Les attendus d’une relation ascendant-descendant du point de vue des jeunes adultes : la confiance face à la certitude de la relation

Lorsque les enquêtés abordent la question des relations avec leur mère, la teneur du discours change radicalement, en particulier pour ceux dont la relation au père est problématique.

L’exemple de Caroline est édifiant dans la mesure où elle développe largement la nature des liens qu’elle entretient avec son père, tandis que les propos sur la relation qu’elle entretient avec sa mère sont peu nombreux et assez succincts.

Caroline« Ma mère, je lui raconte un peu tout…Je suis assez bavarde, ma maman aussi est assez bavarde… »’ ‘« …Mais autrement, c’est vrai que, même si je les vois pas énormément énormément, si on s’appelle… des fois, on s’appelle pas… je sais pas, pendant 15 jours on va pas s’appeler, puis y’a des fois où j’ai envie de l’appeler, où je vais l’appeler. Et puis dès qu’il m’arrive un truc je l’appelle, par exemple. Je sais pas, s’il m’arrive un truc, je sais pas… Par exemple, je suis toute seule à la maison et que j’ai pas le moral, c’est ma mère que je vais appeler, si… si… Et puis s’il m’arrive un truc bien, j’ai envie… ben voilà j’appelle ma mère pour lui dire… si si. Voilà. »’

Alors qu’elle analyse précisément les faits et gestes de son père, la nature des échanges qu’ils ont, elle reste très évasive sur la façon dont cela se passe avec sa mère. Il est assez surprenant de voir comment le discours peut se modifier d’un parent à l’autre. La différence principale est qu’ici, elle n’a pas d’incertitude sur ce qui la lie à sa mère, avec laquelle la relation n’a jamais été rompue, même si elle a pu être conflictuelle à certains moments.

À partir du constat de cette dissymétrie des avis et de la façon de parler des pères par rapport aux mères, nous pouvons envisager les cinq dimensions identifiées comme susceptibles d’aider à l’alimentation de la relation de filiation entre jeune adulte et père et les tester à la lumière des descriptions que les descendants font des liens entretenus avec leur mère.

Ainsi, savoir qui est à l’initiative de l’appel n’apparaît pas comme une dimension qui présente un enjeu : « on s’appelle » revient de façon récurrente, comme si cela n’avait aucune importance. La fréquence n’est pas non plus objet d’enjeu : c’est tous les 15 jours, environ, mais en fait, surtout à chaque fois que l’envie se fait sentir. Il n’y a pas de fréquence instaurée puisque c’est à la demande. La question ne se pose pas de savoir si sa mère a envie de l’avoir au téléphone, comme c’était le cas pour le père. L’envie est évidente et de ce fait, la question de savoir s’il faut appeler ou non, à quelle fréquence, ne se pose pas. En fait, la communication téléphonique est réellement un substitut d’une conversation en face à face. Elles ne vivent plus dans le même logement, mais la fille continue d’appeler la mère de la même façon qu’elles profiteraient du moment de la préparation d’un repas pour « bavarder », raconter les bonnes et les mauvaises choses de la journée.

C’est donc une conversation qui s’ancre sur le quotidien et par extension, sur un suivi de la part de la mère de ce qui se passe dans la vie de sa fille. La différence est flagrante entre le père qui, selon l’enquêtée, ne sait pas ce qu’elle fait au niveau professionnel, et la mère qui elle saurait exactement de quoi il est question, ou comment sa fille le vit. Ainsi, ce n’est pas seulement la fréquence qui permet d’expliquer ce suivi, mais également l’écoute maternelle, l’intérêt qu’elle porte au quotidien de sa descendance. Encourager sa fille à appeler juste pour « discuter » « d’un truc » est une façon de prendre soin d’elle. Appeler quand le « moral » n’est pas bon, c’est une façon de se faire consoler dans le giron maternel et l’on voit bien dans ce cas de figure que pour l’enquêtée il s’agit, d’une certaine manière, de se faire prendre en charge. Elle tempère ce rôle parental d’aide qu’elle sollicite auprès de sa mère en lui parlant également des « trucs bien », c’est-à-dire en n’étant pas seulement en demande de réconfort, mais dans une relation de partage d’égal à égal. Ainsi, si la relation reste dissymétrique, c’est-à-dire de prise en charge de la fille par la mère, elle est également le lieu de circulations d’informations sur un même plan, dans une relation d’affinité et pas seulement utilitaire. Notons également à ce propos qu’il n’y a pas d’inversion des rôles entre mère et jeune adulte. Seule une enquêtée, Anne, fille unique, dit de sa mère qu’elle est plutôt comme une amie, tout en décrivant l’écoute si attentive de celle-ci. Pour autant, en aucun cas la jeune femme n’endosse le rôle de mère vis-à-vis de son ascendante, alors que l’on a vu que cela pouvait se produire avec le père.

Ce qui est marquant, c’est l’absence de précisions dans l’explication du régime de communication téléphonique (« on s’appelle », des « trucs », « bavardes », « je sais pas ») alors que l’historique des communications avec le père était précis, fondé sur des éléments répertoriés. Il est probable que si la mère oubliait un jour d’appeler pour souhaiter son anniversaire à sa fille, cela ne poserait aucun problème. Il semble que dans ce cadre, l’attention portée aux grands événements ne soit pas plus déterminante mais constitue au contraire le minimum du suivi de la vie du jeune. Plus importants au niveau symbolique, ils ne sont pourtant pas signalés comme structurants dans la relation entretenue avec la mère. Le quotidien apparaît ainsi plus déterminant, ces événements-là en faisant partie. Les grands événements de la vie apparaissent comme particulièrement importants à partir du moment où le suivi du quotidien n’existe pas. Lorsque le suivi de la relation existe, ils perdent de leur intensité symbolique parce que la relation n’en dépend pas.

La proposition selon laquelle « faire des choses ensemble », « avoir des pratiques communes », serait un moyen de renforcer la relation intergénérationnelle ne paraît pas fondée non plus si nous nous référons aux activités menées avec la mère. En effet, l’entretien montre que mère et fille ne « font » rien ensemble, si ce n’est « bavarder ». La pratique d’une activité conjointe ne semble donc pas particulièrement être un indicateur de « bonne relation » puisque celle-ci est identifiée comme très satisfaisante alors que mères et filles ne pratiquent pas d’activités spécifiques ensemble. Nous pouvons néanmoins nuancer le peu d’importance de cette dimension en considérant qu’entre une mère et sa fille, toutes deux du sexe féminin, la conversation peut constituer une activité à part entière si on considère les travaux menés sur les modes de sociabilité féminine169.

En fait, une seule des dimensions identifiées comme centrales dans l’activation de la relation entre les générations reste véritablement pertinente : la sérénité de la relation dépend de l’attention que le parent porte au quotidien de son enfant, du suivi de sa situation sociale et personnelle. Elle se traduit par des propos de la part des jeunes adultes tels que « ‘ On est très proches (…) on parle de tout, de tout, de tout  ’» (Prune), «  ‘ C’est tout et rien qui nous rapproche ’ » (Nadège), « ‘ C’est une relation privilégiée » (Anne), « ‘ Quand il y a des choses importantes, c’est à elle que j’en parle ’ » (Victor), « ‘ Je me suis toujours confiée à elle » (Maud), « ‘ Elle est très présente » (Stéphanie). Ils montrent la permanence du lien et la proximité affective. La relation apparaît comme construite de longue date et inaltérable, les enquêtés utilisant principalement le présent pour décrire le lien, mais un présent qui traduit la permanence de la situation.

Pour réellement prendre la mesure des modes d’activation des relations intergénérationnelles, il est ainsi nécessaire de prendre en considération l’historicité de la relation. Un lien qui a été altéré par une rupture, pour lequel la confiance vient à manquer, demande la mise en place d’un certain nombre de stratégies pour retisser ses fondements et rétablir une certaine évidence. Lorsqu’au contraire, il n’y a aucun doute sur le lien entre parent et enfant, le suivi de celui-ci se résume à une sorte de gestion des événements quotidiens, sans que la recherche de preuve de l’attachement augmente le niveau d’exigence dans la quantité ou la qualité des échanges.

Notes
169.

Notamment développé dans le numéro 103 de la revue Réseau dans le dossier sur « Le sexe au téléphone », 2000.