La gestion du téléphone lorsque les parents vivent ensemble

Si nous observons la répartition des régimes de communications téléphoniques entre les jeunes adultes de notre échantillon et leurs parents alors que ceux-ci vivent ensemble, nous pouvons constater que, pour chacun des parents, les fréquences de communications avec le jeune adulte sont proches. La tendance à la symétrie des fréquences entre les deux parents est très forte, comme les forts écarts à l’indépendance l’attestent concernant des fréquences d’appels comparables116. Si les pères ont tendance à être en communication téléphonique avec leurs enfants moins souvent que les mères, il faut constater toutefois que la fréquence des communications téléphoniques avec l’un est généralement équivalente à l’autre parent, même si un léger décalage existe. Autrement dit, lorsque les pères sont fréquemment en contact (une ou plusieurs fois par semaine), les mères ont tendance à l’être fréquemment aussi (tendanciellement un peu plus). De même, lorsque les pères ont des contacts téléphoniques peu fréquents (une fois tous les 15 jours ou moins), le régime des communications téléphoniques avec la mère est approchant. Tout se passe comme si la posture vis-à-vis des communications téléphoniques présentait des similitudes d’un parent à l’autre, au sein d’un même noyau familial. Là encore, nous pouvons parler de « culture du téléphone » dans le sens où au sein d’une famille, les pratiques se ressemblent d’un parent à l’autre.

Tableau 44. Fréquences comparées des contacts téléphoniques du père et
Tableau 44. Fréquences comparées des contacts téléphoniques du père et de la mère vivant ensemble à l’égard du jeune adulte décohabitant. (% par case)

Sous-population des décohabitants dont les parents vivent ensemble.

Sous-population des décohabitants dont les parents vivent ensemble.

Ces résultats suggèrent deux éléments d’explication.

Le premier élément susceptible d’expliquer les similitudes des comportements du père par rapport à la mère s’intéresse au contexte résidentiel dans lequel ils évoluent. Ce dernier favorise la prise de parole successive des deux parents au cours du même appel téléphonique. L’enquête par questionnaire nous permet d’approcher cette dimension en prenant la mesure de l’usage collectif qui peut être fait de ce média a priori inter-individuel. Plus d’un quart (26 %) des jeunes adultes interrogés dont les parents vivent ensemble déclarent que la conversation avec leurs parents se fait à trois plutôt qu’à des moments différents, ce qui implique une forme de médiation de l’un des parents vis-à-vis de l’autre. De fait, opter pour ce type de discussions triangulaires117 n’est pas sans conséquence sur ce que l’on peut observer par ailleurs sur la relation entre la fréquence des communications avec le père par rapport à la mère : ayant ces conversations à trois la plupart du temps, les fréquences de contacts téléphoniques sont équivalentes dans 86 % des cas118.

Tableau 46. Homogénéité des fréquences des contacts téléphoniques des parents et usage familial du téléphone (%)
  très fréquent avec la mère/rare avec le père même comportement père/mère contacts rares père ou mère Total Tri à plat
Non réponse 68 6 26 100 20
à trois 11 86 3 100 26
avec chacun à moment différents 19 77 3 100 54
          100

Sous-population des décohabitants dont les parents sont ensemble, sans veuf. N=429.

Il existe donc une corrélation forte entre avoir des conversations à trois et une égalité dans la fréquence des échanges téléphoniques avec le père et la mère. Ce constat paraît assez mécanique en termes de cause à effet. Que plus de la moitié (54 %) des jeunes adultes aient des communications avec chacun de leurs parents à des moments différents alors que ces derniers vivent ensemble paraît moins évident. Il s’avère qu’alors les fréquences des communications téléphoniques avec chacun des parents, quoique moins homogènes, sont tout de même équivalentes dans 77 % des cas. Les fréquences sont hétérogènes pour seulement 19 % de ceux qui sont en communication téléphonique tour à tour avec leurs parents. Les communications téléphoniques avec la mère sont alors beaucoup plus fréquentes. Ainsi, même lorsqu’il n’y a pas de rituel de discussions « en famille » (à trois) instauré, alors même que les deux parents sont contactés, on observe très majoritairement (77 %) une équivalence dans la fréquence des contacts téléphoniques. Ce résultat renforce l’idée de l’existence d’une culture familiale du téléphone.

Le deuxième élément d’explication qui puisse être avancé pour expliquer la similarité des fréquences des communications entre le jeune adulte et chacun de ses parents tient à la façon dont les données ont été recueillies. Interroger les représentations que ces jeunes adultes ont de leurs pratiques en matière de communication avec chacun de leur parent est une déconstruction artificielle pour une grande part d’entre eux. L’écoute lors de la passation des questionnaires en témoigne : lorsque les questions sur les communications téléphoniques concernant le père arrivaient, juste après celles concernant la mère, le jeune répondait souvent : « ben, pareil ! », surpris de la question. Il témoignait ainsi de son impossibilité, dans sa représentation du couple des parents, à distinguer chacun d’entre eux dans cette activité du téléphone. Nous pouvons même supposer que, même lorsqu’il est déclaré que l’on parle avec son père ou sa mère à des moments différents plutôt qu’à trois, la perception qu’ont la plupart des enquêtés est d’avoir en fait parlé « aux parents », même s’il n’y avait concrètement qu’un seul interlocuteur au bout du fil119.

Autrement dit, la similarité des fréquences des contacts téléphoniques entre le père et la mère qui vivent ensemble nous renseigne sur la perception qu’ont les jeunes adultes de leurs parents comme entité fonctionnant comme un tout (lorsqu’on s’adresse à la mère, c’est « aux parents » que l’on parle, en général). Pour ces jeunes adultes, la notion de parents renvoie à une fonction générale même si elle est portée différente entre le père et la mère. La distinction n’est pas perçue par les enquêtés et surtout n’est pas dicible de cette façon.

Cela ne signifie pas pour autant que les pratiques soient, dans les faits, indistinctes, puisque l’on sait par ailleurs la prégnance du genre dans les modes de socialisation et comment cette dimension oriente les formes et les contenus des communications. D’autres recherches nous montrent que, malgré cette indifférenciation qui apparaît dans la perception des fréquences des communications téléphoniques, la nature des conversations est par ailleurs très sexuée et varie suivant s’il s’agit d’une jeune femme ou d’un jeune homme s’adressant à son père ou sa mère : suivant le sexe des interlocuteurs, les attendus sur les sujets à aborder diffèrent120.

Par ailleurs, pour une autre partie des enquêtés, les fréquences des contacts téléphoniques avec chacun de leurs parents sont très dissymétriques dans la mesure où la mère occupe une place centrale dans les communications tandis que le père est déclaré rarement voire jamais en contact téléphonique par le jeune adulte. Cela concerne 18 % des jeunes adultes dont les parents vivent ensemble121. Ces observations rejoignent celles formulées dans le cadre des pratiques téléphoniques des parents selon les milieux sociaux dans lesquels ils se trouvent : soit la fréquence des contacts tend à être équivalente entre le père et la mère pour les parents des classes moyennes et supérieures, soit il y a une division sexuelle de l’usage du téléphone pour les milieux les plus populaires où ce sont les femmes qui sont en charge des conversations téléphoniques. Parmi les jeunes adultes qui sont surtout en communication avec leur mère et pratiquement pas avec leur père, la surreprésentation des enfants d’ouvriers et d’employés est importante.

À la question de l’organisation des communications téléphoniques avec le jeune adulte dans le foyer parental, il était difficile pour ces jeunes adultes en contact seulement avec leur mère de se classer parmi les choix de réponses proposés qui étaient « à trois » ou « avec chacun d’eux, pas forcément au même moment ». Ils se sont donc classés dans les 20 % de « non réponse » à cette question. Ainsi, plus de 2 fois sur 3, ceux qui n’ont pas répondu à cette question sur l’organisation des communications téléphoniques chez leurs parents ont des pratiques téléphoniques seulement avec la mère (ou très rare avec le père122).

Les autres enquêtés qui n’ont pas pu répondre ont en fait des communications téléphoniques avec leurs deux parents tellement rares qu’il leur était probablement difficile d’établir une régularité ou un mode d’organisation mettant en avant l’une ou l’autre des solutions.

A partir de l’ensemble de ces observations, quatre modes d’organisation des communications téléphoniques intergénérationnelles se dessinent concernant les jeunes adultes issus de familles unies.

Graphique 37. Répartition des jeunes adultes dont les parents vivent ensemble selon le mode de communication téléphonique mobilisé avec leurs parents
Graphique 37. Répartition des jeunes adultes dont les parents vivent ensemble selon le mode de communication téléphonique mobilisé avec leurs parents

Sous-population des décohabitants dont les parents sont ensemble, sans veuf. N=429.

Notes
116.

Voir le tableau 82 p 360 en annexe.

117.

Sans qu’il soit exclu que les frères et sœurs encore présents au domicile puissent être associés, mais ce n’est pas interrogeable ici.

118.

Notons toutefois que 11 % d’entre eux déclarent tout de même avoir une fréquence de communication avec leur mère plus élevée malgré cette façon de faire usage du téléphone.

119.

C’est en tout cas ce que laisse voir les entretiens réalisés sur les étudiants en histoire de l’art.

120.

Voir notamment « Identités sexuées et Statuts interactionnels. De la gestion de la durée des conversations téléphoniques », de Zbigniew Smoreda et Christian Licoppe, Réseaux n°103. La variable « sexe » y est identifiée comme formatant aussi bien les représentations du lien interpersonnel que les interactions téléphoniques elles-mêmes. « L’ajustement à l’appelant de son comportement suivant l’identité de genre de son correspondant fait alors apparaître les femmes comme instrumentales et laconiques dans leurs appels vers les hommes et les hommes comme relationnels et conviviaux lors des engagements des conversations téléphoniques avec les femmes. » p 135.

121.

Ce pourcentage prend en compte ceux qui n’ont pas du tout de contact téléphonique avec leur père et leur mère au moins une fois par semaine au téléphone et ceux qui ont rarement leur père au téléphone mais plus d’une fois par semaine leur mère.

122.

Ce qui rend difficile l’évaluation d’une fréquence régulière des communications avec le père.