Évidence de la relation et régimes de communications téléphoniques.

Pour une part des jeunes adultes enquêtés, la relation avec leurs parents va de soi. Elle n’a jamais été remise en question par une rupture des relations. Il est alors très difficile pour les enquêtés de décrire le contenu des conversations téléphoniques. Les expressions qui reviennent sont : « on parle de tout et de rien », « on parle beaucoup ». Mais le contenu n’est pas explicite.

Amélie (25 ans, fille unique, parents mariés) ’ ‘« C’est ton père et ta mère qui appellent séparément ?’ ‘A : En fait, quand je suis là le midi… Enfin, ma mère essaye d’appeler tous les midis… Et le soir, obligé…Ouais, parce que des fois elle m’appelle pas, parce qu’elle a oublié et tout, mais le soir, tous les jours, quelqu’un m’appelle ! Eh oui, on reste une demi-heure au téléphone, quoi, c’est… ça fait halluciner des gens, mais…’ ‘Autant avec ton père qu’avec ta mère ?’ ‘A : Ouais…Ouais. Ben je parle vachement avec eux, en fait ! Je ne suis pas souvent seule, finalement, mais ouais… »’

On voit que dans ce cas de figure, les communications sont quotidiennes, voire bi-journalières. « Raconter sa journée » n’est pas une proposition qu’Amélie retient : ses conversations avec chacun de ses parents (il est difficile de lui faire dissocier son père de sa mère) ne se résument pas à un mode narratif qui tend à dérouler le fil des événements mais bien à parler de choses qui peuvent relever de l’intime. On est donc très loin d’un type de communication fonctionnel. Il ne s’agit pas ici d’organiser, de prendre rendez-vous, mais plutôt d’alimenter le lien, et donc, selon la classification de Moles (1988), la communication est dite « chaude », « charismatique », et relève du relationnel (Glaisse et Rowe, 1993). On voit également dans ce cas de figure que ce sont les parents qui, à tour de rôle, appellent la jeune femme. Il y a même clairement une répartition des moments, avec une session obligatoire le soir, qu’ils aient ou non eu le temps – ou oublié – à midi. Si cette situation peut s’expliquer en partie par des situations matérielles (le coût des communications est porté par les appelants, libérant la jeune adulte de cette préoccupation), elle est d’une grande portée symbolique. En effet, ce sont ici les parents qui viennent prendre des nouvelles, s’enquérir de la manière dont s’est passé la journée. Cela ne signifie pas forcément qu’ils ne parlent que de ce qui arrive à leur fille, mais l’on perçoit par contre qu’il s’agit d’un rôle de protection et de prise en charge de la part des parents. C’est d’ailleurs clairement apparent dans son propos : il s’agit ici pour les parents de ne jamais laisser seule leur fille. Le téléphone joue le rôle décrit par Carole-Anne Rivière : remplacer une visite qui n’est pas possible à cause de l’éloignement des membres de la famille. Tous les soirs, les parents rendent visite à leur fille pour qu’elle ne se sente pas seule. Ils jouent ici un rôle de parents protecteurs qui semble convenir à tous et aller de soi. C’est « obligé ». Le fait que les parents soient ensemble permet cette action collective et concertée de leur part. Ils se répartissent la veille de leur fille. Que ce soit le père ou la mère n’apparaît pas comme un élément notable. L’essentiel est qu’ils tiennent leur rôle à l’égard de l’enquêtée. La fonction parentale visant à prendre soin de sa descendance apparaît ici comme centrale. Cet attendu existe de la part de la jeune adulte, pour laquelle il va de soi que c’est à ses parents de prendre soin d’elle en prenant l’initiative de l’appel. A 25 ans, elle se perçoit toujours comme pouvant évidemment bénéficier de l’attention de ses parents à son égard. Le rôle qu’ils jouent de protection (contre la solitude) et d’entretien actif de la relation qui s’est construit dans son enfance reste effectif alors qu’il s’agit d’une jeune adulte.

Victor, 25 ans, est également dans ce cas de figure. Pourtant, ses parents sont séparés, ce qui pouvait laisser supposer une certaine mise en question des liens entre lui et ses parents. Ce n’est pas ce que laisse transparaître son discours.

Victor (25 ans, un frère, parents séparés depuis 23 ans):’ ‘« Tu l’as (Sa mère) souvent au téléphone ?’ ‘V non, pas très souvent. ’ ‘C’est elle qu’appelle ? ou c’est toi ?’ ‘V. c’est plutôt elle, oui. Ben pour une raison simple aussi, c’est que… dans l’appartement, là, on a un abonnement réduit. Je peux appeler. Je peux appeler éventuellement dans leur appartement, mais bon… (C’est compliqué ?) Oui, c’est plus compliqué. Et puis il faut vraiment que ce soit important. Sinon, bon, si c’est juste pour donner des nouvelles… Elle sait, au contraire, que tant que tu ne l’appelles pas, c’est que tout va bien. Donc je me sens pas vraiment tenu de le faire. Voilà. »’

Le dispositif choisi pour l’abonnement téléphonique est tel que par définition, c’est aux parents qu’incombe le rôle d’appelant. L’enquêté se place ici dans une position de passivité vis-à-vis des communications téléphoniques qui correspond à la perception qu’il a de lui vis-à-vis de ses parents. Il laisse à leur charge le rôle d’appelant, qui est, là aussi, un moyen pour eux de prendre soin de leur descendant.

Dans le cadre du questionnaire, Victor déclare que sa mère appelle toutes les semaines, ce qui n’est pas aussi peu souvent qu’il le laisse entendre. Ce décalage entre son impression et la fréquence déclarée montre que le maternage ne lui pèse pas, et encore une fois, correspond à la perception qu’il a de lui-même comme dépendant encore affectivement de sa mère. Son père appelle également, mais un peu moins souvent (plus d’une fois toute les deux semaines). Les conversations durent en revanche un peu plus longtemps. Ce décalage de fréquence correspond d’une certaine manière à celui des visites qu’il rend à son père, calquées principalement sur le rythme des vacances scolaires lorsqu’il vivait chez sa mère au quotidien. À 25 ans, Victor ne remet pas une seconde en question que ce soit à ses parents d’appeler. En bons termes avec chacun d’entre eux, il ne perçoit que difficilement la teneur des conversations avec chacun et cette organisation lui paraît complètement évidente.

La certitude du lien de filiation n’est pas mise en question. La permanence du rôle de protection des parents est effective malgré l’âge déjà élevé des enquêtés (25 ans) au regard de la majorité administrative. Ils conservent à l’égard de leurs parents une relative dépendance affective, dont ils attendent qu’elle soit prise en charge par ceux-ci. Et l’on peut se demander s’il s’agit d’une posture transitoire ou si effectivement, même une fois une réelle autonomie financière et affective acquise, ces jeunes adultes ne conserveront pas à l’égard de leurs parents le même type d’attente de prise en charge, même s’il ne s’agit plus d’un besoin.