Des exils francophones

Problématique et enjeux

Une lecture ouverte au dehors

Maghreb et Mascareignes sont deux ensembles géographiquement éloignés l’un de l’autre mais dont les littératures (en langue française) s’amarrent au même espace francophone. A priori, rien ne permet la comparaison entre ces deux espaces : l’un est attaché au continent africain, l’autre regroupe un ensemble d’îles qui s’ancrent dans l’océan Indien. Néanmoins, l’histoire a fait qu’une langue a permis un premier point de jonction entre ces deux espaces. Relever les échos, les circulations littéraires, qui se réalisent dans un ensemble d’écritures distinctes, suppose une méthode ouverte permettant aux textes de se rencontrer. Même si de prime abord rien, mis à part la langue, ne permet d’établir un pont entre les littératures d’expression française originaires du Maghreb et des Mascareignes, cela n’implique pas qu’aucun autre lien ne puisse exister. Certes, du fait d’emplacements géographiques distincts, les Histoires propres à chacune des ces régions n’ont pas été les mêmes… tout du moins, elles n’ont pas été vécues de la même manière. Mais, bien qu’ils n’aient jamais été étudiés côte à côte, ces espaces littéraires semblent pouvoir proposer des points de convergence : tous deux ont porté des auteurs qui ont choisi de s’exprimer dans une langue commune, tous deux ont porté des auteurs qui ont choisi d’écrire leurs imaginaires, leurs cultures, leurs identités, en français.

La critique, elle, a le plus souvent fait le choix de penser ces espaces en fonction de leur géographie respective : les littératures du Maghreb et des Mascareignes ont majoritairement été étudiées de manière disjointe. Mais, doit-on pour autant penser que, mise à part la langue, il n’existe aucun autre point de comparaison entre ces deux espaces ? N’est-il pas possible que, d’un point de vue historique, linguistique, ou thématique des ponts puissent être établis entre ces deux rives ? Les interrogations posées par les littératures d’expression française du Maghreb sont-elles similaires ou non à celles posées par les littératures d’expression française des Mascareignes ? Existe-t-il des points de convergence et/ou de divergence entre ces écritures ? Malgré le fait que la langue française soit venue habiter ces espaces selon des modalités et des processus particuliers, peut-il exister entre les écritures qui en sont issues des points de convergence ? Lesquels ?

Il s’agira de faire entrer en relation deux espaces distincts de la francophonie en s’inscrivant avant tout dans une perspective comparatiste. La francophonie, ensemble paradoxalement hétéroclite et fédérateur, semble pouvoir davantage s’ouvrir : la langue n’est sans doute pas le seul dénominateur commun, et lire les possibles similitudes entre des littératures pensées comme trop distantes l’une de l’autre (au moins géographiquement), permettrait de contribuer à rapprocher des identités littéraires peut-être pas si éloignées. Par ailleurs, sans pour autant concevoir l’espace français – donc la littérature française – comme un centre de gravitation, c’est encore tenter de comprendre si la langue communément usitée instaure une barrière ou si, à l’inverse, elle peut être fédératrice et constituer un pont favorisant les échanges.

Au Maghreb, comme dans les Mascareignes, des traites, des esclavages, des dominations ont eu lieu, et le colonialisme en est peut-être l’exemple le plus marquant. Les dates, les modalités, les statuts des colonisés, les luttes pour s’affranchir du colonialisme sont à chaque fois singuliers, et ce, au sein même des zones géographiques respectives. Toutefois, ces histoires particulières relèvent de mouvements semblables, antérieurs à la colonisation européenne (n’oublions pas que plusieurs cultures-mondes aux temporalités historiques succédées et mélangées sont en présence à ces carrefours) et achevés en Europe et dans les zones concernées dans la seconde moitié du XXe siècle. Par conséquent, s’il n’est bien évidemment pas possible d’assimiler et de globaliser ces histoires particulières mettant en scène, d’un côté des peuples sans passé précolonial nés de la colonisation (ceux de La Réunion et de Maurice par exemple), et de l’autre des peuples qui existaient déjà avant la conquête coloniale européenne (ceux du Maghreb), il semble possible de comparer leurs expériences présentes, contemporaines, modernes : quels sont les points de divergence ou de convergence aujourd’hui induits par ces présences et ces dominations ? Les déplacements qui ont été générés par les entreprises de domination culturelle, langagière et imaginaire ont-ils eu des conséquences sur les écritures ? Ces déplacements réels et imaginaires, ces exils, impliquent-ils une orientation historique, langagière et thématique précise des écritures ? La mise en mots de l’exil peut-elle être la même pour des auteurs exilés nés ou ayant vécu en Algérie, à La Réunion ou à Maurice ?

L’ensemble des questions posées ne semble pouvoir trouver de réponse que dans une perspective de rencontres et d’échanges où les textes issus de l’une ou l’autre aire du globe se confrontent les uns aux autres ; où les textes s’ouvrent au dehors de leur espace géographique propre en se confrontant à une expérience non pas contraire mais différente, à une expérience autre, mais néanmoins similaire. De cette manière, nous espérons donner suite aux travaux comparatistes qui nous ont conduit à cette étude, et ainsi participer à l’exploration des perspectives francophones contemporaines.