« Partager des choses »

La cinquième attente des jeunes adultes à l’égard de leur père est de « partager des choses ». L’absence de vie quotidienne avant la décohabitation pour la plupart d’entre eux, ou simplement l’absence de pratiques collectives, peuvent expliquer pour partie qu’à l’âge adulte, ce qui est partagé est mince. Si les visites sont rares, les conversations sans souvenir commun deviennent sans doute problématiques.

Caroline « … Pourtant j’ai beaucoup discuté franc avec mon père. Un jour, je me suis dit, écoute, papa, j’en ai marre, on se voit parce qu’il faut se voir, qu’on se regarde dans le blanc des yeux, qu’on n’ait rien à se dire… alors moi j’ai envie qu’on fasse des choses ensemble, que tu nous appelles pour dire « tiens j’ai envie d’aller voir ci, si on y allait ensemble » tu vois. Mais ça a pas trop changé, ». ’

L’entretien de la relation sur la base d’une obligation biologique paraît vide de sens. Caroline envisage que des activités communes puissent être une alternative à une relation qui ne parvient pas à se construire seulement à travers la conversation. Mais là aussi, elle attend que ce soit son père qui en soit l’instigateur. Elle l’explicite même à son attention en lui disant comment faire.

Maud explique pour sa part qu’elle provoque volontairement des occasions d’activités communes afin de garder le contact avec son père :’ ‘« Mais même là à l’heure actuelle, pour ce qui est de son association [celle du père]… je viens tout le temps, au moins une fois par semaine, ça je m’y tiens, à venir lui donner un coup de main, donc c’est aussi un moyen… quelque chose qu’on partage, quoi, parce que… » ’

Notons qu’elle inverse ici en partie les rôles puisque c’est elle qui fait la démarche de s’intéresser à ce que son père fait, alors que la réciproque n’est pas forcément vraie. Elle trouve néanmoins ce moyen pour perpétuer un lien alors que son père est absorbé par tous les à-côtés qui vont avec les « nouveaux départs », professionnels et affectifs, qui suivent son divorce.

Ainsi, au-delà des dimensions qui apparaissent dans le discours des jeunes adultes sur ce qui « ne va pas » à leurs yeux dans la relation téléphonique avec leur père, c’est en même temps ce qui est constitutif d’une relation « qui va de soi » qui est mis en exergue. Ce sont les attendus d’une relation de filiation qui sont ici explicités.

Les dimensions du rôle du père sont énoncées. Elles ne sont objectivables par ces descendants que dans la mesure où le comportement de leur père de correspond pas à leurs attentes. Lorsque la relation va de soi – nous le verrons avec les mères de ces enquêtés – il est très difficile d’expliciter les éléments attendus de la relation téléphonique, et par extrapolation, de la relation en elle-même. Mais lorsque les jeunes adultes sont déçus de cette relation, ils tentent d’expliciter leurs attentes et les raisons de leur déception en essayant de justifier le fait que cela leur pose problème.

Pour résumer, cinq attitudes ont été recensées qui permettent aux pères d’alimenter une relation de filiation. La première est de donner des signes d’une volonté de maintien du lien en étant à l’initiative de communications téléphoniques qui soient suffisamment fréquentes, puisqu’un laps de temps trop étendu est assimilé à une rupture de la relation. La deuxième attente est celle du suivi du quotidien de son enfant au niveau des activités professionnelles et de formations. En troisième lieu, il leur est demandé de tenir leur rôle de père sur les propos échangés, en ne considérant pas ses descendants comme des parents ou des amis. Ensuite, il serait bienvenu de manifester leur attention à propos des grands événements à forte portée symbolique : anniversaires, permis de conduire, baccalauréat… Et en dernier lieu, un des ressorts de la relation consisterait en l’alimentation du lien en ayant des pratiques communes avec leurs descendants, afin de « partager des choses ensemble » (seule action que le téléphone n’est pas en mesure d’exercer).

Nous pouvons ainsi penser que l’on a là identifié les leviers d’activation et de suivi du lien de filiation au regard des attentes filiales, tels qu’on pourrait les faire figurer dans un manuel à l’intention des pères séparés pour maintenir une relation avec leurs enfants. Pourtant, lorsque l’on analyse la description des liens entre ces jeunes adultes et leur mère, ces dimensions paraissent pour certaines beaucoup moins évidentes.