L’Histoire se faisant, de profondes modifications ont toujours influencé les humanités, et avec elles, leurs imaginaires, leurs arts et leurs littératures. Dès la première moitié du XXe siècle, la Première Guerre Mondiale forcera un nouveau changement :
‘En 1914, Rainer Maria Rilke écrivait un poème qui devait s’intituler « Wendung » (« Tournant »), et il se pourrait, en effet, que la Première Guerre mondiale ait marqué un tournant dans l’histoire des littératures. […] Il ne s’agit plus seulement de dévoiler des réalités secrètes, comme au temps du symbolisme, mais de procéder à une manière de destruction magique des objets par le langage. A commencer par une destruction de la littérature, qui ne peut naître ou renaître qu’à ce prix.26 ’Il est un constat notoire, la Première Guerre mondiale a provoqué un bouleversement culturel en Europe, comme dans le reste du monde (nous désignons bien par reste du monde, selon la perception d’alors, non pas les autres empires nationaux, hors Europe, qui participaient à la régence d’un ordre mondial, mais les tierces parties du monde, celles des périphéries coloniales lusophones, hispanophones, anglophones et francophones). Dans le cadre francophone qui nous occupe dans cette recherche actuelle, le tiers monde Français n’existait encore que par une vision exotique que des auteurs tel que Pierre Loti s’attachaient à alimenter. Le glissement qui s’opèrera dans la production de Loti dès ses premiers textes, de Aziyadé (1879) au Roman d’un Saphi (1881)27, comme l’a souligné Denise Brahimi dans son étude portant sur le passage de l’expression d’un exotisme à celle d’un roman plus colonial, sera symptomatique de son temps28. Il s’en trouvera vivement critiqué par une nouvelle génération qui, après la Guerre, changera son regard sur l’ailleurs français. Marqués par un réalisme nouveau, ces auteurs diffuseront auprès du public des romans d’inspiration coloniale où primera la représentation des hommes des colonies, ceux qui vivent au loin, hors des frontières historique de la mère patrie. C’est la naissance du Roman Colonial.
Relevant les principaux critères qui structurent ce type de roman, Jean-Marc Moura note que « la représentation “exacte” du monde autochtone, des “indigènes”, est l’axe principal de cette littérature, tant selon les critiques qu’aux yeux des écrivains, car elle distingue celle-ci des “fantaisies exotiques” dont l’auteur de référence en Europe est alors Pierre Loti »29. Parmi les opposants de ce dernier, les cousins Marius et Ary Leblond, par la production d’une œuvre littéraire et théorique sur le colonialisme, s’attacheront à défendre les valeurs et les enjeux de la mission civilisatrice de la France30. Les « qualités » des ouvrages tels que Le Miracle de la race, roman de la race blanche aux colonies (1914) et Ulysse, Cafre, ou l’Histoire dorée d’un noir (1924)31, font d’eux « de grands écrivains coloniaux »32 lus et reconnus auprès d’un large public (popularité également due à l’obtention en 1909 du prix Goncourt pour leur roman En France 33 et dont, nous le voyons, l’attribution est déjà symptomatique de la pensée de la société d’alors…).
Par conséquent, l’entre-deux guerre voit naître une littérature coloniale se distinguant délibérément de l’exotisme à la Loti et, en 1931, l’année où paraît L’Île enchantée 34 des Leblond, se dressent dans l’est parisien les pavillons de l’Exposition Coloniale. Cette exposition ne compte pas que des admirateurs puisque, entre autres, les tenants du mouvement Surréaliste, fortement engagés auprès du Parti Communiste Français, s’insurgent contre cette monstration d’une politique coloniale qu’ils rejettent vivement. C’est que, cette exposition qui se préparait contrastait déjà avec la réalité de la vie culturelle parisienne des années 1920-1930, de ses soirées jazzy amenées en France par les artistes de la Renaissance de Harlem, fuyant la ségrégation de la société américaine. Comme en témoignera plus tard Aimé Césaire : « la rencontre avec le monde Nègre américain a été pour nous un choc […]. L’humanité du monde Nègre a été révélée, pour la première fois, par des gens comme Langston Hughes et Claude McKay35. Nous leur devons vraiment une très grande reconnaissance, ils nous ont aidé à nous découvrir nous-mêmes »36. Nous constatons cependant que, bien que révolté contre une pensée dominante organisant le monde en un système européocentriste, l’ensemble de ces insurgés reste concentré dans les milieux parisiens. Toutefois, le foisonnement culturel de ces milieux vient ouvrir une brèche dans le paysage d’un idéal colonial. Des voix de l’intérieur de la nation rencontrent d’autres voix, venues de l’extérieur, modifiant en profondeur les imaginaires37. Parmi ceux qui s’engagent sur les chemins de l’anti-colonialisme, figurent l’ensemble de ces acteurs, mais encore les jeunes écrivains de la Négritude à venir ; cette époque est celle de la rencontre des étudiants Senghor et Césaire, et de Damas38.
Dans un même temps donc, la France voit sa culture se restreindre en un cercle fermé autour duquel s’étendent les colonies, mais, à partir de ce cercle, elle s’ouvre aussi à de nouvelles possibilités de rencontres et d’échanges. Cette époque de l’entre-deux guerre qui voit se diffuser une littérature coloniale et pousser les pavillons de l’Exposition Coloniale est aussi celle de l’entrée dans la culture française de cultures autres, comme celles des afro-américains portées par le jazz. Nous verrons par la suite que cet apport ne doit pas être négligé, dans sa forme comme dans le processus qui l’a amené, puisqu’il constituera dans l’une des œuvres de notre corpus, Bé-Maho, un vecteur de tolérance et d’ouverture à l’Autre. C’est sans doute là le signe – l’un des symptômes – d’un profond bouleversement de société, puisque un art venu de l’ailleurs s’impose au centre jusqu’à l’habiter pleinement.
Ce bref panorama des conditions d’émergence des premières voix décentrées (par rapport au point de vue centriste de l’époque) a pour but de mieux nous aider à comprendre comment, au quotidien, se sont installées des possibilités de percevoir et de penser autrement l’ailleurs du Monde. S’amorce là, comme l’ont noté les auteurs de l’anthologie citée ci-dessus, une « déstructuration » du langage due, en amont, à un décloisonnement des sphères identitaires et culturelles. L’Afrique a rencontré l’Amérique, l’Amérique rencontre l’Europe, et dans ce même temps des écrivains antillais font encore se rencontrer une autre Amérique, l’Europe et l’Afrique. L’européocentrisme s’atomise petit à petit, et cette « destruction » en vue d’une restructuration soulignée ici, se retrouvera ainsi dans le dire des premiers chantres de la Négritude, mais pas uniquement :
‘N’est-il pas paradoxal et révélateur des ambiguïtés de notre siècle que le hasard de la distribution nous ait amené à faire voisiner la littérature de la Négritude, le Théâtre de l’Absurde et le Nouveau Roman ? Trois voies nouvelles, traduisant un commun désir de transformer – fût-ce pour des motivations diverses – le sempiternel discours littéraire et, ce faisant, d’exposer le désarroi des hommes modernes. Trois manières de s’insurger contre toutes les formes de l’absurdité : celle d’une société coloniale, ignorante des vraies réalités humaines et géographiques ; celle des rituels sociaux ou linguistiques qui distraient des véritables problèmes ; celle d’une écriture qui, jamais lasse de faire sortir les marquises à cinq heure, finit par oublier qu’il n’y a plus de marquises… Egalement dressés contre des modes de penser et de sentir qui ne correspondent plus à leurs aspirations profondes, les écrivains de l’Afrique ou des Antilles, les sarcastiques dramaturges de l’absurde et les savants (parfois trop !) romanciers de l’après-guerre ont une autre caractéristique : leur entreprise n’est pas le fait de tel ou tel individu qui s’impose comme « voleur de feu », mais bien de groupes engagés sur des voies plus ou moins parallèles ; elle échappe même aux habituels clivages nationaux (est-il rien de plus cosmopolite que le théâtre de l’absurde ?) et témoigne de cette prise de conscience collective des problèmes qui sera sans doute jugée comme l’une des caractéristiques d’un siècle en train de rompre avec le superbe individualisme du XIXe.39 ’Cette introduction aux Grands écrivains du monde. D’hier à demain trouve sa pertinence dans le fait que, comme l’indique son sous-titre, elle se place dans une continuité en devenir. Elle permet ainsi de prolonger un regard qui a été posé sur des formes littéraires qui lui étaient contemporaines (l’ouvrage a paru en 1979) ; et pourquoi pas, de l’approfondir : qui sont les héritiers de la Négritude, du Nouveau Roman, ou du Théâtre de l’Absurde ? Quelles voies ces formes ont-elles tracé ? Qui les a empruntées, et peut-être prolongées ?
Cette volonté commune de travailler dans un même sens, à savoir la déstructuration d’un langage périmé qui n’est plus représentatif de l’histoire contemporaine, de ses humanités et de leurs mouvements, trouve son écho dans le champ littéraire dont la pluralité n’était pas encore pleinement affirmée dans les années 70, la littérature francophone. Faut-il alors voir un lien de parenté entre ces écritures ? Se peut-il que l’écriture de la Négritude ait ouvert une voie, montrant aux formes émergentes la possibilité d’une existence, et surtout, d’une reconnaissance ? S’agit-il alors véritablement d’un hasard ? N’est-ce pas plutôt une volonté commune de changement (pas seulement d’écriture, mais de perception et de réception aussi) qui a fait cohabiter dans cet ouvrage trois écritures symptomatiques d’un profond bouleversement ? Les croisements entre Négritude, Nouveau Roman et Absurde – tous trois s’inscrivant dans une temporalité post-coloniale – sont pourtant possibles. A titre d’exemple, Ubu roi 40 se plaçait dans une thématique post-coloniale similaire à celle de la Négritude tentant, sinon de poser un regard différent sur la société coloniale d’alors, au moins, par la mise en scène de « satiriques symboles »41, de retourner le point de vue de l’Un dominant sur l’Autre oppressé (rappelons que dans cette pièce, le Père Ubu et la Mère Ubu tentent d’imposer leurs lois outre-mer, en Pologne). Et ce n’est sans doute pas un hasard si ce texte a trouvé un écho dans le champ de la littérature réunionnaise du début du XXe siècle : ami d’Alfred Jarry, après avoir contribué à l’écriture de l’Almanach illustré du Père Ubu, l’écrivain réunionnais Ambroise Vollard42 poursuivit à partir des années 1910 les aventures théâtrales de Ubu avec, par exemple, Le Père Ubu à l’hôpital (1917), Le Père Ubu à la guerre (1920) et enfin le recueil de pièces paru en 1925 et intitulé Les Réincarnations du Père Ubu 43. Il fut lui-même encore suivi bien des années plus tard par un autre auteur réunionnais, Emmanuel Genvrin, qui dans les années 90 ajouta un volet supplémentaire à ces aventures en offrant au public de l’île une critique supplémentaire de la société coloniale dans la pièce de théâtre Votez Ubu Colonial 44.
Parallèlement, les inspirations du Nouveau Roman portaient elles aussi en gestation des écrivains qui, aujourd’hui, participent du champ des littératures francophones : Le Chercheur d’or (1985), premier roman « mauricien » de Jean-Marie G. Le Clézio, n’est pas encore paru en 1979… Certes, il convient de préciser que Le Clézio n’a jamais intégré le cercle des nouveaux romanciers (il n’en a pas non plus exprimé la volonté), mais comme le rappelle Francine Dugast-Portes45 dans son étude portant spécifiquement sur le Nouveau Roman (et dont la couverture porte la mention programmatique « une révolution littéraire, une autre vision du sujet, du monde et de ses représentations »), par sa manière de bouleverser le signifiant graphique, de jouer avec l’intertextualité, ou son rejet pour les structures du roman réaliste, il croise parfois les constructions narratives des nouveaux romanciers46. L’auteure souligne encore qu’à la suite de la publication du Procés-verbal (1963), Le Clézio a parfois été assimilé par la critique contemporaine aux auteurs du Nouveau Roman : « plusieurs œuvres sont très proches par les métamorphoses du récit de celles [du Nouveau Roman] », comme par exemple celles de Mauriac, Doubrovsky, Cayrol, Semprun, Wittig, Sallenave, Tournier et Le Clézio47.
Mais l’exemple le plus probant d’interaction entre nouveaux romanciers et auteurs francophones est peut-être ici celui de Kateb Yacine qui, avec Nedjma 48, a présenté une stratégie d’écriture aux multiples points de convergence. Notant les parallèles possibles entre le texte de Kateb et la production des Nouveaux Romanciers qui lui étaient contemporains, Charles Bonn souligne que « là où les autres romans algériens de l’époque pratiquent encore une écriture relativement traditionnelle, Nedjma se situe d’emblée dans l’avant-garde du roman international, et qu’il en tire incontestablement une grande partie de sa force »49. Pour ce faire, renvoyant à l’étude de Marc Gontard portant sur la structure narrative de Nedjma 50, Charles Bonn reprend certains éléments de convergence, à savoir : la suppression du point de vue unique d’un narrateur omniscient, la structure circulaire composée en récits ouverts, la dislocation du temps, etc. Cette lecture, comme il le souligne également en citant la thèse de Jacqueline Arnaud51, doit être relativisée : il n’y a vraisemblablement pas de volonté délibérée de la part de Kateb Yacine de s’inscrire dans une démarche littéraire similaire à celle du Nouveau Roman. Pourtant, les points de convergence existent. Et bien qu’ils semblent davantage exister malgré la volonté de l’auteur, ils témoignent du fait que dans un même temps, entre divers espaces, se sont tissés – malgré eux – des liens entre des littératures qui a priori n’en avaient pas ; Faulkner, Joyce, Dos Passos ou les Nouveaux Romanciers, sont autant de ponts à rétablir avec le texte de Kateb, car :
‘Tous ces écrivains brisent l’enchaînement traditionnellement linéaire et chronologique des chapitres du roman réaliste, juxtaposant des monologues intérieurs avec d’autres types de discours, développent un travail novateur sur la mémoire, et déroutent les conforts de lecture. L’essentiel est de montrer par ces convergences la modernité d’une écriture qui éclate les modèles reconnus. La rencontre dans ces années mouvementées des exigences de l’Algérie naissante et de celles de l’expression du poète ne pouvait se contenter de schémas d’écritures élaborés dans un autre contexte et pour une autre société. Nedjma n’a rien d’une écriture régionaliste. Bien au contraire, c’est dans le concert de la modernité littéraire que ce roman fait entendre sa voix unique et manifeste ainsi, de surcroît, l’existence culturelle de son pays.52 ’Si nous avons choisi de proposer en exemple d’interaction littéraire l’écriture de Kateb Yacine (écrivain ayant lui aussi vécu l’exil), c’est parce qu’il nous semble en effet que la condition même de l’intégration d’une voix unique au « concert de la modernité littéraire » passe avant tout par l’abondance de ses points d’ancrage, et à plus forte raison dans le cadre des exils. L’exil n’est pas une fixité, mais un perpétuel déplacement : déplacement géographique, déplacement temporel, mais encore déplacement imaginaire, culturel, langagier et littéraire. L’exil se réfère avant tout à un mouvement ininterrompu, faisant se mouvoir l’écrivain – l’écriture – entre les espaces d’une pluralité de sphères ; entre les espaces des sphères présentes, en construction, et simultanément entre encore ceux des sphères passées, constituées de mémoires historiques et littéraires se superposant et s’enchevêtrant. C’est ainsi que, dans le cadre contemporain des préoccupations mondialistes et des importantes migrations (liées aux diverses causes économiques, démographiques, géopolitiques, etc.) l’exil occupe une place à part. Il n’est plus qu’une pratique isolée qui tente d’éloigner, par exemple, un individu perturbateur du centre de la Cité, mais il est devenu, au contraire, un phénomène de société – des sociétés – du fait de l’importance des déplacements d’individus entre les différentes zones géographiques du globe. Ainsi, de trait obsédant il semble s’être mué en véritable moteur de la création, et notamment des créations littéraires contemporaines.
Les expressions artistiques et littéraires n’ignorent pas ces déplacements. Et puisque nous avons ouvert notre propos en illustrant certains ponts à établir avec le Nouveau Roman, nous pourrions reprendre un extrait du manifeste d’Alain Robbe-Grillet témoignant de la muabilité des genres, et notamment du roman :
‘Chaque romancier, chaque roman, doit inventer sa propre forme. Aucune recette ne peut remplacer cette réflexion continuelle. Le livre crée pour lui seul ses propres règles. Encore, le mouvement de l’écriture doit-il souvent conduire à les mettre en péril, en échec peut-être, et à les faire éclater. Loin de faire respecter des formes immuables, chaque nouveau livre tend à constituer ses lois de fonctionnement en même temps qu’à produire leur destruction. Une fois l’œuvre achevée, la réflexion critique de l’écrivain lui servira encore à prendre ses distances par rapport à elle, alimentant aussitôt de nouvelles recherches, un nouveau départ. ’Puis, poursuit-il encore au sujet du roman :
‘[…] on imagine mal que cet art puisse survivre bien longtemps sans quelque changement radical. La solution qui vient à l’esprit de beaucoup est simple : ce changement est impossible, l’art romanesque est en train de mourir. Cela n’est pas certain. L’histoire dira, dans quelques dizaines d’années, si les divers sursauts que l’on enregistre sont des signes d’agonie ou de renouveau.53 ’Le romancier s’inscrit dans une temporalité contemporaine qui le porte et conditionne son écriture. Fruit d’une histoire, il n’ignore pas les changements induits par celle-ci. C’est ainsi que dans le cadre restreint de la littérature française, un premier changement a été amorcé. Amorce qui, à la suite d’un long processus de rencontres et d’échanges, a contribué à ouvrir et à pluraliser le champ littéraire français modifiant ainsi les normes d’écriture. Un déplacement s’est opéré : venue de l’extérieur, une littérature d’abord pensée comme « migrante » s’est muée au contact des champs littéraires nationaux déjà établis (et eux-mêmes en mouvement), passant ainsi du statut « d’étrangère » au domaine de la francophonie… des francophonies. Le malentendu qui voulait qu’une « littérature étrangère » vit le jour sur les bords de la Seine semble maintenant se dissiper : les champs littéraires se sont ouverts, et celui de la littérature française s’est fondu au sein d’un espace plus large, car pluriel : l’espace en perpétuel devenir des littératures francophones. Littératures qui participent pleinement à l’expression de ce qui pourrait bien être le nouveau « désarroi des hommes modernes »54, l’exil. Une voix se fait encore entendre : celle de Nabile Farès qui, en 1976, proposait un nouveau titre aux termes significatifs, L’exil et le désarroi. Plus de dix années se sont alors écoulées depuis la publication du manifeste des Nouveaux Romanciers, et c’est ainsi que L’exil et le désarroi, par exemple, paraît apporter un élément de réponse aux interrogations soulevées par Robbe-Grillet. Nabile Farès ne s’inscrit délibérément pas dans une continuité romanesque, mais son écriture est libre de forme, et obéit effectivement à ses propres lois internes. Cette production littéraire francophone tendrait donc à répondre que le roman, en tant que forme littéraire occidentale figée, semble bien être sinon « mort », au moins « agonisant » (en tout cas dans l’espace francophone). Mais si comme le souligne Robbe-Grillet le roman est le livre libre, c’est-à-dire l’expression d’un langage se renouvelant et inventant incessamment ses propres formes, ses propres normes, alors cette « solution » pourrait ne pas être aussi radicale. Du fait d’un rapport nouveau au monde (rapport avant tout marqué par les déplacements répétés et grandissants entre les frontières nationales), un « renouveau » de fond – donc de formes – semble avoir vu le jour : aux apports traditionnels du roman occidental se sont ajoutés d’autres apports traditionnels, venus d’espaces autres que ceux de l’Europe, et dans notre cas, du Maghreb et des îles india-océanes.
Nouveauté donc (ou peut-être modernité ?) née du fruit des rencontres, elles-mêmes dues aux premiers exils. A l’exil des corps se succèdent alors des exils imaginaires produisant un sens autre et actant de la pluralité des traditions rencontrées. Par conséquent, comme l’avait souligné Charles Bonn, il ne semble pas y avoir de « régionalisme », mais une fusion des régionalismes, s’ouvrant à une diversité marquée par les échanges dus aux déplacements des corps, des sens, des mots. Le mouvement et tout ce qu’il induit (les rencontres, les échanges ; les interférences) sont au cœur de la problématique de l’exil où rien ne semble rester figé : produire un texte dans un cadre national et portant sur des thématiques liées à cet espace, ne peut engendrer ni le même sens, ni la même forme qu’un texte non-fixé produit entre les rives de deux ou plusieurs espaces ; de même que lire Nedjma en 1956 à Alger ne pouvait produire le même sens que sa lecture en 2006, à Paris comme ailleurs !
Pierre Brunel et Robert Jouanny (dir.), Les Grands écrivains du monde. D’hier à demain, Paris, Fernand Nathan, 1979, p. 3.
Pierre Loti (Julien Viaud), Aziyadé, Paris, Calmann-Lévy, 1879, et Le Roman d’un Saphi, Paris, Calmann-Lévy, 1881.
Denise Brahimi, « Pierre Loti, du roman exotique au roman colonial », in Itinéraires et Contacts de Cultures : le Roman Colonial, volume 7, Paris, L’Harmattan, 1987, pp. 15-28.
Jean-Marc Moura, « Littératures coloniales, littératures postcoloniales et traitement narratif de l’espace : quelques problèmes et perspectives », in Jean Bessière et Jean-Marc Moura (dir.), Littératures postcoloniales et représentation de l’ailleurs : Afrique, Caraïbe, Canada, Paris Champion, 1999, p. 176.
Marius-Ary Leblond, Après l’exotisme de Loti, le roman colonial, Paris, V. Rasmussen, 1926.
Marius-Ary Leblond, Le Miracle de la race, roman de la race blanche aux colonies, Paris, E. Fasquelle, 1914 ; Ulysse, Cafre, ou l’Histoire dorée d’un noir, Paris, éd. de France, 1924.
Extrait du carton publicitaire cité en ouverture de la communication de Joachim Schultz : « Ulysse, Cafre. Ou l’histoire dorée d’un noir : le roman de Marius & Ary Leblond dans le contexte de la littérature française des années vingt », in Itinéraires et Contacts de Cultures : le Roman Colonial (suite), volume 12, Paris, L’Harmattan, 1990, p. 115.
Marius-Ary Leblond, En France, Monaco, Imprimerie nationale, 1909.
Marius-Ary Leblond, L’Île enchantée, La Réunion, Paris, A. Rédier, 1931.
Les textes fondateurs de chacun de ces deux auteurs, respectivement Not Without Laughter (US, Random House, 1930) et Banjo (NY, Harper & Brothers, 1929), ont paru aux Etats-Unis quelques temps seulement avant l’Exposition Coloniale…
Aimé Césaire, « Au rendez-vous de la conquête » (2), propos recueillis par Euzhan Palcy et Annick Thébia-Melsan, Aimé Césaire, une voix pour l’Histoire, France-Senegal, Saligna and so on-France 3-INA-RFO-RTS, 2006 (1994) (57mn), 00:04:55.
A titre d’illustration : le surréaliste Gérard Legrand dans son essai paru en 1953, a tenté de montrer les interactions possibles entre Surréalisme et jazz, écriture automatique et improvisation (Puissances du jazz, Paris, Arcanes, 1953).
Concernant les rapports entretenus entre le Surréalisme, et les premiers écrivains de la Négritude, ainsi que le rapport au Communisme Français, les contacts entre les auteurs américains et les étudiants « négro-africain » de Paris dans la première moitié du XXe siècle, nous recommandons la lecture de l’édition de la thèse de Lilyan Kesteloot : Les Ecrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature, Belgique, Université de Bruxelles, 1983 (1963).
Pierre Brunel et Robert Jouanny (dir.), 1979, op. cit., p. 4 .
Alfred Jarry, Ubu roi, Paris, Mercure de France, 1896.
Ibid., « Discours d’Alfred Jarry prononcé à la première représentation d’ “Ubu Roi” », in « Textes relatifs à Ubu Roi », Œuvres complètes 1, Paris, Gallimard « La Pléiade », 1972, p. 399.
Peuvent par exemple en apporter témoignage les quelques répliques en créole réunionnais de Ubu colonial, mais encore des références à la faune de l’île (passage du « tangue ») ; in Almanach illustré du Père Ubu, XXe siècle, 1er janvier 1901, in Alfred Jarry, Ibid., pp. 601-611. Par ailleurs, nous profitons de cette parenthèse pour signaler que dans ce volume de La Pléiade, il n’est pas fait état de la participation de Vollard à la rédaction de ce texte (ni notes, ni notices, etc.), ni même de sa relation et de la parenté de ses propres écrits avec ceux de Jarry (aucune correspondance, etc.).
Ambroise Vollard, Le Père Ubu à l’hôpital, Paris, [s.n.], 1917 ; Le Père Ubu à la guerre, Paris-Zurich, G. Crès, 1920 ; Les Réincarnations du Père Ubu, Paris, Le Divan, 1925 ; notons ici que l’édition établie par Jean-Paul Morel offre à lire l’intégralité des « Ubu » de Vollard : Tout Ubu colonial et autres textes, France (Paris-Réunion), Musée Léon Dierx-Séguier, 1994.
Emmanuel Genvrin, Votez Ubu Colonial (suivi de L’Almanach du XX e siècle, Ubu colonial. La Politique coloniale du père Ubu. Les problèmes coloniaux à la SDN), France (Réunion), Grand Océan, 1994.
Francine Dugast-Portes, Le Nouveau Roman. Une césure pour l’histoire du récit, Paris, Armand Colin, 2005 (2001).
Ibid., p. 43-44.
Id., p. 223. Par ailleurs, comme critique contemporaine aux premières œuvres de Le Clézio et pensant l’écriture de Le Clézio comme étant proche de celle des nouveaux romanciers, nous pouvons par exemple citer celle de Dina D’Angeli : « Le “Nouveau Roman ” et la tradition romanesque », in Culture Française, janv.-fév. 1964, pp. 27-32.
Yacine Kateb, Nedjma, Paris, Seuil, 1956.
Charles Bonn, Kateb Yacine : Nedjma, Paris, PUF, 1990, p. 23.
Marc Gontard, Nedjma de Kateb Yacine. Essai sur la structure formelle du roman, Paris, L’Harmattan, (1975) 1985.
Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine de langue française. Le cas Kateb Yacine., Thèse de Doctorat d’Etat, Université de Paris 3, 1978 ; Paris L’Harmattan, 1982.
Charles Bonn, 1990, op. cit., p. 26.
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, (1961) 2006, p. 11 et 16.
Pierre Brunel et Robert Jouanny (dir.), 1979, op. cit., p. 4.