Les différents niveaux et les différentes natures d’exils précédemment notifiés dans les résumés de nos textes permettent d’affirmer que, comme il existe différents exils, il existe aussi différentes manières de les transcrire. Devrait-on alors pour les clarifier proposer une grille de classification des différents niveaux et des différentes expressions de l’exil ? A mon sens, cette entreprise serait vaine. Non pas qu’elle ne pourrait aboutir à une éventuelle grille, mais plutôt qu’elle ne pourrait, en aucun cas, rendre compte de la multiplicité et de la complexité des enjeux liés aux exils : chaque synonyme – chaque nuance ? – qu’il est possible de donner à ce terme renvoie non seulement à une situation particulière, mais encore à un vécu et à un ressenti particulier : « ban, bannissement, déportation, expatriation, expulsion, lettre de cachet, ostracisme, proscription, relégation, transportation », « départ, éloignement, isolement, réclusion, renvoi, retraite, séparation »135 ; et nous pourrions encore ajouter à cette liste d’autres notions aux significations toutes aussi évidentes : déplacement, désorientation, dépaysement, déracinement, acculturation, amputation, etc. Voilà autant de nuances qui rendent si différents les exils, et par là-même imperceptibles dans un sens global.
Pour clarifier ce point, il paraît nécessaire de s’appuyer d’abord sur les définitions les plus couramment usitées du terme « exil ». Par ailleurs, celle du dictionnaire le Nouveau Petit Robert que nous avons proposé en exergue à l’introduction ne constitue pas en soi un point d’arrivée, mais plutôt un point de départ, permettant de tracer les premières lignes du chemin qui mènera à la compréhension de l’exil. Et, plutôt que de s’arrêter à cette trop courte définition, pour affiner ces premières tentatives de compréhension, nous recommandons la lecture de « définitions générales » plus complètes, comme par exemple celle du Dictionnaire culturel en langue française 136, ou encore celle du Dictionnaire du littéraire 137.
Ces récentes définitions tentent de faire, en quelques colonnes, l’historique de l’exil – dans la littérature – dans ses périodes, ses genres, et ses causes les plus variées. Encore une fois, la tâche est immense, et tenter brièvement de retracer l’historique de cette notion, depuis Homère jusqu’à nos jours, ne peut assurément pas aboutir à l’exhaustivité. Cependant, leur lecture permet d’approcher avec un peu moins de distance cette notion aux champs si vastes. De manière générale, ces définitions aboutissent – notamment pour celle du Dictionnaire du littéraire – à une conclusion qui place l’exil comme l’un des moteurs de la création artistique, toute période et tout mode d’expression confondus :
‘Ainsi l’exil, de la littérature de l’émigration aux littératures migrantes qui marquent aujourd’hui la création tant en Europe qu’au Québec, et de l’expérience à l’imaginaire littéraire, est un trait obsédant de la création.138 ’Plus modérée sur ce point, la définition proposée par le Dictionnaire culturel en langue française ne perçoit pas un lien atemporel étroit entre exil et création, mais plus particulièrement un lien historiquement situable (né au XIXe siècle) entre exil et politique, exil et engagement :
‘Au XIXe siècle, sous la figure de l’oiseau empêché de voler (albatros, cygne), une tradition protestataire a établi une relation entre poète et exilé : le cas de Victor Hugo, exilé sous le second empire est emblématique, car l’exil a structuré l’histoire même de sa vie et fourni un des thèmes majeurs de son œuvre : « Un exil, c’est un lieu d’ombre et de nostalgie » (Hugo, l’Année terrible, Juin, V).D’après ces deux définitions, nous pouvons constater qu’il est une évidence que nous nous devons de souligner : l’exil ne se définit pas en soi, mais il est défini par les textes eux-mêmes, par la manière dont il peut se lire dans les productions littéraires, selon les époques. L’exil est donc sujet à mouvement, puisque, selon les situations historiques et/ou politiques, il peut être affirmé dans sa nature ou redéfini (nous suggérons par là de ne pas appliquer de manière arbitraire les définitions déjà existantes de l’exil sur les textes de notre corpus, mais à l’inverse de tenter de lire la manière dont nos textes, par leur contemporanéité, tendent à redéfinir cette notion). De plus, les deux définitions présentées ci-dessus se recoupent en un autre point : l’exil est, de manière plus ou moins marquée, un moteur de la création littéraire. Quelle que soit la cause du départ, le simple fait d’être ailleurs plutôt que ici, stimule la création. Un lien étroit se tisse alors entre l’exilé et l’espace… espace bien réel, mais désormais habité « d’ombre et de nostalgie » ; « ombre et nostalgie » qui, semble-t-il, investissent le nouveau champ imaginaire, et par là même le nouvel espace langagier alors devenu pluriel. C’est donc bien d’un ressenti personnel qu’il s’agit, mais de cette perception résulte la naissance d’un imaginaire altéré désormais habité simultanément par l’avant et l’après, par l’espace perdu et l’espace nouveau à investir. Les perpétuels mouvements entre les espaces passés et présents, imaginaires et réels, que nous avons notés dans les textes de notre corpus, semblent par conséquent relever de cette frustration : celle de ne pas pouvoir réaliser son désir d’habiter le présent, tout en y préservant sa dimension passée ; celle de pas parvenir à établir un pont entre ces deux rives spatiales et temporelles. La conciliation de ces deux entités – avant et après – devient alors, pour les personnages en présence, l’objet même de la quête : rétablir le pont qui les a fait passer de l’avant à l’après, et réaliser par le langage la survivance du temps perdu. C’est ce dont témoignent par exemple les narrateurs du Chercheur d’or et du Voyage à Rodrigues de Jean-Marie G. Le Clézio en tentant, par des processus d’identification, de réinvestir les corps passés de personnages fantasmés (respectivement ceux du Corsaire et du grand-père décédé). C’est encore ce même désir, né d’une même frustration, que nous pouvons lire dans les paroles du narrateur du Bleu des vitraux lorsqu’il affirme :
‘Il n’y a pas de passerelle entre « avant » et « après ». Il y a deux mondes discontinus, et l’on se retrouve dans le second sans même avoir compris que l’on a quitté le premier.Ce trouble exprimé par le personnage face au manque de « passerelle » entre les deux espaces énoncés, bien plus que de marquer la présence simultanée dans le langage de ces deux entités, caractérise encore le fait que la « passerelle » participe de la structure même de l’écriture : l’écriture est le lieu de passage, l’écriture est le pont invisible qui rétablit la continuité entre les « mondes discontinus ». Au sujet de la thématique du pont, du lien artificiel qui peut rétablir la communication entre deux espaces distincts, Michel Serres remarque :
‘Le pont est un chemin qui connecte deux berges, ou qui rend une discontinuité continue. Ou qui franchit une fracture. Ou qui recoud une fêlure. L’espace du parcours est lézardé par la rivière, il n’est pas un espace de transport. […] La communication était coupée, le pont la rétablit, vertigineusement.140 ’De par leurs natures, leurs formes et leurs origines, les voix en présence dans notre corpus sont toutes singulières. Pourtant, dans l’expérience de l’exil, elles se retrouvent toutes sur une même voie : un pont vertigineux, établissant – ou rétablissant – une liaison entre les espaces parcourus. Pour « recoudre la fêlure » provoquée par l’exil (la rupture entre avant et après), l’utilisation d’un langage structuré en pont(s) semble devenir nécessaire. En ce sens l’exil est effectivement un moteur de la création littéraire, puisqu’il impose la mise en forme d’une écriture appropriée, susceptible de connecter les deux berges spatiales et temporelles, réelles et imaginaires, entre lesquelles erre désormais l’exilé. L’exil provoque le trouble, la conscience du manque, et détermine l’écriture du livre qui tente ainsi de rétablir la communication entre les temps, passé et présent, proposant des ponts structurels entre le temps révolu d’avant l’exil et celui présent de l’errance. Par conséquent, c’est bien là qu’il semble falloir situer la parole de l’exilé : dans l’espace vertigineux de la connexion des deux rives, sur le pont qui unit passé et présent, entre l’avant et l’après, c’est-à-dire pendant l’errance.
De plus, ce pont que les personnages tentent de rétablir entre leurs dimensions passées et présentes, nous pouvons le franchir à un niveau autre : ne se dessinent-t-il pas ici, entre les textes du corpus, les premières fondations de ponts autres faisant se rencontrer les œuvres mêmes par le biais d’un désir commun ? Ce fantasme de la réalisation simultanée du passé et du présent, du passé dans le présent et inversement, ne caractérise-t-il pas chacune des œuvres en présence, jusqu’à les conditionner, les organiser ? C’est ce qui nous amène à nous poser la question de la désignation possible de ces textes par écritures de l’exil ; dénomination dont le pluriel serait de rigueur, puisque chacun des auteurs, par la mise en mots de brèches et de plis qui leurs sont propres, garde une identité avant tout marquée par l’imaginaire des espaces culturels particuliers qu’il a parcouru et parcourt encore de manière réelle et/ou imaginaire. En premier lieu, ce sont les « fêlures » formées par ces ruptures qui semblent pouvoir se lire dans chacune des écritures, creusant par leurs mouvements des gouffres itératifs aux œuvres d’où s’échappent, sur les voies de l’exil, les voix liées aux origines absentes.
Synonymes donnés par le Dictionnaire des synonymes, Henri Bertaud Du Chazaud, Paris, Le Robert, 1995 ; article « exil », p. 291.
Alain Rey (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, Paris, Le Robert, 2005 ; Article « exil », Tome II, p. 797-798.
Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (dir.), Le Dictionnaire du littéraire (2e édition revue et augmentée), Paris, PUF, 2004 ; Article « exil », p. 214-216.
Ibid., p. 215.
Dictionnaire culturel en langue française, op. cit., p. 798.
Michel Serres, in Claude Lévi-Strauss (dir.), 1983, p. 28.