L’organisation de la gestion des échanges téléphoniques dans les familles unies

La structure des échanges téléphoniques entre les jeunes adultes, leur père et leur mère.

Comme nous l’avons déjà fait pour décrire les pratiques de sociabilité téléphonique des 18-30 ans, nous utilisons la fréquence des appels téléphoniques entre le jeune adulte et chacun de ses parents pour prendre la mesure de l’intensité de cette sociabilité. La distribution générale des fréquences des communications téléphoniques entre les jeunes adultes et leur père, lorsque les parents vivent ensemble, montre qu’une part importante des pères (43 %) entretiennent des relations téléphoniques assez peu suivies avec leur enfant puisqu’ils sont en contact téléphonique avec eux moins d’une fois par semaine, voire jamais. Seule un peu plus de la moitié des jeunes adultes interrogés déclare qu’ils communiquent téléphoniquement au moins une fois par semaine avec leur père. Pour ceux-ci, l’interconnaissance est alors tangible et ces échanges téléphoniques fréquents sont très probablement le support d’une relation suivie. Disposer d’une fréquence de communication nous renseigne sur l’existence objective d’un flux d’échanges verbaux, sur l’existence d’une relation directe, mais très peu sur la nature de cette relation. On ne sait pas, par exemple, si de nombreux sujets sont évoqués ou s’il s’agit toujours du même type de conversation, sur les mêmes objets [Galland, 1997]. Pour autant, que les pères n’aient de contacts téléphoniques que peu fréquents, voire inexistants, avec leur descendant ne nous permet pas non plus de conclure à des relations distantes entre eux. Cette situation peut cacher des modes relationnels autres qui peuvent s’exprimer, notamment, à l’occasion de visites et de mises en présence.

Il semble que d’une façon générale, les pères ne soient que peu enclins à faire usage du téléphone, ce qui constitue une caractéristique spécifique à leur genre109 : la part importante des pères qui n’ont que des fréquences de contacts téléphoniques rares voire inexistantes renseigne ainsi sur la faible propension qu’ont les hommes en général à utiliser le téléphone et à entretenir les échanges familiaux à distance110. Ils laissent aux femmes le soin de remplir ces tâches qui se traduisent en définitive par un usage majoritairement féminin de ce média concernant la sociabilité familiale [Chabrol & Périn, 1997 ; Rivière, 1999, Flichy, 1997, Glaisse G. & Rowe F., 1993, Réseau n°103, 2000]. Cette différenciation sexuée de l’usage du téléphone telle qu’elle peut être observée dans différentes situations sociales correspond à l’usage que pères et mères font du téléphone dans notre enquête.

Graphique 36. Fréquences comparées des communications
Graphique 36. Fréquences comparées des communications entre les jeunes adultes et chacun de leurs parents vivant ensemble (%)

Sous-population des décohabitants dont les parents sont ensemble.

Les mères mariées sont plus de 8 sur 10 (83 %) à avoir leur descendant au téléphone au moins une fois par semaine, dont la moitié plusieurs fois par semaine. Seules 3 % d’entre elles n’ont pas du tout de communication téléphonique avec leur descendant, sous-population pour laquelle il est probable que le père se charge des communications téléphoniques. En termes de rapports téléphoniques avec sa mère, la norme est donc d’une fréquence élevée : au moins une fois par semaine – et cela pour une très forte majorité des personnes interrogées. Par rapport aux pères, cette fréquence est pratiquement deux fois plus élevée. Elles sont plus souvent que les pères en contact téléphonique avec leurs descendants et dans certains cas extrêmes, elles prennent en charge l’ensemble des échanges téléphoniques avec ceux-ci. Ces cas de figures sont répandus puisque 16 % des jeunes adultes dont les parents sont ensemble entretiennent des relations téléphoniques uniquement avec leur mère111 .. L’enquête qualitative de Martine Segalen [1999] sur les liens téléphoniques entre les générations montre que suivant les types de cultures familiales téléphoniques, le rôle et la gestion du téléphone varient. Pour certaines familles, l’organisation se fait autour d’un usage exclusif par la mère, le père ne décrochant pas non plus lorsque celle-ci est absente.

Lorsque les parents vivent ensemble, l’intervention de la mère et son rôle de gestionnaire des relations familiales implique que, dans un certain nombre de cas, les relations avec le père ne sont pas mesurables à travers les échanges téléphoniques. Mais en tout état de cause, les pères ne perdent pas pour autant le contact avec leurs enfants. Celui-ci est en fait médiatisé par l’intervention maternelle [Segalen, 1999] et probablement actualisé par les visites des jeunes adultes.

Comment les hommes les plus réticents à l’utilisation du téléphone justifient-ils qu’ils délèguent à leur femme cette fonction ? Si on en croit les entretiens dont il est fait mention dans Le téléphone des familles 112, les hommes les plus réfractaires au téléphone arguent de l’usage intensif qu’ils en font dans le cadre professionnel pour expliquer qu’ils n’ont pas envie d’appeler ou de répondre quand ils sont chez eux. Ils peuvent également présenter le téléphone comme un piètre substitut du face-à-face. Ce qui manquerait alors serait la communication corporelle qui est permise par la mise en présence (serrement de mains, embrassade, accolade…) ou bien un style de communication autre que celui de l’échange verbal : partager un moment de silence ou faire des choses ensemble. En fait, le téléphone apparaît pour eux comme une « ‘ frustration d’une relation qui apparaît ainsi incomplète, tronquée des mimiques, des gestes, des échanges corporels ou matériels ’ »113. Les femmes, plus familières du téléphone, seraient en mesure de saisir plus subtilement les modifications de voix et d’intonations, lesquelles fournissent en fait un complément d’informations important aux discours114. Les hommes, pour leur part, trouveraient ce média froid et réducteur, préférant s’en passer plutôt que d’en explorer les possibilités.

La conséquence de ces comportements est donc une médiatisation des liens pères-jeunes adultes par les mères lorsqu’ils ont quitté le domicile parental. C’est elles qui vont plus volontiers donner des nouvelles, témoigner de l’intérêt des parents pour le quotidien du jeune, et donc « ‘ tisser le lien familial au long des jours et des semaines, ce lien familial dont on sait qu’elles sont les gardiennes  ’»115. Ainsi, on peut qualifier en partie la nature de la relation entre père et jeune adulte : elle n’est probablement pas directe mais indirecte, dépendant par là même de la présence de la mère.

On peut alors se poser la question de savoir en quoi cela renvoie à des relations différentes suivant que l’on est en contact direct ou non avec ses enfants. Qu’est-ce que la médiatisation par la mère de l’information engendre comme rapport entre père et jeune adulte ? Potentiellement, ces représentations des rôles de chacun et leur mise en œuvre introduisent des différences importantes quant aux capacités des hommes à se saisir d’une relation directe avec leurs enfants lorsque ceux-ci sont éloignés du foyer parental.

Notes
109.

Voir le numéro 103 de la revue Réseau : dossier Le sexe du téléphone, 2000.

110.

Et cela même si, nous l’avons vu, les jeunes hommes entre 18 et 30 ans ne sont pas moins utilisateurs du téléphone que les jeunes femmes du même âge. Cela nous amène à nous interroger sur la différence de comportement entre les jeunes hommes et les hommes en population générale. L’hypothèse la plus probable est celle d’un alignement sur le comportement de la génération précédente à partir de la fondation d’une famille, marquée par la naissance d’un enfant [Claisse, 2000]. Mais il se peut également qu’il s’agisse d’un effet de génération, et il est alors un peu tôt pour en faire la démonstration.

111.

Ce chiffre est obtenu à partir du croisement de la sous-population des enquêtés n’ayant pas de contact téléphonique avec leurs pères mais seulement avec leurs mères, lesquelles sont effectivement présentes au domicile conjugal (79 jeunes adultes sans contact téléphonique avec leur père – 10 d’entre eux qui n’ont pas de contact non plus avec leur mère = 69 enquêtés avec des contacts téléphoniques seulement avec leur mère alors que le père est présent au domicile).

112.

Segalen, 1999.

113.

Ibid, p 41.

114.

Ibid.

115.

Ibid, p 22.