Nous nous attacherons dans notre seconde partie intitulée « Les mouvements de l’exil : errances et constructions de réseaux d’échanges », à lire la manière dont les textes se structurent à partir de mouvements d’errances et de quêtes pour relater et métaphoriser les exils. Mais, avant de pouvoir penser les errances – qui sont consécutives aux exils – il semble au préalable nécessaire de penser les exils eux-mêmes : comment s’expriment et se lisent dans notre corpus les expériences de l’exil ? Il conviendra donc de relever, selon les particularités propres à chaque auteur, les représentations de l’exil : quelle(s) définition(s) donnent-ils par leurs textes de l’exil ? Qu’est-ce qui conduit les êtres en présence à devenir des exilés ? Pourquoi ont-ils éprouvé à un moment de leur histoire la nécessité de quitter un espace, de partir vers d’autres lieux ? Ce mouvement relève-t-il d’ailleurs d’une volonté délibérée ? C’est donc seulement après avoir relevé ces modalités que nous pourrons nous interroger sur la nature propre des exils narrés : quels sont-ils ? Relèvent-ils du bannissement ? De la fuite ? Ou d’autre chose ? De quoi ?
Nous verrons d’abord que semble prendre forme au sein de chacun des textes un jeu d’équilibre entre des pleins et des vides, entre des plis et des creux : les plis semblant se rapporter à des présences, lourdes et pesantes, qui forcent les exils ; alors que les creux, à l’inverse, semblent relever de non-dits, de maux qui ne veulent pas rester muets. Plis et creux semblent donc être en premier lieu les formes qui caractérisent les expériences liées aux exils narrés, faisant se mouvoir le langage en vagues successives qui vallonnent ou creusent les livres. Par ces mouvements naît alors une prise de conscience : celle de la perte du lieu originel et de la racine… perte vraisemblablement causée par d'écrasantes présences. La mise en mots de ces mouvements de pleins et de creux, de présences et d’absences (absence de Soi dans son lieu d’origine, mais encore absence du lieu même, puisqu’il n’est plus habité par Soi) semble donc exprimer une prise de conscience : celle du déracinement… celle de son absence au monde, causée par la brutale survenance d’un Autre, oppresseur, forçant les présents enracinés à s’exiler, et à devenir des absents. Il importera dès lors, pour chacun des personnages en exil, de se questionner sur les causes de son absence en mettant en scène son rapport à la force dominante, aux présences oppressantes, et ce afin de comprendre sa situation. C’est là une quête : celle de l’origine et de la racine perdues. Par conséquent, quêtes de l’origine et de la racine sont dans l’expérience de l’exil les premiers symptômes du trouble, mais encore l’expression du désir de comprendre : pourquoi et comment l’exil ?
Introduisant sa partie de la Poétique de la Relation portant spécifiquement sur « l’errance, l’exil », Edouard Glissant propose de s’interroger en premier lieu sur ce qui, dans l’expérience de l’exil, fait nécessairement défaut, la racine : « De l’exil à l’errance, la mesure commune est la racine, qui en l’occurrence fait défaut. C’est par là qu’il faut commencer »141. Nul doute que dans l’ensemble des œuvres qui composent notre corpus, « la racine […] fait défaut ». Que ce soit chez Jean-Marie G. Le Clézio, chez Nabile Farès, chez Monique Agénor ou chez Jean Lods, l’écriture exprime un profond désir de retrouver, par l’expérience du langage, une origine absente. Mais comment comprendre l’absence si au préalable nous ne nous interrogeons pas sur ses causes ? Comme le suggère Glissant, c’est donc bien par ce qui fait défaut qu’il faille commencer : la racine, et plus particulièrement par la manière dont s’est opérée la rhizotomie traumatique.
Parmi nos œuvres, c’est dans celles de Monique Agénor que ce type d’opération est présentée de la manière la plus explicite. Dans Comme un vol de papang’, le déracinement ne se présente pas comme un état de fait, mais bien comme une coupe réalisée par une tierce entité, le colonisateur. Dès les premiers mouvements du livre, les faits sont exposés. D’abord par une métaphore : Herminia (surnommée « Minia »), « jeune conteuse de contes et légendes de l’océan Indien » (p. 9), après avoir travaillé avec ses élèves la récitation et la traduction en créole d’une fable de Jean de La Fontaine sans équivoque, celle du Geai paré des plumes du Paon (p. 11), apprend qu’un « diseur-crâneur voulant rivaliser avec [elle], héritière de l’âme d’une belle esclave libre » (p. 37) aurait plagié ses carnets intimes où elle avait, justement, confiné les mémoires de la belle esclave libre en question, sa grand-mère Fanza :
‘Chaque mot, chaque phrase qu’elle s’était efforcée de trouver justes en les réécrivant, avaient recomposé peu à peu son identité éparpillée. L’écriture avait fait bouillir ses viscères et son cœur, éclairant ses pensées d’un souffle à un autre, lui apportant aide et soutien dans sa volonté de se chercher et d’affronter ici et là-bas. Là-bas, l’Histoire de son pays, à l’atmosphère lourde, aux étendards de haine et à la cuirasse de fer. Mais aussi l’Histoire au visage de beauté parfumée de jeunesse. (Agénor, CVP, p. 72)’Cet événement – le plagiat de ces mémoires confinées – est le moteur du livre, puisque c’est à la suite de sa survenance que la jeune conteuse décide de raconter à son entourage son histoire qu’elle n’avait encore jamais révélée. A cause de la « band’violeurs du genre humain », des « fans garces de la terre, pollueurs des écrits, des corps et des âmes, du profane et du sacré. Des chieurs d’encres qui se vautraient dans leurs propres vomis. Des souillards qui encrottaient le ti-moune et le grand-moune. Des vandales qui dérespectaient l’humanité. Des charognards » (et cette litanie exprime bien le mépris du personnage pour ces voleurs…), « le miroir dans lequel son image s’était si longtemps superposée à celle de Fanza venait de se briser ». Souillée, elle ne pouvait plus se reconnaître dans sa propre histoire, celle « des Malgaches mêle-mêlée à celle des Français » (p. 71-72). A partir de cet événement qui s’intègre à la narration principale, le texte s’ouvre sur un ailleurs : celui des origines de Minia. Alors que Minia habite l’île de La Réunion (« ici » dans le texte), ses origines prennent racine dans un autre espace, dans un autre temps : Madagascar à la fin du XIXe siècle (« là-bas » dans le texte), peu de temps avant la prise de possession de cette île par le gouvernement français.
Dès lors, à partir du mouvement suivant, l’ « Acte I », la conteuse plonge les habitants de son quartier dans l’univers de la Grande Île, à ce moment non encore colonisée. Cette histoire parallèle est celle du combat de la reine Manzàka (dont Fanza est « l’esclave favorite et affranchie », p. 21) face aux « Vazàhas, ces étrangers grands blancs sortis de l’au-delà des mers, de l’andàfy, et venus troubler la quiétude et la paix des Malgaches » (p. 21). Prend forme ici un premier pli : si nous pouvons visualiser la « quiétude des Malgaches » comme une surface plane, nous voyons que l’arrivée des Européens, décrits de manière péjorative, consiste en la formation sur cette surface d’une plissure. Le premier acte qui ouvre alors une succession d’autres à venir, conte les balbutiements des troubles et de la mésentente qui conduiront les étrangers à prendre possession de l’île, et à bannir la reine et sa servante vers La Réunion. Les racines de Minia se plantent donc dans un temps largement antérieur à sa naissance, et dans un espace autre que celui qu’elle habite désormais. Aussi, le rapport dont elle fait état entre les malgaches et les colons français semble-t-il être à l’origine du trouble, à la source de ce qui « fait défaut ». Nous nous souvenons de la fable de La Fontaine, traduite en créole réunionnais, qui ouvrait le livre :
‘Bel z’oiseau l’arc-en-ciel, té y perde son plime.
in Les Fables d'Esope Phrygien, mises en Ryme Francoise. Avec la vie dudit Esope extraite de plusieurs autheurs par M. Antoine du Moulin Masconnonois, à Lyon, par Iean de Tournes et Guillaume Gazaeu, 1547.
Cette traduction, métaphoriquement, précise les enjeux du texte : comme le « papang’ voleur » s’empare des plumes du « bel z’oiseau l’arc-en-ciel » pour aller se pavaner – « vavanguer » –, un « pisseur-de-copiage » (p. 37) s’empare des mots de Minia pour se les attribuer. Parallèlement, dans l’autre histoire (celle contée dans les actes), l’administration française s’empare des ressources malgaches pour se les attribuer (et, peut-être est-ce encore de la part de l’auteure une marque d’ironie que de se référer pour dénoncer ce plagiat à une fable qui, elle-même, s’en inspirait d’une autre, comme peut par exemple en témoigner cette lithographie extraite des Fables d’Esope Phrygien et illustrant « Le Geai et des Paons »143…). Se dessine là une nouvelle lecture possible du titre même de l’ouvrage : le « papang’ », comme il est précisé dans le glossaire est un oiseau de l’île, de la famille des rapaces (p. 254)144. Le « vol » mentionné dans le titre, lu conjointement à ces métaphores, se rapporterait donc plutôt à l’action de dérober quelque chose : la mémoire, l’histoire. Et c’est là tout le « désarroi » (p. 37) dont semble vouloir témoigner le livre : celui du « lance-flammes qui allait embraser Madagascar durant plus d’un siècle : La colonisation ! » (p. 195). De ce fait, se multiplient dans le texte les plis d’actes traumatiques, perçus comme des rhizotomies, puisque par leurs répétitions ils conduiront au fil des pages au déracinement de la reine et de sa servante, à leur mise au ban sur l’île de La Réunion. Le vocabulaire usité pour décrire le premier des événements profanes qui conduira à la « fissure » (p. 22) des relations franco-malgaches peut permettre d’illustrer la manière dont ces plis affecteront les personnages en présence :
‘Des individus blancs, Français et Créoles, s’étaient permis de violer une parcelle des terres Hòvas pour en extraire l’or. Leur travail clandestin était bien avancé quand ils avaient été surpris, car la terre blessée béait largement à ciel ouvert.La virulence des propos se trouve encore accentuée quelques pages plus loin par un rappel des faits : « Mais la terre rouge et humide avait été profanée. Des dragons mâles l’avaient éventrée et avaient éparpillé dans la vallée la chair des aïeux » (p. 25). Ce second extrait permet de mieux comprendre en quoi l’acte accompli est profane : la terre est sacrée parce qu’elle contient « la chair des aïeux ». Nous comprenons que les verbes usités pour décrire l’atrocité de l’acte ne constituent pas une personnification de la terre malgache puisque, véritablement, le sol est un corps, habité par l’esprit des ancêtres. « Blesser », « éventrer » et « violer » la terre, c’est donc déjà opérer une coupe dans la racine, puisque c’est la vider de sa substance généalogique. Ces deux extraits illustrent donc non seulement la nature de la blessure causée, mais encore, par le choix d’un vocabulaire virulent à l’égard des « pilleurs d’or et de pierres précieuses » (p. 25), la profondeur et l’intensité de cette blessure. Les qualificatifs durs à l’égard de ces personnages ne manquent effectivement pas : « violeurs de terre », « dragons mâles », « éventreurs de nos terres », « ces culs de singes, voleurs d’or » (p. 28), etc.
Par conséquent, si les perforations se présentent dans la terre malgache comme des creux, dans l’écriture ils se présentent davantage comme des plis, puisque c’est là le fait d’un trop plein de présences. Les enjeux politiques et économiques par lesquels sont mus les « Etrangers » (p. 28) les forcent à investir le territoire, à se l’approprier, puisque c’est ainsi que se justifie dans le texte leur présence : « Madagascar s’imposait sur la route des Indes comme le seul et véritable atout politique et économique. Un point stratégique fort, courtisé par tous les Européens traqueurs des mers » (p. 28). Dans cette perspective commerciale, la part de sacré est totalement évacuée. Les Malgaches eux-mêmes importent peu, seule est prise en compte la position stratégique de l’île. Et, bien que « “La terre malgache appartient aux Malgaches” » comme le lance la reine (p. 25), l’importance stratégique aura raison d’une île qui ne sera en définitive pas « courtisée », mais dérobée, v(i)olée ; les colons prendront – clandestinement – possession de l’espace, nous apprend Comme un vol de papang’. Or, cette prise de possession retourne le principe d’appartenance énoncé par la reine, faisant des malgaches des absents sur leur propre terre. En effet, c’est à cause de la trop forte présence des « pilleurs » et des « violeurs » que la reine et sa servante se trouvent dépossédées de tout, famille, terre, statut, etc. et sont bannies :
‘Un lourd voile noir tout taché de sang enveloppa le royaume et son peuple, l’engloutissant dans l’infini d’un puits. La nuit d’une éclatante lumière allait se transformer en jours sombres et douloureux de deuils. (Agénor, CVP, p. 27)’La présence de l’Etranger est un pli. La conséquence de sa présence est un creux. Un creux qui vide l’espace de son essence et de sa racine, « l’engloutissant dans l’infini d’un puits ». En contrepoids, le pli qui prend forme est donc celui du processus historique colonial qui, du bombardement de Fort-Dauphin en signe de représailles de la part des Français (p. 26) à la proclamation officielle du statut colonial de la Grande Île par le général Galliéni (p. 195), videra l’espace de ses présences originelles, sectionnant une à une les racines. Les « actes » de Comme un vol papang’ content donc comment à cause d’une présence oppressante, violente, Madagascar se videra de sa substance ; les personnages seront coupés de leurs racines géologiques et familiales. Les enjeux politiques et économiques, comme ils ont contribué à creuser le sol, creuseront aussi l’écriture dont les trous et les troubles témoigneront de la section des racines. Elles font effectivement défaut, mais c’est justement pour cette raison que survient le langage : fécond, il rebouche les plaies béantes.
Edouard Glissant, 1990, op. cit., p. 23.
Il s’agit des trois premiers vers de la fable « Le Geai paré des plumes du Paon » :
« Un Paon muait ; un Geai prit son plumage ; / Puis après se l’accommoda ; / Puis parmi d’autres Paons tout fier se panada […] ». Jean de La Fontaine, Œuvres complètes, I. Fables et contes, Paris, Gallimard « La Pléiade », 1991, p. 152.
Illustration de la Fable 29 du « Geai et des Paons(ne se glorifier du bien d'autruy) », in Les Fables d'Esope Phrygien, mises en Ryme Francoise. Avec la vie dudit Esope extraite de plusieurs autheurs par M. Antoine du Moulin Masconnonois, à Lyon, par Iean de Tournes et Guillaume Gazaeu, 1547.
Plus précisément, le (ou la) « papangue » (Circus maillardi), plus rarement nommé « busard de Maillard » ou « busard de La Réunion », est endémique à La Réunion… Se précise donc le choix fait par l’auteure d’avoir recourt à ce symbole : cet oiseau est le seul rapace de l’île.