La répartition des rôles lorsque les parents sont séparés

Lorsqu’il y a eu séparation du couple parental, nous pouvons observer que, lorsque le contact avec le père a été maintenu, nous retrouvons globalement la même distribution des thèmes abordés, à quelques nuances près, mais qui ont leur importance.

Remarque méthodologique : nous comparons ici les conversations des jeunes adultes avec chacun de leur parent, en faisant l’hypothèse d’une répartition des rôles entre les parents. De ce fait, il nous a semblé opportun de ne prendre en considération que les situations où le contact avec les deux parents a été maintenu. Autrement dit, lorsque le père n’a plus de contact téléphonique avec le jeune adulte, nous n’avons pas pris en compte ceux entretenus avec la mère. L’effectif s’en trouve réduit, mais les résultats sont plus rigoureux.

Ainsi, le thème de la famille – le plus récurrent dans les réponses – est évoqué également plus souvent avec la mère qu’avec le père, dans des proportions équivalentes. Parler de la famille ne devient pas plus important lorsqu’il y a eu séparation et que le contact avec les deux parents a été maintenu. Les mères restent les interlocutrices privilégiées en ce domaine.

Comme cela a été observé précédemment, les mères, lorsqu’elles sont séparées, sont également plus souvent les confidentes des jeunes adultes puisque c’est avec elles que les thèmes concernant les relations avec les amis et le conjoint (ou petit ami) sont le plus souvent abordés. Mais en l’occurrence, la séparation a pour effet d’introduire une réelle distinction dans le registre des sujets relevant des dimensions relationnelles. Ainsi, les jeunes adultes s’entretiennent beaucoup plus souvent de leurs relations amicales avec les mères séparées qu’avec les pères séparés ; également plus souvent qu’avec les mères mariées. Autrement dit, ce sujet de conversation intime, pour minoritaire qu’il soit, devient un sujet abordé dans 36 % des communications quand la mère est séparée150. Cette importance prise par les relations amicales laisse à penser que le degré d’intimité est encore plus fort entre la mère et le jeune adulte lorsqu’il y a eu rupture du couple parental. Mais les effets de cet événement diffèrent en ce qui concerne le père. Celui-ci, lorsqu’il est séparé, s’entretient peu des relations amicales du jeune adulte (13 % des conversations), moins encore que lorsqu’il n’y a pas eu séparation. Ce résultat donne ainsi l’impression d’une mise à distance du père concernant les dimensions intimes après la séparation. Mais l’observation des conversations portant sur les relations avec le petit ami nous montre qu’au contraire, ce sujet est plus souvent abordé par les pères séparés que par ceux qui sont mariés. Même si la propension à aborder ces aspects reste moins importante que lorsque l’interlocuteur est la mère, la différence de comportement vis-à-vis des autres pères est significative (+7 points) et présente surtout cette particularité d’être le seul sujet sur lequel la tendance s’inverse par rapport aux restes des comportements.

Quelques éléments peuvent être avancés pour expliciter ces observations. Tout d’abord, nous pouvons expliquer la faible propension à parler des amis entre père séparé et jeune adulte à partir du contexte de vie entraîné par la séparation. Parler de ses relations amicales implique une certaine forme d’interconnaissance entre le parent et les personnes qui sont mentionnées. La séparation des parents et la résidence des enfants établie principalement chez la mère amène ces derniers à constituer leur réseau de relations amicales en lien avec le domicile maternel. La mère est donc familière des amis de son enfant, et surtout habituée à prendre en considération le fait que ceux-ci constituent un élément important dans l’organisation de sa vie. Le père, au contraire, n’a que peu accès à ces réseaux de sociabilité et leur évocation en est par conséquent moins évidente et moins légitime.

En revanche, concernant les relations avec les petits amis et plus tard, les conjoints, il semble que ce soit une dimension dans laquelle le père est impliqué. Deux hypothèses peuvent permettre de comprendre ce constat. La première est qu’ayant lui-même été touché par des difficultés dans son couple, il soit plus à même de saisir l’importance que cela revêt pour le jeune. Souvent confronté à la situation de reconstruire lui-même un couple, la communauté d’expérience, même s’il s’agit de générations différentes, peut en faire un sujet de conversation plus facilement envisageable. Ensuite, et par extension de cette première hypothèse, il devient plus évident pour le jeune de parler des difficultés rencontrées dans son couple alors que l’interlocuteur est confronté à des problèmes semblables.

Dans un cas comme dans l’autre, nous retrouvons ici l’effet de la séparation des parents qui conduit les membres de la famille nucléaire à se considérer plus volontiers comme des individus en minimisant la charge de la fonction de chacun d’entre eux. Le père comme la mère deviennent, en matière matrimoniale, des interlocuteurs avec lesquels discuter de son conjoint devient plus évident puisque le mythe du couple parfait, fondateur, que constitue le couple parental est tombé. L’enjeu n’est plus de reproduire le chemin des parents et de devenir parent en adoptant cette fonction puisque celle-ci est minimisée, mais plutôt de construire son parcours en tant qu’adulte. Les expériences de chacun sont alors comparables. Ces réflexions expliquent ainsi pour partie la part plus importante prise par les questions de couple dans les conversations téléphoniques entre parents séparés et jeune adulte.

D’autres observations sur la part des sujets abordés dans les conversations avec les parents séparés viennent prolonger ces réflexions. Ainsi, les informations pratiques prennent une place moins importante dans les échanges. Les pères séparés, surtout, sont bien moins souvent des interlocuteurs à ce propos (- 11 points par rapport aux pères mariés). Olivier Galland [1997] concluait qu’à travers leur plus grande implication concernant toutes les questions pratiques et organisationnelles, les pères exerçaient plus souvent « ‘ une forme d’autorité  ’» qui accentuait «‘  le caractère unilatéral des relations vouées davantage aux prescriptions des adultes vis-à-vis des enfants qu’à des échanges d’égal à égal  ’»151. Assez logiquement, le fait que la fonction paternelle perde de son évidence à l’occasion de la séparation expliquerait également un amoindrissement du rôle du père et favoriserait au contraire les échanges d’ « égal à égal ».

A ces éléments d’explication, il faut ajouter que le père, à l’écart de l’organisation du quotidien depuis la séparation, est probablement mobilisé de façon moins évidente pour régler les problèmes pratiques. Cet état de fait expliquerait donc également la part moins grande sur ces questions dans les conversations. Notons toutefois qu’à ce sujet, les mères séparées n’interviennent pas plus que les pères séparés. Il n’y a pas d’effet de compensation entre les deux parents. Cet élément nous amène à penser qu’en définitive, la piste d’explication à privilégier est la plus grande autonomie en matière d’organisation et de gestion de la vie quotidienne des enfants de parents séparés par rapport aux autres.

Pour compléter ces observations sur l’influence de la séparation du couple parental sur la nature des échanges téléphoniques avec les jeunes adultes, relevons l’importance prise par la question de leur travail. Si le thème des études est énoncé dans les mêmes proportions par les pères et les mères, séparés ou non, celui du travail devient un élément particulièrement important dans les conversations entre la mère séparée et son descendant. Elles sont plus de 66 % à en avoir discuté lors des deux dernières communications alors que ce n’est le cas que pour 58 % à 61 % des cas pour les autres parents. Cette forte propension à aborder ces questions pour ces femmes montre tout d’abord que la question de l’emploi s’est imposée à elles de façon plus cruciale. Elles sont en effet plus souvent actives occupées152, et elles ont été confrontées, même de façon temporaire, à l’obligation de subvenir seule à leurs besoins. Cette expérience les amène non seulement à avoir un intérêt particulier pour cette dimension, mais elle leur permet également d’avoir une certaine compétence et une légitimité pour en parler avec le jeune adulte. D’autre part, les situations financières des mères séparées sont globalement moins bonnes que celles qui sont mariées153. Ainsi, le fait que le jeune dispose d’un revenu propre devient plus souvent un élément indispensable154. La dimension « travail » est donc un enjeu dont il est question dans les conversations mère-jeune.

Si la séparation n’engendre pas un bouleversement majeur dans le contenu des communications téléphoniques entre les parents et le jeune adulte, il faut constater que les variations observées nous montrent une certaine variation dans les statuts et fonctions de chacun. Ces modifications tiennent tant de la portée symbolique de la rupture du lien conjugal que des expériences de socialisation spécifiques engendrées par la matérialisation de cette séparation. Les parents, dont la fonction parentale est symboliquement amoindrie, sont moins investis dans les questions pratiques. L’enjeu de la reproduction du couple à la génération suivante se pose dans des termes différents et il devient possible de parler de ses expériences en matière de construction matrimoniale, d’égal à égal. Par ailleurs, la communauté d’expérience au même moment ou presque, que ce soit au niveau du travail (pour les mères) ou de la recherche d’un conjoint, favorise les échanges à ce propos. Les effets de la polarisation de la résidence des jeunes adultes chez la mère entraînent également quelques conséquences. Le réseau amical des enquêtés semble être un pan méconnu des pères séparés. Il reste, dans tous les cas, une dimension peu évoquée dans les conversations avec les parents.

Aborder la teneur des communications téléphoniques à travers les sujets abordés présente un certain nombre de biais méthodologiques. En outre, cette approche ne permet d’identifier que partiellement la fonction de l’appel. Nous tenterons d’analyser ceci à travers un indicateur de pratiques qui vient compléter ces dimensions de contenus : la durée des communications téléphoniques entre le jeune adulte et chacun de ses parents.

Notes
150.

Lorsque le contact avec le père est rompu, 47 % des conversations avec les mères s’intéressent aux relations avec les amis. Cette dimension prend alors une importance majeure.

151.

P 172 et 174.

152.

74 % des mères séparées pour lesquelles le jeune adulte a conservé un lien avec le père occupent un emploi, contre 61% lorsqu’elles sont mariées.

153.

La séparation entraîne un appauvrissement, plus spécifiquement pour les femmes. Elles sont particulièrement vulnérables lorsqu’elles ne travaillaient pas avant la séparation. Mais cet appauvrissement est généralement passager et l’emploi apparaît comme un levier pour sortir de la paupérisation. Mais les situations financières des femmes séparées restent globalement plus souvent fragiles, à l’image des inégalités hommes/femmes sur le marché du travail [Martin, 1997].

154.

Lorsqu’ils sont étudiants, les enquêtés dont les parents sont séparés déclarent notamment plus souvent un petit boulot que les autres (Voir Partie 2), ce qui peut contribuer à expliquer qu’il en soit plus souvent fait mention dans les conversations.