Avant de nous plonger dans l’étude de notre corpus, il semble au préalable nécessaire de se tourner vers quelques expériences littéraires passées qui ont contribué à façonner le paysage littéraire francophone contemporain. Nabile Farès, Jean-Marie G. Le Clézio, Jean Lods et Monique Agénor participent tous à la vie d’un ensemble vaste et varié, la francophonie littéraire, qui n’est pas un espace donné de fait, mais qui est le fruit d’un long processus de rencontres et d’échanges, réalisés de manière plus ou moins violente, au fil d’une histoire toujours en cours de construction. Par conséquent, avant de nous interroger sur les œuvres de nos auteurs, il conviendra de ne pas ignorer les expériences passées dans la lignée desquelles ils pourraient s’inscrire. Ce premier mouvement, qui aura donc pour but de dessiner les lignes qui, en amont, ont conduit à l’émergence du dire de ces auteurs nous permettra en plus de nous situer par rapport aux perspectives et aux enjeux critiques qui nous occupent. Par ailleurs, le dessin d’une telle histoire ne pouvant se faire en quelques pages, nous nous concentrerons davantage sur la thématique induite par l’écriture de nos auteurs et qui sera par la suite analysée : la mise en œuvre de l’exil. A ce sujet, s’interrogeant sur les notions de « discours et parcours » dans un colloque présidé par Claude Lévi-Strauss et portant sur la notion d’ « identité », Michel Serres soumettait la réflexion suivante :
‘Le voyage d’Ulysse, comme celui d’Œdipe, est parcours. Et il est un discours. Dont je comprends désormais le préfixe. Non point le discours d’un parcours, mais radicalement le parcours d’un discours.18 ’Déjà se posent trois notions qui semblent être au cœur de la mise en œuvre d’un « voyage » : le discours, le parcours, et enfin l’identité. Trois notions qui, du fait de l’errance du personnage, se mêlent intimement. Selon Michel Serres, cet exil serait « le parcours d’un discours », et ce discours vaudrait pour une identité. Nous pensons déjà ici au Chercheur d’or de Le Clézio, s’apercevant que le trésor de sa quête ne se trouvait pas dans une quelconque cachette, mais dans l’espace qu’il a investi, dans le parcours qu’il a réalisé. Nous pensons encore à L’exil et le désarroi, mais encore au Bleu des vitraux ou à Comme un vol de papang’ (respectivement de Farès, Lods et Agénor) où, dans chacun des cas, les êtres errants parviennent à se (re)trouver par leur langage : ils parlent, donc ils existent. L’écriture montre que le parcours n’est pas silencieux, puisqu’il est la condition même de la fécondité du sujet. Tous s’expriment et témoignent de la rupture provoquée par leur exil et par là même nous disent qui ils sont. A la différence que, dans l’extrait proposé ci-dessus, le « voyage » suscitait un espoir : celui pour Ulysse d’un possible retour. Et dans ce parcours tendu vers Ithaque, nous dit encore Michel Serres, « tous les espaces rencontrés sont parfaitement définis, sans tremblé ni brouillage. Et il est impossible de les connecter entre eux. Ils ne peuvent se composer pour former une variété homogène unique »19. Dans notre corpus, le retour, déjà, semble impossible. Le parcours qui se réalise dans et par le discours, à défaut d’être le chemin d’un possible retour, multiplie les carrefours, s’ouvre, se déploie à travers les espaces et les temps. Dès lors, il ne semble plus s’agir de surmonter son exil, de rendre possible par le langage le retour en un utopique Ithaque, mais davantage de narrer le parcours réalisé, de cartographier les espaces traversés, d’acter les rencontres réalisées. Ithaque n’est plus le but ultime de la quête, puisqu’il s’agit avant tout de se raconter, de se dire, en mouvement, dans son rapport aux Autres. Tout paraît alors s’imbriquer en un tissage de lignes qui mêlent tout à la fois imaginaire et réel, espaces parcourus et temps traversés, etc. Le discours, pourtant homogène, tremble et se brouille en une multitude d’espaces et de parcours.
Si nous avons choisi d’ouvrir ce premier mouvement en faisant référence à une figure mythique c’est parce que la notion d’exil, communément, est associée à cette expérience… ou encore à celle de La Bible, de Robinson Crusoë ou à celle de L’Albatros (pour ne citer que ces écrits parmi les plus explicites…). Ces textes, devenus au fil du temps des stéréotypes littéraires concernant l’expression de l’exil, ne peuvent cependant pas être pensés en un groupement littéraire homogène : voilà autant d’écrits dont les différences génériques et thématiques sont considérables – faut-il également souligner qu’ils n’ont été produits ni dans un même espace, ni dans un même temps ? Pourtant, chacun d’eux a été alimenté par un thème commun : l’exil. Non pas simplement qu’ils racontent tous des expériences de rupture mais, véritablement, qu’ils traitent de l’exil comme d’un trouble originel et stimulant ; véritablement, qu’en eux, l’exil est à la fois moteur et nourriture. Devrait-on pour autant rassembler ces textes dans un champ littéraire commun et strictement défini ? Des frontières génériques ou thématiques peuvent-elles regrouper ces écritures ? Au premier abord, la thématique de l’exil ne semble pas connaître ces questions : il s’agit là d’un domaine qui peut s’ouvrir à tous les possibles. En effet, quelle étiquette peut intégrer et représenter à la fois Homère, les Ecritures Saintes, Defoe et Baudelaire ? A l’évidence, aucune.
En revanche, l’histoire contemporaine a semble-t-il contribué à l’émergence de nouvelles voix qui, elles, semblent habiter un même espace littéraire. Dans le prolongement des histoires coloniales respectives (et du fait même de ces histoires), se sont retrouvés exilés sur le continent européen des auteurs mûs par un même désir, celui de comprendre leur passé, leur histoire, et s’interrogeant ainsi sur les nouvelles manières possibles de vivre dans le monde, de l’habiter, mais encore de le vivre dans son rapport à l’Autre. C’est le cas par exemple des écrivains de la Négritude, premières voix, avant tant d’autres, à avoir exprimé, dans un mouvement commun, les maux de l’exil. Ainsi, dans sa préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor20, Jean-Paul Sartre expose en ces termes les causes de ce dire :
‘Le héraut de l’âme noire a passé par les écoles blanches, selon la loi d’airain qui refuse à l’opprimé toutes les armes qu’il n’aura pas volées par lui-même à l’oppresseur ; c’est au choc de la culture blanche que sa Négritude est passée de l’existence immédiate à l’état réfléchi. Mais du même coup il a plus ou moins cessé de la vivre. En choisissant de voir ce qu’il est, il s’est dédoublé, il ne coïncide plus avec lui-même. Et réciproquement, c’est parce qu’il était déjà exilé de lui-même qu’il s’est trouvé ce devoir de manifester. Il commence donc par l’exil. 21 ’Les maux de l’exil sont ici la première expression naturelle due aux déplacements de l’être… déplacements qui sont ici consécutifs à une histoire universalisante commune, liée non pas à une humanité, mais ayant fait se mouvoir, sans consentement, plusieurs humanités. Ainsi, donner forme et sens à la situation présente, c’est retrouver à l’intérieur de Soi, par l’imaginaire, l’origine pourtant absente. C’est faire de cette absence une présence, non pas réelle, mais rêvée. C’est encore réanimer l’origine manquante, tout en rétablissant l’équilibre entre le lieu où l’on est, et celui où l’on aurait voulu être ; c’est témoigner de cette ambivalence intérieure et extérieure entre les pôles réels et rêvés :
‘Un exil double : de l’exil de son cœur l’exil de son corps offre une image magnifique ; il est pour la plupart du temps en Europe, dans le froid, au milieu des foules grises ; il rêve à Port-au-Prince, à Haïti. Mais ce n’est pas assez : à Port-au-Prince il était déjà en exil ; les négriers ont arraché ses pères à l’Afrique et les ont dispersés. Et tous les poèmes de ce livre [l’Anthologie de Senghor] (sauf ceux qui ont été écrits en Afrique) nous offriront la même géographie mystique. Un hémisphère ; au plus bas, selon le premier de trois cercles concentriques, s’étend la terre d’exil, l’Europe incolore ; vient le cercle éblouissant des Iles et de l’enfance qui dansent la ronde autour de l’Afrique ; l’Afrique dernier cercle, nombril du monde, pôle de toute la poésie noire, […] mais absente, désintégrant l’Europe par ses rayons noirs et pourtant invisibles, hors d’atteinte, l’Afrique continent imaginaire.22 ’L’unité notée par Sartre concernant l’ « exil double » des écrivains de la Négritude n’est pas celle d’une langue, mais celle d’un ressenti. Elle ne s’organise pas autour d’une écriture type, d’une manière de dire codifiée, mais davantage, elle se construit autour de vécus communs : autour de mouvements tous consécutifs aux exils des peuples africains vers les divers lieux de la traite. Les déportations – les déplacements réels des corps – sont ce qui organise et agence l’écriture : d’abord par la mise en mots d’un sentiment d’arrachement et de dispersion, puis par la stratification de l’imaginaire en une « géographie mystique ». Celle-ci place en premier lieu du trouble et du désoeuvrement la terre d’origine, rêvée et fantasmée (l’Afrique), puis la terre de l’enfance, lieu de la prise de conscience de la perte et du déracinement (les lieux de la traite), et enfin « la terre d’exil », lieu du présent et de l’écriture (l’Europe). Ces mouvements repérés au sein d’un même espace littéraire, permettent alors de concevoir leurs causes – les exils – comme un moteur commun, stimulant et créateur. Par conséquent, ce n’est pas la langue qui structure et organise l’écriture (la langue n’est ici qu’un vecteur), mais c’est surtout le trouble (c’est-à-dire le déracinement vécu et ressenti) qui confère à cet espace littéraire son unité, son homogénéité. De ce fait, l’exil ne peut plus avoir la même signifiance que celui exprimé, par exemple, par les stéréotypes littéraires précédemment cités. Dans le cas présent, il prend source dans un vécu réel, ayant entraîné dans son mouvement non pas un homme ni même un peuple, mais plusieurs humanités. Un lien étroit semble alors se tisser entre une multitude d’individualités ayant toutes vécues une situation similaire : celle de la déportation et de l’errance, de l’arrachement et de la dispersion. Rompre l’isolement, ne pas rendre pérenne la dispersion, mais encore, travailler à l’élaboration d’un dire qui transforme le langage en un lieu de convergence dans lequel peuvent se rencontrer tous les espaces « mystiques ».
L’entreprise de convertir le livre en un point de convergence des pôles vécus et/ou rêvés est également celle que nous pourrons lire chez Nabile Farès, Jean-Marie G. Le Clézio, Monique Agénor et Jean Lods. Certes, les géographies proposées par ces derniers ne sont pas nécessairement les mêmes que celles proposées par les écrivains de la Négritude, mais elles semblent néanmoins s’organiser en strates et plateaux, proposant de faire à leur tour se rencontrer la terre d’exil, la terre de l’enfance et celle de l’origine. Dans notre corpus l’Europe est généralement le lieu d’exil d’où s’échappent les imaginaires : pour errer vers le Maghreb pour Nabile Farès, ou pour s’amarrer aux rives des îles india-océanes pour Jean-Marie G. Le Clézio, Jean Lods et Monique Agénor.
En somme, pour les écritures de l’exil relevées chez les écrivains de la Négritude, il est possible de définir un lieu géographique et une période historique précise : l’Europe de la première moitié du XXe siècle. Pourtant, comment affirmer, lorsqu’un auteur a priori « étranger »23 écrit depuis une capitale européenne, que son texte ne relève pas d’une de ses littératures nationales ? Et à l’inverse, comment affirmer qu’il relève d’une « littérature étrangère » ? Le problème est entier : des frontières semblent se dessiner, mais elles restent encore trop floues. L’ensemble des cercles concentriques dessine la carte d’un exil stratifié (Europe / Iles / Afrique)… Pourtant, quel que soit le lieu d’où vient la parole, c’est toujours le même outil qui est utilisé : le français… Pourtant, selon son lieu d’émission ou de réception, cet outil ne sera jamais utilisé de la même manière, car toujours en conflit entre intérieur et extérieur, entre un ici et un ailleurs contradictoires (l’ici n’est pas un centre, puisque comme l’ailleurs, il renvoie tout à la fois à chacun des cercles concentriques, perpétuellement vidés et emplis de présences) ; entre les différentes strates réelles et imaginaires, culturelles, langagières qui fondent les exils.
Être en exil, c’est se déplacer – de gré ou de force – et c’est par conséquent entrer en contact avec des cultures, des langues et des imaginaires différents. C’est, par la force des choses, rencontrer l’Autre : celui qui vit ailleurs, dans un univers, dans un temps, dans un quotidien toujours différent de celui qui est d’ici. Être en exil, c’est se confronter à l’Autre, c’est poser un regard sur l’Autre, et parfois, par effet de miroir, sur soi-même, sur ses origines, son environnement, son imaginaire, sa culture, etc. La littérature a intégré cette donnée : elle sait qu’elle est écrite par quelqu’un d’ici ou de là-bas, pour un autre, ici ou là-bas, mais toujours autre. Se pose alors un problème de situation : si autre il y a, alors, d’où vient cet autre ? Entendons : dans le cadre d’une écriture de l’exil, où l’un écrit d’ici en se référant à là-bas, qu’est-ce que ici et là-bas ? Ces notions s’opposent-elles ? Se complètent-elles pour former un nouvel espace, en devenir celui-là, qui serait à la fois ici et là-bas ? Cet espace ne peut-il pas être celui de la parole, du langage, de la littérature ?
La Négritude offre à nouveau un exemple car, donnant naissance à ce nouvel espace littéraire, le « héraut de l’âme noire » s’est exprimé depuis un ici réel, en plaçant son imaginaire au cœur d’un ailleurs rêvé :
‘La littérature négro-africaine est ainsi née en exil sur les bords de la Seine. Certains ont vu dans ce fait une marque d’inauthenticité qui, dès le départ, aurait entaché cette littérature, puisqu’elle se développait loin des sources africaines dont elle faisait pourtant sa thématique et qu’elle s’exprimait dans une langue étrangère.24 ’Mais cette incompréhension soulignée par Bernard Mouralis relève de la part de « certains » d’une erreur fondamentale, à savoir que la distance – bien réelle – qui sépare l’être de son environnement fantasmé est le déclencheur du dire, de la parole de l’exil. C’est donc la distance, appréciée et vécue, qui a rendu féconds les premiers écrivains de la Négritude. Mais aujourd’hui, du fait de situations historiques nouvelles, qu’en est-il : est-ce toujours la distance qui rend féconds les écrivains exilés ? Mais encore, est-ce que le nombre croissant des déplacements et des migrations n’a pas engendré des formes nouvelles d’expression ?
‘Aussi, peut-on se demander s’il est encore pertinent de parler de l’exil comme d’une expérience spécifique aux écrivains africains et antillais, puisqu’il paraît bien être une des conditions de la littérature. Il est acceptation par le sujet de son appartenance à l’humanité et accès à l’ordre symbolique : […]L’exil n’est donc pas une expérience spécifique aux écrivains de la Négritude. En revanche, avec la Négritude, il a été pour la première fois spécifique à une littérature définie. Habituellement diffus, exprimé de manière isolée, il trouve ici une place dans un espace déterminé qu’il porte et qui le porte. Il participe à l’union d’ensembles distincts où viennent se rencontrer les imaginaires, les cultures et les langues. L’exil devient un centre thématique qui ne concerne plus uniquement certaines zones « sources » ; il permet au contraire de les faire s’ouvrir les unes aux autres, de se faire rencontrer une diversité littéraire naissante, sous une même bannière, celle de la littérature francophone. Nous sommes encore dans la première moitié du XXe siècle…
Ne pouvons-nous pas alors, aujourd’hui,entendre les écritures de Monique Agénor, de Jean Lods, de Jean-Marie G. Le Clézio et de Nabile Farès comme des échos, au moins thématiques, aux premiers cris consécutifs aux exils des écrivains de la Négritude ? De la multiplicité des espaces géographiques oscillants entre pôles vécus et pôles fantasmés, jusqu’à la mise en mots des mouvements qui ont conduit à l’errance… ces imaginaires francophones semblent exprimer un même sentiment de trouble et d’incompréhension face à l’errance provoquée par leurs exils respectifs. Dès lors prend forme une écriture multiple où à la présence d’une pluralité d’espace, s’ajoute encore, inévitablement, celle de l’Autre.
Michel Serres, « Discours et parcours », in Claude Lévi-Strauss (dir.), L’identité, Paris, Quadrige-PUF, 1983, p. 35.
Idem.
Léopold Sédar Senghor, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, Paris, PUF, 1948.
Jean-Paul Sartre, « Orphée noir », in Situations, III, Paris, Gallimard, 1949, p. 240.
Suite de la citation ibid., p. 240-241.
Nous reviendrons plus tard sur ce « malentendu ».
Bernard Mouralis, « Les “Chemins océans” des écrivains africains et antillais », in Najib Zakka (dir.), Littératures & Cultures d’exil. Terre perdue, Langue sauvée, France (Lille), Presses Universitaires de Lille, 1993, p. 222.
Ibid., p. 231.