Chapitre 12 Les appels téléphoniques comme exercice de la fonction parentale : les enjeux de l’initiative à l’épreuve de la séparation des parents

Pourquoi appelle-t-on ? Dans un article sur l’usage du téléphone comme moyen de rendre visite à un ascendant malade ou immobilisé159, Ruth Akers-Porrini liste dans les échanges téléphoniques avec la famille proche (ascendants, descendants ou collatéraux) les objets des appels : il s’agit, le plus souvent, d’annoncer un événement, de prendre des nouvelles, de rassurer un membre de la famille et/ou d’offrir son soutien. D’une certaine façon, il s’agit en fait d’être présent. Dans le contexte qu’elle étudie – à savoir les appels téléphoniques des membres de la famille à l’égard d’une personne âgée malade – elle remarque que ce sont les enfants (alors adultes) qui veillent sur leurs parents en les appelant. Elle constate que ce renversement de situation ne va pas de soi et doit être négocié : jusqu’à présent, les représentations voulaient que ce soit les parents qui veillent sur leurs enfants. Ce qui est sous-entendu également, c’est que cette aide que les descendants tentent d’apporter prend la forme d’un coup de fil donné par ceux qui se veulent aidants. Autrement dit, être l’initiateur de l’appel implique une préoccupation à l’égard de l’appelé et de considérer être en position d’apporter un soutien à l’égard de son interlocuteur.

Dans le cas de nos jeunes adultes en voie d’autonomisation, les parents continuent de constituer un soutien financier, certes, mais également moral. Les enquêtés rencontrés alors qu’ils venaient de quitter le domicile parental pour habiter seuls à Lyon témoignaient tous de la difficulté d’être confrontés à la solitude et du réconfort que pouvait apporter un appel téléphonique de leurs proches (familles ou amis, les premiers étant ceux pour lesquels les appels étaient les plus fréquents, et surtout les plus réguliers).

Etre l’appelant ou l’appelé n’est pas anodin. L’acte qui consiste à être à l’initiative d’un appel téléphonique renvoie aux définitions que l’on peut faire du parental et de la parentalité [Neyrand, 2001]. Une dimension de ces notions consiste en la prise en charge quotidienne de l’enfant, le soin et l’éducation de celui-ci, qui relève en définitive de la dimension domestique de l’élevage-éducation. Abordée dans le champ de la psychologie, la notion de parentalité est définie par Lamour et Barraco [1998] comme ‘ « l’ensemble des réaménagements psychiques et affectifs qui permettent à des adultes de devenir parents, c’est-à-dire de répondre aux besoins de leur(s) enfant(s) à trois niveau : le corps (besoin nourricier) ; la vie affective ; la vie psychique. C’est un processus maturatif. » 160 Cette approche du rôle des parents vis-à-vis de leur enfant permet de mesurer le lien qui est en jeu entre les générations. Le départ des enfants du domicile parental ne signifie pas que, du jour au lendemain, l’exercice de la parentalité s’achève. Le téléphone constitue un dispositif qui permet aux parents de continuer à exercer leur fonction de parentalité en prenant des nouvelles, en s’occupant encore, en définitive, de deux dimensions – celles de la vie affective et de la vie psychique – quand il n’est plus question d’assurer directement les besoins nourriciers.

À partir de ce postulat, nous pouvons essayer de comprendre comment se distribuent appelants et appelés suivant leur position de parent ou de descendant et prendre la mesure de l’évolution de cette répartition en fonction d’éléments indicateurs de la position dans le processus d’autonomisation des jeunes adultes interrogés.

Dans le questionnaire, l’initiative des appels était interrogée de la façon suivante : "Lorsque vous avez une conversation téléphonique avec votre père, le plus souvent, qui a appelé?161". Deux modalités de réponses étaient possibles : "votre père" ou "vous" (le dispositif concernant la mère est équivalent). C’est de toute évidence une question assez délicate à trancher puisqu'il est probable que dans de nombreux cas, la tendance était difficile à dégager pour l'enquêté. Mais, précisément en raison de cette difficulté, l'introduction d'une modalité "les deux" nous faisait courir le risque de recueillir 80% des réponses dans cette catégorie. De telles réponses n'auraient pas permis d’obtenir les informations voulues, lesquelles devaient nous permettre d’identifier de qui, du parent ou du jeune adulte, provenait la demande.

Le choix a donc été fait de contraindre l'enquêté à prendre position entre les deux modalités, quitte à ce que cela soit une réponse essentiellement subjective, puisqu'il est très difficile dans certains cas de se positionner en interrogeant précisément des pratiques quotidiennes machinales.

Ainsi, si le mode de recueil de notre enquête ne nous permet pas d’analyser directement les pratiques des individus, elle nous permet en revanche d’interroger les représentations qu’ils se font des situations dans lesquelles ils sont en relation avec leurs parents. Ce type d’approche apparaît ici comme particulièrement intéressant dans la mesure où la teneur d’une relation est plus précisément saisie à partir de déclaration sur la pratique qu’à partir de la pratique elle-même. Comme le précise Olivier Galland [1997), « ‘ Bien s’entendre avec ses parents ne suppose pas forcément de beaucoup parler avec eux  ’»162. Dans le cas présent, la question nous permet d’être plus proche de la vision subjective que ces jeunes adultes ont des contacts avec leurs parents.

Notes
159.

Akers-Porrini, 1997.

160.

P 26.

161.

Vient ensuite la même question concernant la mère.

162.

P 164.