Ouvrir la lecture au dehors des textes répond encore à une autre exigence, à savoir celle d’être en adéquation avec la thématique abordée, l’exil qui est mouvement, et qui de ce fait invite à transgresser les frontières, à refuser le cloisonnement, l’enfermement. Dans le cadre des écritures francophones, il semble encore difficile de se dégager du joug du colonialisme : encore très présente, cette histoire tend à orienter, entre autres, les regards portés sur les littératures francophones, comme peuvent en témoigner les nombreuses et récentes publications posant simultanément les questions relatives aux littératures francophones et aux théories postcoloniales. Comme le signale Jean-Marc Moura :
‘La francophonie peut être considérée comme un espace virtuel situé à l’intersection de plusieurs espaces particuliers10 : la théorie postcoloniale dessine l’un de ces espaces, la particularité de celui-ci par rapport à ses homologues (linguistique, géographique et humain, politique-économique-stratégique, culturel, néo-colonial) est qu’il est littéraire et peut prétendre à une certaine homogénéité mise en évidence par cette théorisation.11 ’Emettons l’hypothèse que la théorie postcoloniale ne dessine effectivement que l’un des espaces (littéraires) particuliers de la francophonie. Ensemble vaste, hétérogène, ce dernier semble pouvoir trouver d’autres formes d’homogénéité par le biais de lectures autres que celles dites postcoloniales. Certes, le tournant historique colonial, par l’expansion forcée de langues, de cultures et d’imaginaires en territoires dominés (principalement lusophone, hispanophone, anglophone et francophone) a contribué à faire du colonialisme une expérience marquante, pesante (car toujours conflictuelle). Mais ne s’intéresser aujourd’hui encore qu’à cet aspect du dire francophone ne contribuerait-il pas à passer sous silence d’autres problématiques, contemporaines, nouvelles, issues des expériences coloniales et post-coloniales, et tendant à s’en émanciper, se tournant vers d’autres manières de percevoir et de dire le Monde ?
De plus, à l’image du mouvement qui semble caractériser l’espace francophone, l’héritage théorique concernant l’étude de cet espace paraît se mouvoir à son tour et permet aujourd’hui de penser autrement chacune des homogénéités possibles de la francophonie12. A titre d’exemple, se référant aux travaux de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin13 portant sur les modalités d’étude du postcolonialisme anglophone, Jean-Marc Moura poursuit son propos, et suggère de s’appuyer, en un mouvement unique, sur les quatre principaux modèles d’analyse relevés par ces derniers, à savoir :
‘- les modèles nationaux ou régionaux [qui] envisagent les œuvres comme l’expression d’une nation ou d’une région […] ;En somme, la réflexion postcoloniale est l’un des modes possible d’observation des francophonies, mais peut-être pas le seul. Qu’en est-il alors pour notre corpus ? Jean-Marie G. Le Clézio, Nabile Farès, Monique Agénor et Jean Lods sont-ils des auteurs à inscrire nécessairement et inévitablement dans la perspective d’une réflexion postcoloniale, ou leurs œuvres ne peuvent-elles pas avoir une vie autre : sinon libérées des thématiques et des enjeux coloniaux, au moins tournées vers des perspectives littéraires autres ? Dans cette optique, il paraît nécessaire de ne pas se restreindre à une méthode d’analyse basée uniquement sur les modèles « nationaux ou régionaux », au risque de passer outre, par exemple, des possibilités de rencontres et de croisements (thématiques, etc.), mais d’appliquer conjointement l’ensemble des méthodes, car « chacun des modèles peut être utile, au moins dans certains de ses éléments, pour l’abord des littératures francophones »16.
Il s’agit donc bien de tenir compte des expériences passées, d’utiliser les outils élaborés par les théories postcoloniales (outils présentant entre autres avantages, comme le souligne Jean-Marc Moura, de « prétendre à une certaine homogénéité »), et de considérer l’ensemble d’étude comme un corpus explicitement francophone, hérité non plus du colonialisme, mais du post-colonialisme, se situant ainsi à la suite du postcolonialisme, et non pas exclusivement dans une perspective postcoloniale. Il s’agira donc, par une lecture croisée, large et ouverte des œuvres du corpus, d’y relever les points de rencontres (les ponts), afin de rendre compte de l’une des formes d’homogénéité possible de la francophonie littéraire (celle liée à la thématique des mouvements et des exils contemporains), tout en relevant et sauvegardant les particularités propres à chacun des imaginaires interrogés (leurs brèches, leurs plis). En somme : à partir de ce corpus contemporain que pourrons-nous apprendre du « Monde francophone » ? De sa diversité ? De sa contemporanéité ? De sa modernité ?17
Ndla : « Selon la formule de G. Spielmann, “le Monde francophone”, <http://www.georgetown.edu/spielmann/courses/francophonie/theory.htm> (1997) ».
Jean-Marc Moura, Littératures francophones et théorie postcoloniale, Paris, PUF, 1999, p. 9.
L’espace francophone « situé à l’intersection de plusieurs espaces particuliers », ne pourrait-il pas lui-même faire se rencontrer en son sein d’autres « espaces particuliers » ? Ce sont ces possibles « espaces particuliers » internes que nous désignons par « des homogénéités possibles ».
Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin (éd.), The Post-Colonial Reader, Londres/New York, Routledge, 1995.
Référence proposée par l’auteur : H. K. Bhabha, « Representation and the Colonial Text : A Critical Exploration of some Forms of Mimeticism », in F. Gloversmith (éd.), The Theory of Reading, Brighton, Harvester, 1984.
Jean-Marc Moura, 1999, op. cit., p. 36-37.
Ibid., p. 37.
Nous distinguons bien le contemporain du moderne en tant que catégories historiques et esthétiques distinctes qui se font écho, et dont la première correspond non seulement à une datation, mais encore à « des caractères thématiques et/ou formels » propres à un temps donné (selon la réflexion de Anne-Rachel Hermetet, « Discours italiens sur la littérature française contemporaine dans l’entre-deux-guerres », in Michèle Touret et Francine Dugast-Portes, Le Temps des Lettres. Quelles périodisations pour l’histoire de la littérature française du XX e siècle ?, France (Rennes), PUR, 2001, p. 128).