Suivre le quotidien

Le deuxième attendu dans la relation entre jeune adulte et parent qui apparaît dans le discours des enquêtés lorsque la relation avec un parent est défaillante concerne le suivi par le parent du quotidien du jeune adulte. Caroline exprime ses inquiétudes à ce propos («je vais pas appeler pour n’avoir rien à dire et que…on n’ait rien à se dire quoi ! Qu’il me redemande la question habituelle : « alors, qu’est-ce que tu fais cette année ? » C’est un peu pénible, parce qu’à chaque fois… »).Le contenu de la conversation est perçu comme vide, parce que poussif et artificiel (on n’a rien à se dire) et répétitif (à chaque fois la même chose), en même temps qu’impersonnel (la question posée est banale, elle n’est pas spécifique à une relation intime).

Prune fait également cas de contenu de communication de ce type :

‘P. « J’arrive pas à communiquer avec lui ! Tu vois, tu lui parles et puis tu lui dis « hein ! Papa ? » Et puis tu te rends compte qu’il n’a pas écouté ce que tu lui as dit ou… je communique pas avec lui. Mais en même temps…. Enfin, c’est vraiment bizarre, parce que en même temps, je suis assez proche, enfin… (…) Et en même temps, en même temps il est très absent, quoi ! C’est bizarre. Mais, si. Il me dit « qu’est-ce que tu fais ?» Là par exemple, j’ai vaguement le projet d’aller à Toulouse l’année prochaine, je ne lui en ai même pas parlé quand on s’est vu, parce que je sais qu’il écoutera pas, ou… tu vois, tant qu’il est pas… il faut qu’il se mette dans une disponibilité, mais c’est rare qu’il le fasse. Donc, tant que je sais qu’il est pas branché sur moi, ou… je laisse tomber, quoi ! Je partage quand même pas grand chose avec lui. »’

Pour toutes les deux, la communication téléphonique perd alors son effet de générateur et d’entretien de la relation. La perspective de se retrouver confrontées à un père qui ne sait pas de quoi est faite leur vie est douloureux. Ce type de contenu leur rappelle en fait que la relation est fragile et que leur père ne joue pas le rôle qu’elles attendent de lui, à savoir suivre ce qui se passe pour elles, être en mesure de situer ce qui se passe dans leur quotidien, ne pas oublier entre deux communications ce qui a été dit. Le peu d’attention prêtée par ces pères est révélé par le fait qu’ils ne savent plus ce qui a été dit d’une fois sur l’autre. L’attention à son correspondant téléphonique fait pourtant partie des façons de prendre soin de son descendant. Il est attendu que le parent sache quelles sont les activités professionnelles ou scolaires de son descendant afin que la conversation puisse s’engager sur les évolutions éventuelles de cette situation et les difficultés rencontrées ou les satisfactions obtenues. Si à chaque échange téléphonique ce prérequis est à établir, l’historicité de la relation disparaît. Or, la spécificité d’une relation d’un jeune adulte vis-à-vis de son ascendant est précisément que ce dernier le connaît depuis sa naissance. C’est cette profondeur de l’histoire commune qui constitue un élément fondateur de cette histoire particulière. Nier cette spécificité, c’est nier ce lien particulier. L’écart entre ce qu’elles se représentent être le rôle de leur père et la réalité les plonge dans l’incompréhension.