Je ne puis me désolidariser du sort réservé à mon frère. Chacun de mes actes engage l’homme. Chacune de mes réticences, chacune de mes lâchetés manifeste l’homme.
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs.
Ce travail voudrait en premier lieu donner suite à deux constatations : la première trouve ses origines dans l’étude des littératures maghrébines d’expression française, et la seconde dans l’étude du champ des littératures réunionnaises contemporaines.
Publiant en 1995 un ensemble d’études littéraires maghrébines sous le titre Littératures des immigrations, Charles Bonn donnait à cet ouvrage le sous-titre suivant : Un espace littéraire émergent 2. C’est que, à la suite des importantes migrations entre le Maghreb et la France, sur le continent européen une nouvelle littérature voyait le jour : celle des « migrants », écrivant désormais en français. Déjà, migration et exil se confondent, et de ces premiers déplacements naissent de nouveaux imaginaires, de nouvelles manières de dire et d’écrire : « un espace littéraire émergent ». Premier constat donc : de l’exil est née une nouvelle littérature… nouvelle littérature à laquelle participe pleinement Nabile Farès.
De l’autre côté de l’équateur, quelques années auparavant (en 1988), un groupe de chercheurs réunionnais mettait en exergue de la plaquette intitulée Figures de la littérature réunionnaise contemporaine les propos suivants de Robert Gauvin :
‘[…] à travers cette plaquette nous constatons avec émotion que naît, prend corps, prend forme une littérature réunionnaise authentique, d’expression française et créole, et nous nous réjouissons que [cette] voix – une voix originale – se joigne au concert universel.3 ’Ainsi, dans une même période, prennent corps deux expressions littéraires francophones distinctes, dont l’ancien statut colonial est déjà une mesure commune… certes, l’expérience des écrivains réunionnais ne peut être assimilée à celle des écrivains maghrébins (et inversement), chacun des espaces ayant ses particularités propres. Néanmoins, dans cette plaquette sont présentés deux auteurs qui ont quitté l’île depuis plusieurs années déjà, mais dont les écritures témoignent de leur appartenance à l’île : il s’agit de Monique Agénor et de Jean Lods. L’expérience du déracinement semble dès lors pouvoir constituer un pont entre les écrivains exilés de ces deux espaces respectifs.
Entre ces deux « nouveaux champs littéraires », entre ces deux « littératures émergentes », se pose l’écriture de Jean-Marie G. Le Clézio. Plus « universel », cet auteur, par ses nombreux voyages, inscrit son œuvre dans un espace référentiel bien plus large : Europe, Afrique, Amériques… et Mascareignes, du fait de l’écriture, à partir de 1985, de textes s’inscrivant dans le paysage mauricien. Naissance donc, quasi simultanée, de trois formes d’écriture semblant toutes prendre racine dans des migrations, des exils… Devons-nous n’y lire que des coïncidences ? Est-ce là le fruit du hasard, ou les déplacements d’hommes (migrations, mobilités, etc. ayant des causes politiques, démographiques, mais encore professionnelles et/ou personnelles, etc.), de plus en plus fréquents, répétés, n’ont-ils pas pu donner corps et forme à ces nouvelles écritures ? Ces déplacements n’ont-ils pas pu donner corps et forme à des imaginaires et des écritures propres aux exils ? A des écritures de l’exil ?… Peut-être est-ce là l’une des raisons pour lesquelles les voix originales de la littérature réunionnaise se joignent au concert universel ?
Cette étude, par la lecture croisée d’auteurs francophones d’origines maghrébines et india-océanes Charles Bonn 2008-12-10T12:29:13.32 Est-ce la bonne expression ? , aura donc pour objectif de proposer des rencontres : rencontres qui devront se faire entre plusieurs cercles concentriques d’un même hémisphère : les écritures de Monique Agénor et de Jean Lods feront se rencontrer les îles des Mascareignes et le continent européen ; l’écriture de Nabile Farès fera se rencontrer le nord du continent africain et le continent européen ; et l’écriture de Jean-Marie G. Le Clézio, qui s’ancre tout autant dans chacun de ces trois cercles (le continent européen, le continent africain et les îles de l’océan Indien), permettra de penser en une œuvre unique ces trois espaces du globe.
Notons également que ces rencontres s’ouvriront encore, plus largement, à d’autres cercles, puisque sont à l’œuvre, dans chacun de ces espaces, plusieurs Mondes. Groupement d’îles india-océanes, les Mascareignes sont au carrefour d’espaces historiques sans cesse relancés par des processus de créolisations à partir de mémoires et de traces antérieures :
‘Ce n’est pas [l’océan Indien] un espace homogène. Radicalement marqué par le divers, l’hétérogénéité, il préfigure le monde mondialisé en formation […]. Morcelé, fragmenté, mais aussi traversé par des itinéraires communs, l’océan est marqué par les temporalités qui s’y sont déployées – la mondialisation nusantarienne4, l’économie monde musulmane, la thalassocratie européenne, ou les globalisations des Empires préeuropéens, de la traite et de l’esclavage, et des Empires européens.5 ’Une multitude de cultures-mondes s’inscrivant dans des temporalités historiques différentes sont donc en présence dans ce lieu où « l’Histoire jette Malgaches, Africains, Comoriens, Indiens, Chinois, Indochinois, Malais, Européens et Français, athées, catholiques et musulmans [sans que cela soit] une simple affaire de juxtaposition »6. Du fait du choix de nos auteurs, à cette multitude d’où nous tenterons de dégager quelques singularités, s’ajoutera encore celle de l’espace maghrébin dont le peuplement est antérieur (soulignons par exemple que la différence profonde entre l’espace algérien et l’espace réunionnais, réside dans le fait que le premier existait avant l’arrivée des colons français, alors que le second est né de cette arrivée…) :
‘Ce nord de l’Afrique qui s’étend profondément de la Méditerranée (et de l’Atlantique) à l’ « océan Sahara », a été successivement polythéiste, judéo-chrétien et musulman. Des Phéniciens aux Européens en passant par les Grecs, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Ottomans et quelques autres, chacun des conquérants a laissé une trace mais c’est la pénétration de l’Islam, à partir du VIIe siècle, qui a marqué le plus durablement : « L’Algérie repose sur un trépied : l’ethnie berbère, la langue arabe, la religion musulmane ». Cette phrase d’Ibn Badis, rarement citée, pourrait s’appliquer à l’ensemble du Maghreb ; elle met l’accent sur trois composantes essentielles et laisse entrevoir allusivement ce qui fait son unité dans la diversité, sa continuité malgré les ruptures.7 ’Transparaissent déjà, au travers de ces deux extraits, les problématiques de la diversité, de la mondialité et de la créolisation dans des univers référentiels dont le dénominateur commun – et non le point central – est devenu par la suite, au fil de l’Histoire8, une langue européenne, et plus précisément le français, avec tout ce que cela suppose de bagages imaginaires et culturels… le français n’est alors plus visité à partir de son centre historique, mais semble être (re)visité par les croisements de plusieurs Mondes qui (s’)échangent. Et, à la multiplicité des paysages géographiques vient alors s’ajouter celle des langues, des cultures et des imaginaires. Par le biais des croisements souhaités dans ce travail, des rencontres et des échanges s’opéreront entre des littératures souvent pensées comme trop distantes les unes des autres. Relever les échos qui circulent entre les textes de ces deux espaces aux histoires et aux temporalités distinctes permettra peut-être de réduire les écarts entre ces rives souvent pensées comme a priori irrapprochables. Comment, simultanément, chacun de ces espaces particuliers contribue-t-il à façonner la diversité d’un lieu de rencontre qui, du fait de ses frontières ouvertes, semble provoquer de nombreux exils, réels et imaginaires, réels ou imaginaires : la francophonie ?
Toutes les littératures francophones ne traitant pas de l’exil, le choix a donc été fait de proposer pour chacun des deux principaux espaces d’origines en présence (Maghreb et Mascareignes, plus précisément : Algérie, Réunion et Maurice) une production d’auteurs ayant vécu l’expérience de l’exil, principalement vers l’Europe. Il ne s’agira bien évidemment pas de partir de préjugés sociologiques ou idéologiques – donc extérieurs aux textes – concernant cette thématique et de les plaquer sur les œuvres choisies, mais de lire, à partir des textes, la manière dont cette thématique vit en eux : comment est-elle perçue ? Comment est-elle exprimée ? Comment vit-elle dans l’œuvre ?
Ce ne seront donc pas les témoignages du vécu quotidien de l’auteur dans l’exil que nous tenterons de lire, mais la manière dont l’exil, en tant que moteur créatif, s’immisce dans son écriture pour en travailler sa forme. Mais encore, par le biais de ces exemples, nous ne voudrions pas non plus tendre à une généralisation globalisante – une universalisation – du thème de l’exil, mais proposer de faire entendre, parmi d’autres qui seront invoquées, les voix contemporaines, originales et particulières, qui se sont ici imposées… En revanche, du fait de l’inscription de ces auteurs dans une multitude de paysages imaginaires et langagiers distincts, bien que notre étude ne porte pas sur le parcours personnel des auteurs, une connaissance biographique n’est pas négligeable : quel est le lieu d’origine qui a vu naître l’auteur et qu’il souhaite, peut-être, par le travail de l’écriture, retrouver ? Ce lieu de naissance doit-il être perçu comme un point d’ancrage dans l’écriture de l’auteur l’ayant quitté ? Quel est son parcours dans l’exil ? Et quels sont les rencontres et les échanges qui témoignent de son errance ? Quels sont les lieux d’exil, et quelles influences ces nouveaux espaces culturels et langagiers à habiter ont-ils sur son écriture ?
Le choix des textes qui composeront notre corpus se fera par conséquent dans cette perspective : pour chacun des auteurs il sera proposé une sélection de textes avant tout marqués par l’inscription de celui-ci dans un imaginaire propre non seulement à l’origine absente mais encore à son désir de la retrouver – de la reformuler. Ainsi, sans doute sera-t-il utile de préciser comment ces textes choisis s’inscrivent dans la vie de leur auteur. Enfin, ce choix de textes n’a pas été fait en fonction d’a priori sur l’exil que nous essayerons ici d’imposer, mais il a été motivé par un travail d’observation préalable des textes dans nos précédents travaux de recherche9.
Charles Bonn (dir.), Littératures des immigrations. 1) Un espace littéraire émergent, Paris, L’Harmattan, 1995.
Alain Armand, Jean-Claude Carpanin Marimoutou, et Monique Severin, Figures de la littérature réunionnaise contemporaine, France (Saint-Denis de La Réunion), Comité de la Culture, de l’Education et de l’Environnement (C.C.E.E.), Région Réunion, 1988.
Notes des auteurs : « Nusitarien : relatif à une civilisation du monde india-océanique ».
Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, Amarres. Créolisations india-océanes, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 26-27.
Ibid., p. 13.
Paul Balta, Préface de Maria-Angels Roque (dir.), Les Cultures du Maghreb, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 5.
Pour plus de précisions historiques concernant l’Histoire de chacun de ces espaces nous pourrions encore conseiller, pour les îles india-océanes, la lecture de Daniel Vaxelaire, Le grand livre de l’histoire de la Réunion (Tome I : Des origines à 1848 et Tome II : De 1848 à 2000), France (Réunion), Orphie, 1999 (l’ouvrage est spécifique à l’île de La Réunion, mais il permet néanmoins de relever les principaux mouvements opérés dans les Mascareignes) ; et pour le Maghreb, la lecture de Abdallah Laouri, L’histoire du Maghreb. Un essai de synthèse (Paris, Maspero, 1982) ; il convient toutefois de noter que dans cet essai « crépitant d’intelligence [Abdallah Laouri] succombe, comme tous les historiens, à la manie de faire jouer l’Orient musulman contre l’Occident chrétien au jeu de bascule : quand l’un s’élève, l’autre s’abaisse, et vice versa » (p. 11), ce qui a pour effet de minimiser ou de valoriser certaines présences et leurs impacts, souligne Daniel Rivet dans un autre ouvrage que nous recommandons : Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation (Paris, Hachette Littératures, 2002).
Stéphane Hoarau, Ecriture de l’exil et exil de l’écriture. Etude comparative de Mémoire de l’Absent (N. Farès) et de Comme un vol de papang’ (M. Agénor). ; et : L’Espace du « je » dans le jeu de la langue. Pour une étude comparative des lieux et du langage de l’exil dans : Voyage à Rodrigues (J.-M. G. Le Clézio), L’exil et le désarroi (N. Farès), Le Bleu des vitraux (J. Lods).,Mémoires de Maîtrise et de D.E.A. sous la direction de Charles Bonn, Université Louis Lumière - Lyon 2, 2001 et 2002.