Prendre l’initiative

La première dimension de ce qui est attendu par les jeunes adultes a déjà été évoquée dans l’analyse de la répartition de qui se trouve à l’initiative des appels. Les parents sont censés prendre soin de leurs descendants, rôle qu’ils peuvent endosser en prenant l’initiative des appels téléphoniques. Pour les jeunes adultes pour lesquels la relation ne va plus de soi, cette dimension prend des proportions importantes.

Ainsi, Caroline exprime clairement qu’elle considère que ce n’est pas à elle d’être à l’initiative de la relation avec son père, et donc à l’initiative des appels téléphoniques.

Caroline (22 ans, deux sœurs plus jeunes, parents divorcés il y a 3 ans)’ ‘C. : « (…) ça m’est difficile d’en parler, mais mon père, y’a eu des périodes où je ne l’ai pas du tout vu, hein ! Mon père, il y a eu 6 mois où ne n’ai pas entendu parler de lui, je ne savais même plus où il habitait…’ ‘C’est toi qui ne voulais pas ou…’ ‘C. Non, c’est pas moi qui voulait pas, mais je n’appelais pas quand j’avais son numéro parce que euh… on n’avait rien à se dire, et parce que j’en ai eu marre d’appeler et de dire « ah tu m’appelle quand même ?» Moi, je considère maintenant, j’aimerais… c’est peut-être bête, mais j’ai essayé d’être un peu égoïste, parce que ça m’a traumatisé… enfin, pendant… à chaque fois que j’avais mon père au téléphone, je raccrochais, je pleurais pendant deux jours, donc euh… je me suis dit, ce n’est pas la peine : si mon père a envie de me parler pour me dire quelque chose, je vais attendre qu’il appelle, c’est qu’il a envie de me parler, et je vais pas appeler pour n’avoir rien à dire et que… on n’ait rien à se dire quoi ! Qu’il me redemande la question habituelle : alors, qu’est-ce que tu fais cette année ? C’est un peu pénible, parce qu’à chaque fois…. Alors maintenant ça me fait rire, parce que j’ai pris ça sur un autre… »’

Les tentatives qu’elle fait d’appeler son père – et donc d’être actrice de cette reconstruction de la relation – lui apparaissent vides de sens, et même la plongent dans un état de mal-être important. Ainsi, dans la représentation que les jeunes adultes ont de la nature de la relation entre eux et leurs parents, les places et rôles de chacun ne sont pas interchangeables. Et même, l’inversion des places, à savoir devenir celui qui est à l’initiative de la relation et d’une certaine façon, le garant de la relation, est intenable. Autrement dit, la perception des rôles de chacun est telle que pour l’enquêtée, c’est à son père qu’échoit la responsabilité de cette relation et de son alimentation. Pour elle, c’est son rôle de père que d’appeler et de savoir quoi dire. C’est à lui de prendre soin de ce lien.

Prune exprime le même sentiment :

‘P. Euh…. Je dirais que c’est quelqu’un qui va pas bien… quelqu’un de fragile… euh… quelqu’un d’égoïste… mais euh : pas méchant ! Qui a fait 6 enfants mais qui les assume pas. Enfin qui plane quoi ! Tu vois, par exemple, là… Enfin, à chaque fois que je l’appelle, de temps en temps je me dis : « tiens, j’ai quand même pas de nouvelles de papa depuis un moment » : il dit « ah, j’allais t’appeler !! », mais à chaque fois c’est MOI qui appelle… « Ah, j’allais t’appeler » ! La dernière fois, il m’a appelé, alors là, ça m’a surpris. M’enfin : j’avais appelé le week-end d’avant, et euh, j’avais demandé à sa femme : « papa est pas là ? » « Non, il va rentrer dans une demi-heure », donc bon, j’espérais quand même qu’il me rappelle, tu vois ! Il m’a pas rappelé, il m’a rappelé la semaine d’après. Alors j’étais surprise ! C’est rare  qu’il m’appelle. »’

Lorsqu’elle doit définir son père, c’est par rapport à son rôle de parent qu’elle le fait. Et elle met en lien sa défaillance en tant que père et le fait qu’il n’appelle pas. Là encore, elle suppose que c’est à son père d’appeler car être à l’initiative de l’appel est une façon de prendre soin d’elle. Elle utilise le terme « assumer », ordonnant par là les responsabilités, celle de parent vis-à-vis des enfants étant centrale. Elle a tendance à placer son propos dans le registre du devoir, et donc du devoir des parents de s’occuper de ses enfants, même une fois qu’ils sont partis du domicile parental.

On voit bien, à travers ces deux exemples, l’importance que revêt l’initiative de l’appel quand la relation est mise en question. Le fait que ce soit le descendant qui appelle ou le père ne signifie pas du tout la même chose. Si c’est le jeune adulte qui appelle, la portée de la communication est moindre car elle ne permet pas de rassurer la relation entre lui et son père. De plus, si une tentative du jeune adulte à l’égard de son père n’est pas suivie d’un acte similaire de la part de celui-ci, le doute à propos des liens est renforcé. Caroline exprime même qu’elle préfère à ce moment-là ne plus appeler parce qu’elle craint l’absence d’initiative du père en retour. Pour ces enquêtés qui doutent de la relation de filiation avec leur père, que celui-ci soit à l’initiative de l’appel constitue ainsi un enjeu particulièrement important puisque être appelant témoigne de l’acceptation du rôle de parent qui consiste à prendre soin de son descendant.