L’organisation des communications téléphoniques entre les parents et le jeune adulte : des fonctionnements différents suivant les milieux à l’épreuve de la séparation

Nous avons établi précédemment que, suivant le milieu social d’origine du jeune adulte, l’utilisation du téléphone dans le cadre des liens familiaux variait. Nous avons ainsi constaté que dans les milieux où le père est employé ou ouvrier – mais aussi, dans une moindre mesure, commerçant, artisans ou chef d’entreprise – les parents avaient des comportements qui se complétaient, la mère se chargeant plus souvent de la gestion des communications téléphoniques avec les descendants. Dans les autres catégories socioprofessionnelles, nous observions que les attitudes du père et de la mère à l’égard du téléphone avaient tendance à se ressembler.

Lorsque les parents sont mariés, la répartition entre le père et la mère des communications téléphoniques avec le jeune adulte est perceptible dans la fréquence des appels avec le père.

Pour autant, observe-t-on des catégories socioprofessionnelles dans lesquelles la fréquence des appels serait plus importante lorsqu’il y a eu séparation que lorsque les parents sont restés unis ?

Tableau 49. Fréquence des appels des pères suivant leur situation matrimoniale et leur PCS
Tableau 49. Fréquence des appels des pères suivant leur situation matrimoniale et leur PCS (% ligne).

Sous-population des décohabitants.

Les pères « professions intermédiaires » sont 15 % à ne pas avoir directement leurs enfants au téléphone lorsqu’ils sont mariés. Cette proportion ne varie pas lorsqu’il y a eu séparation. Nous pouvons supposer que dans ce cas de figure, bien que la situation soit peu courante, lorsqu’il n’existe pas une habitude, une culture, un savoir-faire dans l’entretien personnel de la relation, il est malaisé pour le père d’opérer un changement dans sa façon de faire. En d’autres termes, la séparation ne semble pas modifier la répartition des rôles parentaux dans l’entretien des rapports avec les descendants. Mais le changement de contexte résidentiel, en ne permettant plus la médiatisation du lien familial par la mère, serait fatal au lien entre le père et l’enfant.

Les pères qui occupent des positions de cadres ou de professions libérales sont, pour leur part, particulièrement peu nombreux à n’avoir pas de rapport téléphonique direct avec leur descendant, que ce soit avant ou après la séparation. Là non plus, la modification de la situation matrimoniale des parents ne semble pas présenter d’incidences claires sur l’existence d’une relation lorsque celle-ci était relayée uniquement par la mère.

Parmi les pères ouvriers ou employés, un quart135 n’ont pas de communication téléphonique directe avec leurs enfants. Parmi les pères commerçants, artisans ou chefs d’entreprises, cette proportion est de 23 %. La séparation des parents accentue cette tendance qui s’observe déjà pour ces milieux sociaux quand les parents sont mariés. La proportion des pères séparés sans contact téléphonique direct est majorée pour ces catégories socioprofessionnelles : elles sont respectivement de 34 % et de 40 %136. Les cas de ruptures de liens téléphoniques, qui augmentent suite à la rupture du couple parental, le sont surtout dans ces catégories socioprofessionnelles.

Deux des trois hypothèses avancées précédemment pour expliciter la rupture du lien avec le père peuvent être déclinées à la faveur de ces éléments nouveaux sur le milieu social des pères.

La première concerne l’imposition sociale – par les instances judiciaires et les organismes sociaux en particulier – de l’importance de la fonction maternelle par rapport à la fonction paternelle. Ce processus qui aboutirait à une forme de disqualification sociale des pères serait particulièrement opérant dans ces catégories sociales dominées où la parole de la justice est probablement moins objectivée. A cela s’ajoute que ce sont dans les milieux d’employés-ouvriers et d’artisans-commerçants-chefs d’entreprise que la division des rôles parentaux entre le père et la mère serait la plus forte. Cette représentation des rôles de chacun amènerait de cette façon le père à considérer que la mère est plus apte que lui à l’élevage et à l’éducation des enfants, mais plus compétente également à l’entretien du lien familial.

La deuxième hypothèse est celle d’un manque de savoir faire et/ou d’expérimentation de la situation d’interlocuteur téléphonique, de gestion de l’outil « téléphone ». Or il apparaît clairement que ce sont dans les milieux cités précédemment que les pères en font le plus faible usage en direction des autres membres de la famille nucléaire. Ce sont donc eux qui sont les plus touchés par ce défaut de socialisation de ce type d’usage du téléphone ce qui pourrait avoir comme conséquence de freine la relation avec les enfants, voire la rompre lorsqu’il y a eu séparation.

Nous pouvions a priori supposer que le fait de ne plus avoir de nouvelles de ses enfants par l’intermédiaire de la mère pouvait amener le père à se familiariser avec l’outil téléphone et à l’utiliser pour alimenter sa relation avec son ou ses descendants. Il en va tout autrement puisqu’il semble que, malgré l’absence d’observations longitudinales, nous pouvons constater après la séparation une diminution d’un usage déjà parcimonieux du téléphone par ces pères : les fréquences des contacts téléphoniques sont tendanciellement toutes à la baisse, mais suivant les catégories socioprofessionnelles de ces pères, elles correspondent plus ou moins à une rupture complète des contacts.

La séparation du couple des parents engendre des effets généralisables à toutes les catégories sociales, même si nous pouvons observer des variations suivant leur place dans la hiérarchie sociale. Les fréquences d’appel sont plus faibles pour les pères ouvriers, employés, artisans, commerçants ou chefs d’entreprise que pour ceux dont les pères sont professions intermédiaires ou cadres. L’incidence de la séparation est donc moins forte sur les catégories sociales les plus élevées. Les plus basses voient au contraire une rupture du lien plus fréquente.

L’organisation des communications téléphoniques lorsque le couple des parents est uni nous éclaire sur les scénarios possibles lors de la séparation, nous permettant d’émettre quelques hypothèses explicitant la baisse des fréquences. Pour les pères appartenant aux catégories ouvriers-employés ou artisans-commerçant-chefs d’entreprise, nous avons vu que le fait de déléguer massivement l’usage du téléphone à la mère participait de la méconnaissance des modes d’usage de l’outil, préjudiciable lorsqu’il y a eu séparation. Pour les pères cadres ou ceux exerçant une profession libérale ou appartenant à la catégorie « profession intermédiaire », la tendance marquée consistant à téléphoner « à trois » lorsqu’ils vivent avec la mère, peut expliquer pour partie la moindre fréquence constatée lorsqu’il y a séparation : pour associés qu’ils soient à la conversation téléphonique, ces pères n’en sont peut-être pas les initiateurs. De ce fait, la mère serait le moteur de la relation avec le jeune adulte également dans ces milieux. Cette hypothèse permet d’expliquer pour partie la moindre fréquence des communications avec les pères lorsqu’ils sont séparés tandis que celles concernant les mères sont équivalentes.

Un autre élément de compréhension réside dans l’idée développée précédemment suggérant que le temps n’est pas extensible et que celui consacré à l’alimentation des liens familiaux se trouve ici divisé par le nombre de domicile parentaux.

Enfin, nous pouvons également mobiliser les théories développées sur les styles éducatifs des familles [Kellerhals et Montandon, 1991]. Sans reprendre en soi les catégories de cohésions familiales proposées par les auteurs, il semble intéressant dans le cadre de notre analyse de reprendre les pistes proposées. Les familles mobilisent des modes de cohésion différents, qui renvoient d’une part à des logique de fonctionnement interne, entre les membres de la famille nucléaires et d’autre part, à un rapport vis-à-vis du monde extérieur, allant de la place accordée aux amis et aux dimensions de la vie sociale. S’il est plus difficile dans le cadre des données dont nous disposons d’apprécier ce deuxième aspect, le premier est en revanche intéressant à prendre en considération avec les éléments dont nous disposons autour de la gestion du téléphone, par exemple. La forte différenciation des rôles que l’on a perçue dans l’usage du téléphone, surreprésentée dans les classes les plus populaires, trouve une résonance dans les analyses de Kellerhals et Montandon. L’angle d’approche mobilisé par ces auteurs s’apparente à ce que l’on met au jour par les modes d’usage familiaux du téléphone. Les types de familles unis établis sur ces questions semblent recouper pour partie les groupes distingués par ces auteurs. Ils établissent également une corrélation entre les types de familles et les catégories socioprofessionnelles des pères, comme nous venons de le faire. Même si précisément, leur idée est d’apporter d’autres grilles de lecture du social que cet indicateur, le fait est qu’il traduit des milieux sociaux, lesquels correspondent pour partie à des cohésions familiales spécifiques.

En définitive, il semble que la séparation des parents ne déclenche pas la mise en place de stratégies relationnelles différentes de celles déjà instaurées au sein du triptyque père-mère-enfant puisque d’une certaine façon, on peut envisager qu’il s’agit d’une forme de cohésion familiale, ancrée dans des milieux sociaux. On ne peut donc pas envisager que la séparation, pour événement important qu’il soit, déclenche une réorganisation complète autour d’autres modes de fonctionnement familiaux. Cette précision est importante car elle définit les limites de notre l’analyse : les changements de contexte matériel subséquents à la séparation et l’expérience de l’objectivation des relations de filiation sont les principaux éléments susceptibles d’entre en ligne de compte et d’engager des spécificités dans les représentations et pratiques des jeunes adultes issus de parents séparés.

Par ailleurs, ces observations mettent plus que jamais en exergue le rôle central des mères dans la gestion des relations familiales, tout au moins du point de vue du suivi intense de la relation : la fréquence élevée des contacts téléphoniques, pratiquement inaltérée par la séparation des parents, rend compte du suivi du quotidien des jeunes adultes. Les appels téléphoniques plus espacés avec les pères supposent qu’ils prennent en compte d’autres dimensions que celles du quotidien, ce qu’il s’agira de définir.

Notes
135.

Alors que pour l’ensemble des pères mariés, la part de ceux qui n’ont pas de contact téléphonique avec leurs descendants est de 18 %.

136.

Les effectifs sont très faibles, mais la différence est tellement significative que nous avons jugé bon d’en tenir compte au regard de l’ensemble des processus.