d’une forme de socialisation, d’une culture du téléphone en général. La nature du lien avec l’interlocuteur constituerait ainsi une dimension subalterne.

Mais cela constaté, il est possible d’affiner cette observation et de prendre en compte l’influence des éléments qui, d’une part, constituent le contexte dans lequel ces jeunes adultes évoluent et qui, d’autre part, caractérisent leur expérience dans leur parcours d’accès à l’autonomie vis-à-vis de la sphère parentale.

Les appels téléphoniques relationnels sont ceux qui sont le moins contraints par des injonctions extérieures. Ils ne sont néanmoins pas indépendants d’un certain nombre d’attributs sociaux que nous testerons. Aussi, nous verrons en quoi l’appartenance sexuelle est un élément qui structure le rapport à l’outil téléphone et à son usage. Associée à l’âge, qui constitue un élément important pour situer nos enquêtés dans leur cycle de vie, nous pourrons apprécier comment s’affine la culture d’usage de ce média suivant que l’on est une fille ou un garçon [Rivière, 2001 ; Glaisse et Rowe, 1993 ; Dordick et Larose, 1992].

Nous nous demanderons ensuite dans quelles mesures les rapports téléphoniques entretenus avec les parents dépendent de la position des jeunes adultes en voie d’autonomisation. Les dimensions résidentielles de cette autonomie sont-elles structurantes ? Ou est-ce d’abord l’autonomie financière qui permet de caractériser la forme des rapports téléphoniques entretenus avec les parents ?

Nous verrons par la suite comment le contexte de vie des jeunes adultes apparaît également comme un élément qui structure les pratiques téléphoniques, qu’il soit interrogé dans ses dimensions matérielles (vivre seul ou non) ou relationnelles (quelle est l’influence de la densité du réseau amical sur les pratiques téléphoniques ?).

Enfin, dans le cadre de l’analyse des relations entre parents et jeunes adultes, nous nous tournerons vers les pratiques téléphoniques des parents à l’égard de leurs enfants. Il est avéré que la sociabilité varie suivant le milieu dans lequel on évolue [Héran, 1988]. En quoi les caractéristiques sociales des parents sont à même de nous permettre de comprendre leurs usages du téléphone avec leur descendant et d’éclairer ainsi les comportements observés pour les jeunes adultes ?

Notes
88.

Par exemple, Martine Segalen, dans l’article « Le téléphone des familles » [1999], s’appuie sur la fréquence des échanges téléphoniques, lesquels sont corrélés avec le nombre de rencontre entre générations, pour affirmer « la très grande prégnance des liens intergénérationnels dans la société française du 3 ème millénaire », p 18. De la même façon, Carole-Anne Rivière, dans sa thèse [1999] met en relation la fréquence des contacts téléphoniques et la proximité affective : plus la proximité affective est forte, plus la fréquence des appels est élevée.

89.

Voir en annexe le tableau 71 détaillé.

90.

Voir en annexe la localisation des amis par rapport aux parents et aux frères et sœurs décohabitants : globalement, près des 3/4 des amis signalés se trouvent majoritairement dans le Rhône [graphique 58 p 354] tandis que les 2/3 des parents ou frères et sœurs se trouvent hors du département de résidence des jeunes adultes.

91.

Voir tableau 73 p 355 en annexe.