D’une manière générale, il y a une grande irrégularité concernant l’étude par la critique de ces auteurs et de ce corpus : il existe un grand nombre de productions sur les textes de Nabile Farès et de Jean-Marie G. Le Clézio, alors que, à l’inverse, les oeuvres de Monique Agénor et de Jean Lods ont très peu été étudiées. Mais ce déséquilibre peut, semble-t-il, constituer un atout : en effet, il nous permet non seulement de poser un regard autre sur les œuvres des auteurs très étudiés (par rapport aux thématiques nouvelles qui peuvent être dégagées de celles des auteurs les moins étudiés pour le moment), et à l’inverse, en s’appuyant sur les nombreuses analyses concernant Farès et Le Clézio, de pouvoir mieux éclairer la structure, l’organisation et les perspectives des œuvres d’Agénor et de Lods. De plus, comme nous l’avons précédemment suggéré, il conviendra de ne pas gommer les particularités propres à chacun des auteurs, mais, tout en étudiant conjointement chacun d’eux, de voir, à partir de ces particularités, ce qui peut permettre de penser notre corpus comme un ensemble cohésif participant à la vie de l’une des hétérogénéités francophones possibles.
Chacun de ces auteurs francophones est né dans la première moitié du XXe siècle. Contemporains, ils ont tous vu le jour dans une période coloniale organisant administrativement et culturellement le Monde selon un rapport de centre et de périphéries : le centre étant la nation coloniale, et les périphéries les zones colonisées. Ces auteurs, de par leurs origines, ont tous un lien étroit avec les espaces alors pensés comme « périphériques » ; soit qu’ils y sont nés, soit qu’ils y ont passé une partie de leur enfance, soit qu’ils y ont des attaches familiales. Aussi, n’ont-ils commencé à publier des textes qu’à partir des années 60 (c’est-à-dire après le tournant de la décolonisation) en s’attachant, dans une partie ou dans la totalité de leur œuvre, à mettre en mots la mémoire de ces espaces dans lesquels ils ne vivent pourtant plus aujourd’hui, mais encore semble-t-il, en s’attachant à défaire le rapport hiérarchique instauré durant la période coloniale. Non pas en se posant en tant qu’auteurs anti-colonialistes, mais, comme l’a souligné Lieven D’Hulst, davantage en proposant une mise en œuvre différente des rapports aux autres, à l’histoire et à l’espace :
‘[…] l’œuvre francophone possède la faculté de ruser avec des positions périphériques « réelles ». Aussi, l’étude de celles-ci devrait-elle constamment tenir compte des dispositions d’écriture qui consistent à embrayer l’extratextuel et le textuel, au point de « dissoudre » le spatial dans le textuel, ou de redistribuer l’institutionnel selon des hiérarchies nouvelles voire inversées. Que celles-ci soient virtuelles et le demeurent ou au contraire soient l’annonce et même l’agent d’un changement réel […].132 ’C’est dans une temporalité post-coloniale que ces quatre auteurs ont commencé à produire des textes. Egalement, ils ont quitté un espace qu’ils présentent dans leurs œuvres comme originel, et ils problématisent tous leur rapport au monde : comment habiter un lieu, lorsqu’on vient de quelque part et qu’on parcourt désormais l’ailleurs ? Comment penser l’Autre, lorsqu’on est déjà un autre dans le nouvel espace à investir ? Comment se penser et se dire, lorsqu’on vient d’un espace où, du fait de l’Histoire, l’identité insulaire a été confisquée ? Comment récupérer cette identité, afin de se poser en tant que sujet de sa propre histoire, et non plus objet de l’histoire d’un autre ?
Nous avons donc décidé d’inclure dans notre corpus des textes produits dans les années 1970 et 1990, et par conséquent proposant déjà de s’interroger sur leur post-colonialité : écrire à la fin du XXe siècle dans l’espace francophone, est-ce s’inscrire dans une post-colonialité, ou bien est-ce s’ouvrir à une autre modernité ? Ces auteurs ont tous des liens étroits avec d’anciens espaces coloniaux, du Maghreb ou de l’océan Indien, ils proposent tous par leurs œuvres d’investir les dimensions passées et présentes de ces espaces : l’Algérie colonisée puis décolonisée pour Nabile Farès ; l’île Maurice et ses environs pour Jean-Marie G. Le Clézio ; et La Réunion des années 1940-1950 pour Jean Lods et Monique Agénor. Mais, cela signifie-t-il pour autant que l’écriture soit inévitablement liée à une forme de postcolonialité ? Par exemple, mettre en œuvre La Réunion des années 1940-1950, est-ce nécessairement témoigner de sa colonialité d’alors ? Nous verrons par exemple que l’écriture de Jean Lods, a priori marquée par l’absence de tissus sociaux, peut à ce sujet être complexe…
Comme il a été souligné, chacun de ces quatre auteurs s’inscrit avant tout dans des sphères spatiales et temporelles qui leur sont propres, se modulant selon les histoires vécues, les paysages parcourus, les rencontres faites, etc. Mais bien que les modalités d’inscription géographique et historique puissent différer selon ces écritures, il semble possible de lire dans chacune d’entre elles des lignes directrices se déployant dans des perspectives similaires. Par conséquent, le choix des textes au sein de l’œuvre des auteurs relève d’un souci d’homogénéité. Pour chacun d’entre eux, les sphères se croisent et s’entrelacent au sein d’un premier espace d’ensemble, homogène : le livre. Mais en raison de leurs autonomies propres, chacun des livres – en tant qu’espaces hétérogènes cette fois-ci – s’inscrit déjà dans un autre espace homogène, plus large : l’œuvre. Dès lors, il semble nécessaire de penser ces ouvrages comme étant l’expression d’un projet littéraire, conscient ou inconscient, où viennent se rencontrer, par divers moyens, les paysages successifs qui ont façonné l’imaginaire de l’auteur.
Proposant de penser en un ensemble solidaire un nombre de textes produits et publiés à des périodes différentes, la trilogie de La Découverte du Nouveau Monde de Nabile Farès, en trois parutions successives de 1972 à 1976, s’interroge sur l’histoire de l’Algérie. Se présentant d’emblée comme un projet littéraire affirmé par l’auteur (il a découpé cet ensemble en trois « livres »), cette trilogie qui s’inscrivait déjà dans la continuité des deux premières publications de 1970 et 1971 (Yahia, pas de chance et Un passager de l’Occident) s’ancre tout à la fois dans des espaces et des temps qui se superposent et se complètent par chacune des narrations : la mémoire des origines berbères, le passé colonial algérien, et le présent de l’errance sur le continent européen. L’ensemble se solidarise autour du souvenir d’Ali Saïd, jeune homme assassiné d’une balle en plein front pendant la Guerre.
La solidarité qui se crée entre les trois textes choisis de Jean-Marie G. Le Clézio est autre : c’est un rapport familial qui vient souder le triptyque. Les espaces invoqués dans les trois textes de Le Clézio choisis ne s’inscrivent pas dans les mêmes géographies et temporalités que celles de Nabile Farès : Le Chercheur d’or, le Voyage à Rodrigues et La Quarantaine se situent tous trois dans des îles india-océanes des environs de l’île Maurice, îles qui ont toutes été parcourues par des ancêtres de l’auteur. Par conséquent, à l’unité spatiale s’ajoute une unité généalogique : chacun de ces textes narre le parcours de personnages issus d’une même famille. Le narrateur du Voyage à Rodrigues est le fils du narrateur du Chercheur d’or et est encore le petit-fils de l’un des personnages de La Quarantaine… Les noms des personnages diffèrent dans chacun des textes, leur conférant une autonomie propre, mais la présence de liens familiaux permet de penser cet ensemble en un triptyque généalogique.
La préoccupation d’un ordre généalogique est encore au cœur de la production de Jean Lods : dans cette œuvre, il ne s’agit pas de mettre en scène plusieurs générations par le biais de plusieurs narrations successives, mais de présenter, en deux ouvrages solidaires, l’inscription d’un narrateur dans le même lieu de son enfance : l’île de La Réunion. Chez Lods, la relation établie entre La Morte saison et Le Bleu des vitraux s’opère donc par le biais d’un lieu et d’un temps : l’île de La Réunion, et l’enfance du narrateur. Dans ces deux romans, par le jeu du langage, le narrateur s’évade du présent pour aller se retrouver dans le temps de l’enfance où surgissent respectivement deux figures parentales : le rapport au père est central dans La Morte saison, il s’accompagnera par la suite dans Le Bleu des vitraux du rapport à la mère. Ces mêmes rapports seront par ailleurs les objets exclusifs des narrations de Quelques jours à Lyon et de Mademoiselle. Comme dans le triptyque leclézien, c’est une approche généalogique qui permet de souder entre eux nos textes choisis.
Enfin, chez Monique Agénor, la relation est plus complexe : les espaces traités sont toujours les mêmes (l’île de La Réunion), mais les époques narrées diffèrent : d’abord dans Bé-Maho l’auteure propose une chronique de l’année 1942 dans la colonie française. Puis, elle proposera de raconter l’exil d’une reine malgache dans cette même île dans Comme un vol de papang’ ; exil dû à la colonisation de Madagascar. Le roman s’ancre alors simultanément dans l’espace malgache et réunionnais en deux temps qui se succèdent : avant l’exil de la reine, sur la Grande Île, et après l’exil de la reine, sur l’île de La Réunion. Les personnages de Bé-Maho et de Comme un vol de papang’ n’ont aucun lien entre eux, mais c’est l’île et la mise en scène de pans historiques mal connus de cet espace qui permettent de penser ces deux œuvres comme un diptyque cohérent.
L’ensemble de ces textes s’inscrit donc dans des démarches et des perspectives similaires : par le biais de la mémoire, chacun de ces auteurs se propose d’interroger, en un ensemble de textes cohérent, les mémoires respectives de leurs origines. Ils ont tous un lien étroit avec les espaces qu’ils écrivent, mais ont également tous opéré une rupture : chacune de ces œuvres a été produite en des lieux autres (Paris pour la plupart), établissant une distance entre le présent de l’ailleurs et le passé de l’origine. Ils paraissent donc tous participer d’une circulation commune : celle d’expressions francophones contemporaines en mouvement.
Notons encore que l’écriture de Monique Agénor est fortement marquée, comme peuvent en témoigner les glossaires présents dans chacun de ses deux textes, par le créole réunionnais. Oscillant continuellement entre français et créole, les écritures de Bé-Maho et de Comme un vol de papang’ problématisent le rapport de l’auteure à la langue. Il est cependant possible de relever les tendances principales de l’insertion du créole dans le texte en français : les dialogues entre personnages sont transcrits en créole réunionnais, alors que la narration, bien que souvent habitée par des expressions ou des tournures créoles, se réalisent principalement en français. Même si l’ensemble de ses textes n’est pas entièrement écrit en créole réunionnais, (comme ce peut être le cas chez d’autres auteurs de l’île comme Axel Gauvin ou Daniel Honoré par exemple133), ou tout du moins, s’il est écrit selon une graphie étymologique, l’œuvre de Monique Agénor s’apparente à une œuvre créolophone. Par ailleurs, le choix de cette graphie étymologique (c’est-à-dire au plus près du français) pour les termes et expressions créoles employés dans les textes fait que cette écriture se distingue de la production réunionnaise contemporaine d’expression créole qui, elle, utilise des graphies tendant à s’éloigner du français (écriture Oktob 77, écriture KWZ, écriture Tangol 2001, etc.)134. En revanche, bien que Jean Lods fasse indéniablement partie aujourd’hui du paysage littéraire réunionnais, son œuvre est entièrement non-créolophone, et donc exclusivement écrite en français. Ces deux types d’écritures, ajoutés à ceux des autres auteurs réunionnais contemporains, témoignent donc de la diversité de la production locale : la littérature réunionnaise contemporaine s’écrit en français (Jean Lods), en français et en créole (Monique Agénor et Axel Gauvin), et en créole (Axel Gauvin encore, Daniel Honoré, et bien d’autres). Nous attachant ici à l’étude d’un champ littéraire plus francophone que créolophone, nous avons donc choisi, pour la littérature réunionnaise, de porter notre attention sur des textes où prime le français, mais qui sont tout de même marqués par l’imaginaire insulaire de l’île. Il en est de même pour notre choix concernant Jean-Marie G. Le Clézio et Nabile Farès puisque, là encore, si le choix a été fait pour les auteurs d’écrire en français, il n’en reste pas moins que leurs imaginaires soient avant tout marqués par des espaces où existent déjà d’autres langues (le créole mauricien ou le kabyle par exemple). Ce corpus pose donc d’emblée le problème de la langue : comment l’espace, alors même qu’il est déjà porteur de langue(s) insulaire(s), vit-il au sein d’une autre langue, le français ? Le français s’écrit-il et se vit-il alors autrement ? Comment ?
Notre corpus se compose de quatre œuvres qui font vivre une même langue, le français, selon des modalités différentes : une œuvre créolophone de La Réunion, une œuvre non-créolophone de cette même île, une œuvre se rapportant à d’autres îles de l’océan Indien, et enfin une œuvre qui habite l’espace maghrébin. La distance qui sépare les espaces propres à chacune de ces œuvres est-elle telle que rien ne leur permet de s’inscrire dans un même système littéraire ? Ces auteurs sont tous francophones… De plus, chacun de ces textes s’inscrit encore dans une unité interne à l’œuvre globale de chaque auteur : diptyque sur l’histoire silencieuse de La Réunion pour Agénor ; diptyque encore d’une histoire familiale silencieuse pour Lods ; triptyque îlien sur ses origines mauriciennes pour Le Clézio ; et enfin trilogie de la découverte d’un Nouveau Monde pour Farès. Pour chacun des points d’analyse qui sera abordé dans notre étude, nous choisirons de nous appuyer principalement sur l’un des textes de chaque auteur selon sa représentativité par rapport à la stratégie d’écriture mise en œuvre dans chacun des ensembles unitaires.
Lieven D’Hulst, « Centre/périphérie », in Michel Beniamino et Lise Gauvin (dir.), Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, France (Limoges), Pulim, 2005, p. 34.
Nous pensons par exemple pour Axel Gauvin à Kartié-troi-lète (France, K’A, 2006 [1984 : Kartyé trwa lèt]), et pour Daniel Honoré à Vativien (France, K’A, 2006), qui sont tous deux des textes écrits en créole réunionnais selon des choix graphiques propres aux auteurs.
Pour des précisions concernant les différentes graphies du créole réunionnais, nous conseillons l’essai d’Axel Gauvin : L’Ecriture du créole réunionnais. Les indispensables compromis, France (Réunion), UDIR, 2004.