Si dans Comme un vol de papang’ le trop-plein de présences oppressantes, de forces dominantes, contribue à plisser et creuser le livre, dans la trilogie farésienne il semble en être de même. Mais à la nuance que dans cette écriture l’ennemi ne semble pas avoir de visage. Dans le premier livre de la trilogie, Le champ des Oliviers, le discours s’organise en deux principaux mouvements qui se succèdent et dont les titres mêmes marquent un système dichotomique : « L’ogresse au nom obscur » et « Les grives au nom diurne ». Ces deux titres mettent en lumière un clair-obscur qui se lit déjà par le contraste qu’ils expriment ; l’un se réfère à la nuit, l’autre au jour. Pour le moment, nous nous intéresserons davantage aux plis, c’est-à-dire à la partie du livre qui se nomme ici par sa clarté, celle qui se réfère au jour. Par ailleurs, si l’oiseau présent dans le titre du roman d’Agénor renvoyait aux oppresseurs, voleurs et violeurs de terre, l’oiseau du titre du second mouvement du texte de Farès (la grive) se rapporte à l’entité inverse : celle qui s’est vu dépossédée de son territoire, à savoir les algériens, et plus précisément, semble-t-il, les résistants algériens.
Le champ des Oliviers retrace le parcours de Brandy Fax de Paris à Barcelone. Durant ce parcours, le protagoniste se perd dans les méandres de sa mémoire, se plongeant par le biais de diverses voix dans l’Histoire de son pays d’origine, l’Algérie. Par rapport aux premiers mouvements du livre où la présence de Brandy Fax, bien que parfois dissimulée, était lisible, à partir des « grives » (premier mouvement des « grives au nom diurne »), une rupture semble avoir lieu. Ainsi, durant sept parties, Brandy Fax disparaîtra pour ne réapparaître qu’à la fin du livre (dans XII « Barcelone », XIII « Barcelone » et XIV « L’inscription »). Cette disparition laisse place au récit « grives » (VI), figure métaphorique désignant les insurgés de 1954 ayant pris le maquis (p. 111), et s’étant plus tard repliés et retrouvés isolés aux abords des frontières nationales145. Ce passage du livre narre donc la marche de l’un de ces groupes sur une colline… marche contre l’ennemi qui se conclura par un drame : la mort de l’une des jeunes grives, c’est-à-dire de l’un des jeunes combattants. Le statut, comme le combat des « grives », n’y est jamais explicitement nommé. Simplement suggéré, il se devine plus qu’il ne se lit :
‘Il y a là plusieurs corps. A peine dissimulés par l’herbe. Dans l’herbe. Plusieurs corps étendus. Frileux. Tout barbouillés de boue et de terre un peu rouge. La radio annonçait que l’exil allait prendre fin. Que l’on rendrait la terre à ceux qui l’avaient ardemment désirée conquise par la durée de leur corps. La radio annonçait que le printemps allait enfin venir. (Farès, CO, p. 106)’L’Histoire est présente ici : nous devinons qu’il s’agit de celle de la résistance contre l’occupation française, pourtant, celle-ci n’est pas nommée. Seuls sont présents les insurgés, « ceux qui avaient ardemment désirée conquise par la durée de leur corps » la terre algérienne (« durée » qui est celle de la guerre elle-même). Afin d’éclairer cet extrait, nous pouvons citer les paroles de celui qui est désigné par le « Vieux Maître » (XI) et qui, tout en rappelant aux hommes les blessures causées par la première guerre de 1871, précise les exigences de l’acte de résistance : « “Nous allons inventer les Grives oui Les Grives, en approche de ce monde ; celui que nous voulons conquérir car, il n’existe pas d’autre solution pour nous, que de conquérir ce nouveau monde” » (p. 177). Le « nouveau monde » est celui d’une nouvelle présence, oppressante, qui chasse les anciennes, les retranchant aux limites du pays, les condamnant à « l’exil ». Refusant de se laisser déposséder et chasser du territoire, les « grives » se mettent alors à marcher contre cette présence qui tente de s’imposer par la force et de former un pli dans leur paysage, les faisant disparaître.
Les grives, oiseaux pourtant migrateurs, qualifient donc étrangement dans le livre des êtres enracinés dans le territoire algérien. Ce pays, rappelle le texte, « ce pays du meurtre » (p. 99), s’est ouvert au « double mouvement de dix-neuf cent cinquante-quatre » (p. 103), celui de la guerre et des exils : « Vient / le mouvement / à / l’incidence / d’un automne / meurtrier. / La grive / ouverte. / L’air / dur / comme / une / pierre. / Et / mon être part / (étendu) / dans le mouvement / aigu / d’une guerre » (p. 102-103).Deux forces s’expriment ici, à savoir celle d’un départ forcé causé par la guerre, et celle d’une guerre causée par la survenance inattendue d’une présence meurtrière : « Je / vois / l’Autre. / Celui / de / mon ventre. / Celui / de / mon heurt / de / mon exil / de / ma haine […] » (p. 102). A ces deux mouvements – avoués – relevés, s’ajoute un troisième qui ne se dit pas, mais qui se lit : celui de l’écriture. Témoignant de la blessure provoquée par la guerre, le texte se déchire à son tour, faisant par les vides créés écho aux présences narrées, tentant ainsi de les désintégrer. L’ennemi contre lequel s’exécute la marche n’existe étrangement pas, car il n’est jamais nommé. Est-ce là un moyen pour l’auteur, par l’écriture, de participer à la lutte des « grives » ? Est-ce là la recherche d’un équilibre entre la mise en mots des absences dues aux exils et des présences ennemies ? Est-ce là une manière de se libérer de « l’omniprésence du monde et de l’être » (p. 99) ? Du monde créé par « l’Autre » ? L’auteur est bien là, présent, et nous précise même le sens de sa démarche, celui de la marche de son écriture contre la présence autre : « Par-delà le mouvement. Œuvrer au négatif. Contre le négatif » (p. 100). Les pages, tantôt pleines, tantôt vidées, montrent par leur typographie leur entrée en résistance. Elles produisent du vide en évitant de trop en dire sur la présence de l’Autre et de la douloureuse Histoire qu’il a apporté (il existe en effet dans le texte très peu de repères, qu’ils soient géographiques ou temporels), mais dans un même mouvement elles tentent de témoigner des douleurs consécutives à ces intrusions. Entre le vide et le plein des pages, l’écriture oscille entre les silences et les cris, dévoilant à peine l’Histoire, s’attachant davantage à rendre compte des troubles provoqués. Ainsi, l’Autre est laissé dans le texte « A la limite de son envahissement » (p. 108).
Ce premier mouvement de résistance contre une force qui tente de s’imposer sur le territoire, se lit donc par ce que nous pouvons nommer, nous référant aux travaux comparatifs de Karine Chevalier portant entre autres sur les premiers romans farésiens146, une politique du retournement, qui implique nécessairement une poétique du retournement. Aucun nom, aucun visage ne sera jamais attribué à cette présence autre dont le texte tente de se vider :
‘L’autre. Placé en face. En face de ma durée. De son jour. De notre vie. L’autre. Qui activait son pouvoir au-dessus de l’herbe. Là. A ce lieu. Cet espace. Où il affrontait le monde. Le monde autre. Celui qu’il fallait quitter. Pour devenir Soi. Soi. (Farès, CO, p. 105)’L’ennemi est « l’autre »… il n’est que « l’autre ». Il ne se nomme pas, ne se voit pas, ce qui peut être confirmé par ce nouvel extrait qui relate une fusillade :
‘Tout autour. A intervalles réguliers. Des coups furieux montés du sol. En fumée. Des touffes fumeuses. Que l’on voyait partir du sol. Et s’échapper dans l’air au-dessus des arbres. Pas très loin de nous. Des coups de feu partis de terre. (Farès, CO, p. 111)’C’est une succession de métonymies qui révèle la présence de « l’autre ». Il se distingue par des « coups furieux », des « touffes fumeuses », des « coups de feu », mais véritablement, il n’existe pas. Nous nous sommes interrogés à ce sujet et avons émis deux hypothèses : la première serait qu’il s’agit là d’une chouannerie inversée où « l’autre », ayant pris possession du territoire, parvient à se fondre dans l’espace jusqu’à y devenir indiscernable. La seconde serait une tentative d’amoindrir par l’écriture la présence autre, de la désintégrer et la faire disparaître par un retournement de sens et de perspective. Cette politique du retournement consisterait à mettre en œuvre celle appliquée par les oppresseurs afin de prendre possession du territoire. C’est-à-dire, défaire la présence de l’autre, l’annuler par une omission langagière et nominative. Comme l’a si justement souligné Françoise Vergès au sujet de la puissance connotative du mot « nègre » dans la société esclavagiste occidentale (et d’une manière plus générale dans la société occidentale même), « les maîtres du sens sont aussi les maîtres de la société »147. Retourner l’Autre par un choix nominatif qui creuse le texte, c’est reprendre possession du sens usurpé, c’est devenir « maître » de sa parole, c’est devenir « maître » à la place de celui qui prétendait à ce statut. Notre hypothèse se confirmera d’ailleurs à la fin de ce mouvement du champ des Oliviers, juste avant le retour sur scène de Brandy Fax. Reprenant des mots et un vocabulaire propres à « l’Autre », le « Vieux Maître » précise encore :
‘Les hommes acceptaient l’administration, les papiers d’identité, le recensement, l’école, mais, en aucun cas, ils n’acceptaient le servage. « Ils se croient encore libres » pensait l’Autre « Nous allons leur dire que jamais ils ne seront (vous serez) des esclaves, mais des travailleurs. » (Farès, CO, p. 176)’Reprenant les mots d’une doxa populaire propre à l’ordre dominant, le texte s’insurge en les condamnant. Ce pronom impersonnel, accentué par sa répétition et sa mise en italique, se rapporte au choix langagier engagé par « l’Autre » pour désigner les hommes du territoire. Mais, les paroles du « Vieux Maître » reprennent ces choix pour les retourner et les appliquer à ce même « Autre ». Ainsi, comme dans le discours dominant – le discours émis par les dominants – les algériens n’avaient ni visage, ni identités (l’utilisation du pronom personnel pluriel est dénoncé parce qu’il se réfère à une entité impersonnelle), dans les paroles du « Vieux Maître » il en sera tout autant. Il en est alors de même dans le livre qui, comme nous l’avons constaté, tente de résister contre la présence oppressante, tente d’écraser les plis formés par les expériences de guerre et de colonisation, en les désignant de manière impersonnelle, sans repères précis… en les effaçant de la narration. Par le retournement de la politique de l’ennemi, l’écriture s’allège non seulement du poids de l’Autre, mais encore de l’impedimenta de son Histoire. C’est donc pour se désencombrer des plis de l’Histoire que la parole du lieu émerge du puits dans lequel elle s’était retrouvée enfouie.
« Je rêve d’être parmi ceux qui constituent le monde » (p. 104) disait la jeune « grive » assassinée lors de la marche dans les maquis. Ce rêve, l’écriture l’exauce, puisque cette parole participe au mouvement global du livre. Son langage constitue déjà une part du monde, le Nouveau Monde interne de la trilogie où « le lieu du monde est maintenant bouleversé, changé, et, comme, retourné… » (E&D, p. 70).
Pour plus de précision concernant la résistance algérienne et ses maquis (wilayas), nous pourrions conseiller l’un des travaux filmographiques de Bernard Favre et Benjamin Stora : Les Années algériennes. Ce documentaire, en quatre parties, retrace l’histoire de la Guerre d’Algérie en tentant d’éviter les écueils d’un point de vue centriste, en rendant la parole aux deux principales entités qui se combattaient alors : les résistants et les colons. Bernard Favre et Benjamin Stora, Les Années algériennes, Paris, Ina/France 2, 1991.
Karine Chevalier, La Poétique de la mémoire : trace, masque, palimpseste, chaos dans les œuvres romanesques de Nabile Farès, Juan Rulfo, Daniel Maximin et Salman Rushdie, Thèse de Doctorat sous la direction de Nabile Farès et Debra Kelly, Université Stendhal - Grenoble 3 / Westminster University - Londres, 2004 ; « Chapitre I : La trace dans l’écriture de Nabile Farès » <http://www.limag.refer.org/ThesesSommaire.htm#C-G>.
Françoise Vergès, Préface de Nègre, Négrier – Traite négrière. Trois articles du Grand Dictionnaire universel du XIX e siècle de Pierre Larousse, France, Bleu autour, 2007, p. 9.