La rupture du cordon téléphonique avec le père séparé : éléments d’explication.

Quelles sont les pistes que nous pouvons envisager pour expliquer la rupture des relations entre certains pères et leurs enfants suite à la séparation des parents ? Par quels processus ces pères perdent-ils le contact avec leur descendance ? Nous avons déjà en partie abordé ces dimensions à propos des situations recensées dans les entretiens où les pères avaient rompu, même temporairement, la relation avec les jeunes adultes interrogés.

Nous interrogerons maintenant plus globalement les logiques qui sous-tendent ces mécanismes de désaffiliation paternelle. Plusieurs hypothèses sont formulables, non exclusives les unes des autres.

La première hypothèse est que le mécanisme juridique et social du divorce tend à disqualifier la fonction paternelle. Il apparaît que les jugements de divorce et d’attribution de résidence principale des enfants sont très majoritairement favorables aux mères, même lorsque les pères en font la demande (Bertaux & Delcroix, 1991)129. Si on les regarde de près, ces décisions ont des implications symboliques fortes qui renvoient à une répartition traditionnelle des rôles : les femmes sont plus à même de gérer le quotidien, désigné par l’intermédiaire du lieu de vie de l’enfant, tandis que les pères se voient attribuer la tâche de pourvoyeurs de fonds en ayant la charge de la pension alimentaire. Cette répartition des rôles correspond à ce que pouvait exposer le décrié Parsons [1955] dans sa vision pourtant souvent présentée comme trop caricaturale. De surcroît, le père se voit confier les temps de loisir : habituellement un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires. Là encore, il s’agit de compétences reconnues aux pères, mais plus contemporaines : leur capacité à jouer avec leurs enfants, à être de bons camarades de jeux, transparaît dans cette répartition des fonctions.

Il ne s’agit alors pas tant de tâches subalternes que d’une représentation genrée des compétences et donc des attributions de chacun dans l’ « élevage » des enfants. La séparation des parents est possible mais dans les représentations, socialement partagée : une mère ne peut pas avoir tout à fait les compétences d’un père et vice-versa. Cela rend difficile la gestion des enfants après la séparation. Ces représentations sociales ont des conséquences importantes quand elles sont incorporées par les individus qui sont confrontés dans leur propre famille à ces situations. La perception qu’ont les magistrats de la prépondérance du rôle joué par la mère dans le parentage des enfants transparaît au regard des décisions prises a priori « pour le bien de l’enfant » : celui-ci est essentiel, alors que, d’une certaine façon, la fonction paternelle ne serait que subalterne.

L’expérience de cette forme de disqualification sociale amènerait les pères à capituler sur leurs droits vis-à-vis de l’enfant, intériorisant le regard que la société, à travers le regard du juge, pose sur eux. De l’absence de droits à l’abandon des devoirs, il n’y a qu’un pas.

Il se peut également qu’ils estiment que finalement, les mères sont bien plus aptes qu’eux à s’occuper de leurs enfants et que pour le bien-être de ces derniers, il soit préférable qu’ils délèguent entièrement cette fonction à la mère. Là encore, cette renonciation peut s’accompagner d’une mise en veille de leur devoir nourricier, à savoir la pension alimentaire. S’estimer inutile voire encombrant pour la partie éducative est un sentiment qui peut être transposé à un sentiment général du type « ils s’en sortiront mieux sans moi ». Les législateurs ont pensé que l’obligation alimentaire permettrait l’entretien de la relation, mais il est aussi très probable que cela fonctionne en sens inverse : c’est l’entretien du lien, et donc l’exercice de la fonction parentale, qui permet qu’il y ait également transfert financier.

La deuxième hypothèse qui permettrait d’expliquer pour partie la rupture de la relation père-enfant envisage l’entretien de la relation filiale comme relevant d’une compétence. Nous supposons ainsi que la rupture de ce lien dépend de la façon dont celui-ci était activé avant la séparation du couple parental. Lorsque celui-ci était complètement médiatisé par la mère – ce qui, nous le verrons, est loin d’être une situation marginale – il est possible que le père ne soit pas en mesure de trouver comment alimenter la relation avec son enfant, puisque cette activation demande des compétences spécifiques130. Ainsi, de maladresses en maladresses quant aux attendus de l’enfant sur cette relation, il est très possible que cette incompétence liée d’abord à un défaut d’apprentissage engendre la rupture de ce lien.

La troisième hypothèse, non exclusive des deux autres, suggère que l’entretien du lien avec l’enfant est douloureux pour le père. Daniel Bertaux et Catherine Delcroix (1991) montrent ainsi, à travers une enquête réalisée auprès de pères séparés qui n’ont plus de contacts avec leurs enfants, que ceux-ci préfèrent ne plus les voir plutôt que de ne les voir qu’un week-end sur deux : la séparation à chaque fin de week-end engendre une souffrance qui est réactivée à chaque rencontre. Ils expliquent ainsi qu’ils préfèrent rompre ce cycle pour moins souffrir. La communication téléphonique a des effets similaires : avoir son enfant au téléphone rappelle qu’il n’est pas là (Segalen, 1999), ce qui peut également expliquer qu’ils n’aient pas recours à ce type de média pour entretenir la relation.

Les travaux sur la rupture du lien entre le père et son enfant sont rares et quelque peu datés. Nous tenterons néanmoins, dans la suite de nos investigations, d’apporter des éléments de réponses à cette question peu renseignée et pourtant centrale.

Notes
129.

Daniel Bertaux et Catherine Delcroix [1991] posent la question de la part de l’institution dans la fragilisation du rapport père/enfant et des effets pervers engendrés involontairement par la pratique réelle des agents de cette institution. P 104.

130.

Dans la revue Réseau n°103 sur le sexe au téléphone par exemple, il est clairement montré comment les femmes développent des compétences relationnelles spécifiques qui trouvent notamment leurs expressions dans l’usage du téléphone qui leur est propre. Martine Segalen développe également cette dimension dans son article dans la même revue de 1997 : Les hommes n’ont pas été « socialisés à s’investir » dans la pratique du téléphone, ce qui montre notamment combien le partage des tâches et des rôles au sein de l’univers familial est sexué et le reste envers et contre tout.