Conclusion

La séparation des parents constitue-t-elle un événement fondateur, une expérience socialisatrice qui serait à même d’infléchir le parcours des enfants qui en font l’involontaire expérience ? Trente ans après les premières vagues de divorce « de masse », que sont devenus les enfants que l’on supposait prédisposés à tous les maux psychologiques et sociaux du fait des choix matrimoniaux de leurs parents ? Ce lien de causalité entre divorce et incidences négatives sur la vie de ses propres enfants est pensable dans un cadre moral où la famille doit rester unie. Les raisons et intérêts moraux, voire religieux, sont multiples [Donzelot, 1977] et nous ne reviendrons pas là-dessus à ce moment du travail de thèse. Néanmoins, nous pouvons nous interroger sur le présupposé suivant lequel il existerait un lien de causalité entre divorce et difficultés pour la descendance de ce couple. Il signifierait, de façon implicite, qu’un parent qui divorce est un mauvais parent. Il hypothèque l’avenir de son enfant sur l’autel de son propre intérêt, ce qui, dans la hiérarchie des valeurs et des normes familiales, constitue probablement le pire exercice de son rôle de parent.

Nous avons aujourd’hui un certain recul sur les premières générations d’enfants à avoir été touchées par ce soi-disant fléau né de l’individualisme des parents. Qu’en est-il dans les faits, dans la construction des trajectoires des jeunes adultes qui sont issus de ces configurations familiales ?

La problématique, telle qu’elle a été exposée, s’appuie sur l’hypothèse centrale selon laquelle l’expérience de la séparation de ses parents, approchée à la fois comme un processus et comme un contexte spécifique, est un élément socialisateur d’une telle importance qu’il peut tendanciellement amener les jeunes adultes qui y ont été confrontés à adopter des comportements particuliers. Trois éléments se distinguent comme des conséquences directes et presque mécaniques de la séparation et ils permettent de caractériser la spécificité de cette expérience. Le premier renvoie au contexte résidentiel, avec l’expérimentation de la bi-localisation des domiciles parentaux et d’une plus grande mobilité résidentielle des parents ; le deuxième rend compte du contexte économique consécutif à la séparation, lequel s’avère plus souvent difficile pour les mères suite à la désunion ; le troisième renvoie au contexte éducatif où le rôle et la fonction de chacun est mis en question par l’expérience de foyers parentaux séparés aux règles de vie et habitudes éducatives forcément pour partie distinctes. Le questionnement à propos de la spécificité de cette population s’organise autour de l’influence de ces contextes particuliers sur les dimensions des trajectoires des jeunes adultes. La notion de construction de l’autonomie est centrale à ces âges (18-30 ans) et constitue une période pendant laquelle le rapport entretenu avec la sphère parentale est en pleine renégociation. Elle trouve son expression dans les différentes dimensions des trajectoires des jeunes adultes, celles-là mêmes qui ont été directement intéressées par la séparation des parents. A ce titre, la construction de l’autonomie des jeunes adultes issus de parents séparés constitue un élément central pour approcher leur spécificité.

Les différentes dimensions négociées à l’occasion de la construction de l’autonomie convergent vers un point : les jeunes adultes issus de parents séparés présentent des signes d’une émancipation précoce par rapport à ceux dont les parents sont restés unis. Tendanciellement, ils décohabitent localement plus tôt, ont plus souvent des revenus personnels lorsqu’ils sont étudiants (bourses et/ou petits boulots) et présentent également des signes d’une plus grande autonomie à l’analyse des échanges téléphoniques. Ainsi, si l’on constate que la fréquence des communications téléphoniques avec les mères – indicateur de l’étroitesse des liens et des besoins de chacun – ne varie pas suivant leur expérience matrimoniale, le contenu des conversations n’est en revanche pas tout à fait le même. Il repose moins souvent sur de l’informatif et davantage sur du relationnel. Cela rend compte d’une certaine autonomie du point de vue de l’organisation de la vie quotidienne tout en suggérant une certaine proximité affective. L’on observe également un inversement des rôles, lorsque la mère, par exemple, se trouve dans un certain isolement du fait d’une vie en « solo » : ce sont les jeunes adultes issus de parents séparés qui leur témoignent alors plus souvent leur soutien. Ils marquent là un degré supplémentaire dans le processus d’autonomisation.

Comment expliquer ce rapport spécifique à l’autonomie, que l’on perçoit à travers différents éléments des trajectoires des jeunes adultes interrogés ? Les expériences socialisatrices qui découlent de la séparation des parents (bi-localisation, mobilité résidentielle importante, disparition de la « chambre de jeune homme/fille », difficultés économiques des parents…) sont autant d’éléments qui renvoient à un rapport au monde différent. Ce rapport au monde peut s’approcher par l’observation d’une réorganisation globale des rôles et fonctions donnés suivant sa position dans la généalogie. La rupture du lien conjugal remettrait en question le lien de filiation et de ce fait l’organisation des obligations respectives. La potentialité d’une concurrence des calendriers de vie accentuerait cette tendance, avec des expériences concomitantes entre ascendant et descendant de la recherche d’un conjoint, d’un emploi ou bien d’un logement.

Sur les dimensions symboliques de la séparation des parents, d’autres éléments émergent de nos analyses. Les jeunes adultes qui sont issus de cette configuration familiale constituent une population marginale, d’un point de vue statistique tout au moins. Cette caractéristique, en les excluant de la norme familiale, favorise leur capacité de décentrage et ainsi, l’objectivation de cette norme. L’examen de cette population à la marge présente la propriété heuristique de mettre au jour la norme qui sous-tend les représentations sociales des valeurs familiales. Les jeunes adultes ayant expérimenté la rupture du lien conjugal sont à même d’objectiver la teneur du lien de filiation. Ils procèdent au découpage entre ce qui relève du rôle occupé par leur père de celui occupé par leur mère. Là où le questionnaire servant à recueillir les données a pu apparaître artificiel pour ceux dont les parents sont restés unis dans sa proposition de découper les liens entretenus et les ressources octroyées par chaque parent, il était l’évidence pour les autres. Or, c’est bien à travers ce découpage que l’on peut renouveler l’approche du genre dans la fonction parentale.

L’analyse menée s’attache à distinguer de façon systématique les échanges matériels et relationnels entre les jeunes adultes et leur mère d’une part, en les comparant à ceux en cours entre les jeunes adultes et leur père d’autre part. Ce qui émerge globalement des observations recueillies, c’est la permanence de la présence des mères par rapport aux pères. Les liens des jeunes adultes sont très rarement rompus avec leurs mères. La fréquence des conversations téléphoniques est élevée, témoignant d’un échange continu. Dans ce contexte, il est plus difficile pour les personnes interrogées d’être précises sur le contenu des échanges entretenus avec leur mère, car ils apparaissent relativement dénués d’enjeu de reconnaissance. Plus précisément, la permanence du lien, et le fait qu’il ne soit pas remis en question, limite son objectivation. A contrario, les liens avec les pères sont très variables. Lorsqu’il y a eu permanence dans les échanges relationnels, on retrouve en majorité des pratiques proches des comportements maternels, avec toutes les caractéristiques propres au genre masculin sur la question de l’usage du téléphone ou des rapports au domestique. Toutefois, le principe de délégation à la mère de la gestion des relations avec les enfants semble mis en œuvre pour une part non négligeable de foyers unis. Plus volontiers identifié dans les milieux populaires et traditionnels, il trouve son pendant, lorsqu’il y a eu séparation, par une rupture des liens entre le père et ses descendants.

Cette question de la rupture des contacts entre certains jeunes adultes et leur père renvoie à deux dimensions. La première relève des aspects matériels qui en découlent et la deuxième aux enjeux de reconnaissance qu’elle soulève.

32 % des jeunes adultes interrogés n’ont plus de contact téléphonique avec leur père. Comme cette situation n’est que très rarement compensée par des visites, il s’avère que l’on peut établir que près d’un tiers des enfants perdent le contact avec leur père après une séparation. Cette perte du lien relationnel est fortement corrélée avec le versement d’une aide financière, essentiellement pour les jeunes adultes encore étudiants170 . La « disparition » du père des ressources parentales mobilisables constitue une difficulté objective et matérielle pour les jeunes adultes qui y sont confrontés.

Mais paradoxalement, tout au moins lorsque la mère pallie tant bien que mal ces difficultés financières, ce n’est pas tant ces dimensions qui sont mises en avant par les jeunes adultes interrogés en entretien. De leur point de vue d’enfant, ils n’ont manqué de rien si l’on reprend les différents besoins que sont la prise en charge quotidienne de l’enfant, le soin et l’éducation de celui-ci. En revanche, ils expriment une forme de « misère de position » relative à l’absence de père. Ce ne sont pas tant les conditions d’existence qui posent problème que l’écart à la norme familiale, qui est vécu comme une forme de disqualification dans la hiérarchie sociale. Le père, par son absence, les prive d’un meilleur positionnement. L’absence du père est d’autant plus incomprise par ces jeunes adultes que notre société, comme nous l’avons démontré, véhicule des valeurs où la fonction parentale passe théoriquement pour les parents avant leur propre sauvegarde.

La présence ou l’absence du père constitue donc un paramètre très important pour appréhender cette question de la socialisation différenciée des enfants issus de parents séparés. Les raisons de ces ruptures restent pourtant un point relativement obscur où nos analyses en sont à l’état de suppositions. Est-ce le mécanisme juridique et social du divorce qui tend à disqualifier la fonction paternelle, et par là-même décourage certains pères de conserver leur rôle ? Ou cette situation est-elle justement due à des difficultés antérieures à la séparation à occuper cette fonction de père ? Il s’agirait alors plutôt d’un déficit de compétences, en lien avec un apprentissage déficient de la posture. Ou encore s’agit-il pour les pères d’éviter la souffrance que constitue la séparation d’avec ses enfants après chaque rencontre ? On ne peut exclure de ces réflexions l’attitude des mères et leur volonté d’aider ou non les pères à maintenir une relation. Nous avons privilégié dans ce travail le point de vue des descendants. Mais il gagnerait à être mis en perspective par des investigations spécifiques auprès des pères ayant perdu le contact avec leurs descendants pour comprendre les éléments qui entrent en ligne de compte de leur point de vue. Cela permettrait de compléter le travail entrepris sur la définition subjective de la fonction parentale.

A travers la façon dont ils décrivent leurs relations avec leurs pères, les jeunes adultes interrogés définissent la fonction paternelle en abordant la permanence dont celle-ci doit faire preuve. La rupture temporaire des relations et échanges avec les pères, juste après la séparation du couple conjugal par exemple, apparaît comme une véritable remise en question du lien de filiation dans son ensemble. De leur point de vue d’enfant, cette coupure n’est pas concevable. C’est un manquement grave à la fonction de parent. Les éléments pour reconstruire le lien sont alors énumérés, où l’usage du téléphone apparaît en bonne place. Mais ce qui est fondamentalement irrecevable dans l’expérimentation de cette situation de rupture, c’est la remise en question par le parent de ce qui allait de soi. La confiance dans le lien de filiation, dans la mobilisation des ressources que cela présuppose, dans la protection que cela promet, est un élément absolument central dans la définition même de la notion. Le lien de filiation repose sur la confiance, car sinon il perd ses vertus protectrices. Les mères, qui sont décrites comme présentes dans le quotidien des jeunes adultes et depuis toujours, sont l’emblème même de cette idée de sécurité, de sureté du lien. La rupture, même temporaire, des fonctions parentales met ainsi à mal le principe fondateur du lien de filiation dans les représentations des jeunes adultes et sa reconstruction est longue et délicate.

La troisième dimension sur laquelle nos analyses permettent d’avancer des réponses est celle des inégalités sociales face au divorce et à la séparation en général. Là où ces questions sont principalement abordées sur le registre des difficultés psychologiques consécutives à une séparation, il faut remettre au centre de la réflexion la responsabilité de la société sur les conséquences des choix faits sur un plan individuel. Un constat est conforté au fil de l’analyse à travers les différentes dimensions des trajectoires qui sont abordées. On observe beaucoup moins d’incidences négatives sur les parcours des jeunes adultes issus des milieux les plus favorisés que sur ceux pour lesquels l’origine sociale est modeste. Si l’on divorce dans tous les milieux, les jeunes issus des milieux les plus populaires ont par exemple plus de risques de ne pas bénéficier d’une pension alimentaire de la part de leur père. On assiste ainsi à un cumul des difficultés financières en ce qui les concerne, alors qu’à l’autre extrémité, le phénomène peut être inverse, avec l’addition des ressources octroyées par le père, par la mère et par la société171. Il y a donc deux poids deux mesures sur les conséquences sociales du divorce. Et l’on peut supposer que de fait, lorsque l’on est issu de milieux défavorisés, il est tendanciellement plus difficile de mener des études, de décohabiter ou plus largement de construire sa vie lorsque ses parents se sont séparés. Alors la séparation devient effectivement un facteur aggravant. Quitte à être un peu provocante, nous pourrions à l’inverse suggérer que dans les milieux les plus favorisés, la séparation peut être un atout social : multiplication des personnes ressources par les beaux-parents (qui représentent autant d’opportunités d’accéder à des univers professionnels différents, par exemple), augmentation des revenus, accession favorisée à l’autonomie… La diversification des expériences apparaît à cette occasion comme une véritable plus-value sociale, permettant une plus grande adaptabilité. Vu sous cet angle, il serait presque de bon ton de divorcer pour être vraiment de bons parents et offrir ce panel d’opportunité à ses enfants !

Au-delà des résultats proposés, c’est la manière dont la question est posée que nous cherchons à interroger. Si, suivant les caractéristiques sociales de la personne, le divorce est tendanciellement une bonne ou une mauvaise chose pour les enfants, cela signifie que la question elle-même n’a pas lieu d’être. Interroger les conséquences de la séparation des parents sur le devenir des enfants en se demandant si oui ou non, il s’agit d’une expérience défavorable, apparaît comme dépourvu d’intérêt. En revanche, questionner les conditions sociales dans lesquelles se construisent les jeunes adultes issus de parents séparés suivant leur milieu d’origine est apparu pertinent et révèle les inégalités sociales des jeunes adultes face à la séparation de leurs parents.

L’analyse statistique de cette question, en permettant de dépasser l’approche émotionnelle et morale que ne manque pas de susciter cet objet, montre qu’il n’y a pas un, mais des « enfants du divorce », dont les destins varient en fonction leurs conditions d’existence. A ce titre, l’utilisation même de cette variable comme un élément explicatif en soi, sous-entendant une causalité avec les pratiques observées – comme l’échec scolaire ou la délinquance – apparaît comme inadaptée. La séparation des parents serait un indicateur « défavorable » lorsque les conditions sociales d’existence de l’individu seraient difficiles. Elle fonctionnerait dans ce contexte comme un facteur aggravant. Mais son usage systématique nous apparaît abusif et relèverait d'une position morale plus que sociologique.

Notes
170.

Rappelons que nous n’avons pas d’information dans le questionnaire pour identifier s’il y avait versement d’une pension alimentaire avant les 18 ans des enquêtés.

171.

Les ressources octroyées par la société sont par exemple l’allocation d’une bourse à l’occasion des études, situation où les étudiants issus de parents séparés sont surreprésentés. Or, afin de disposer d’une bourse, il faut suivre des études supérieures, ce qui est tendanciellement plus souvent le cas dans les milieux les plus favorisés.