Le joug familial

Nous constatons que dans les écritures présentées ci-dessus, la reconquête de ce qui fait défaut, la racine, passe par la récupération d’une parole usurpée. Chez Monique Agénor comme chez Nabile Farès un pli – l’Histoire – s’est formé dans l’espace, plongeant par ses mouvements les présences insulaires dans les creux de l’oubli. L’expérience du langage est alors de retourner cette situation vécue comme un trouble, afin de renverser l’ordre dominant établi, afin de faire des plis un creux, et des creux un pli : faire ressurgir les paroles de la mémoire des creux de l’oubli afin de faire disparaître les présences oppressantes. Dans les œuvres de Jean Lods et de Jean-Marie G. Le Clézio que nous nous proposons d’étudier, cette démarche semble être similaire : une force oppressante provoque un pli dans le paysage des personnages, les forçant à se replier dans les creux de leurs mémoires respectives. Mais dans leur oeuvre le pli n’est plus à proprement parler l’Histoire, il paraît avant tout se former sous l’effet de pressions familiales et sociales.

La Morte saison et Le Bleu des vitraux, tous deux, débutent par la mort : « Ce matin-là comme tous les autres il y avait une morte dans l’étang » est la phrase énigmatique qui ouvre La Morte saison (p. 13). Martin, le jeune narrateur des trois premiers mouvements du livre, propose à partir de cet instant de raconter les événements traumatiques de sa vie d’enfant. Suite au décès de sa mère, et abandonné par son père, après un bref séjour chez une tante, il est recueilli par charité chez les « Villette », une famille fortunée de l’île possédant le cirque de Salazie « d’une extrémité à l’autre », et chez qui « il y avait des crucifix partout, et à peine moins de domestiques que de cafards » (p. 41). Ces derniers l’hébergent dans leur grande demeure « au centre du cirque » (p. 41). Isolé du reste de l’île, le personnage vit là dans un double enfermement : d’abord géographique du fait de la situation de la maison dans le cirque (espace clos empêchant toute communication avec le reste de l’île) ; ensuite par son isolement au sein même de la famille où il est rejeté… famille au comportement ambigu, puisqu’elle y est présentée par le narrateur comme étant à la fois vénéneuse et nourricière, prenant davantage qu’elle ne donne. L’amour recherché par le garçon ne lui sera jamais distillé que goutte à goutte, sous la forme d’un poison qui le poussera dès la fin de ces trois premiers mouvements du livre à tenter de se suicider ; il n’est encore qu’un enfant.

Quant au Bleu des vitraux, d’emblée, il s’ouvre sur une négation problématique :

‘- Vous voulez la voir ?
- Non.
(Lods, BV, p. 9)’

A la lecture des phrases suivantes, le lecteur comprend : Yann, le narrateur, est en présence du corps de sa mère, Anne-Sylvie, décédée il y a peu. Cette réponse négative correspond au souhait exprimé par Yann de ne pas voir le corps de celle-ci. Mais, à partir de cet instant, dès lors que le corps de sa mère réapparaît dans sa vie (il avait rompu tout contact depuis plusieurs années) Yann se met à se souvenir : il se souvient de l’histoire de ses parents, de la manière dont sa mère est arrivée sur l’île de La Réunion et y a rencontré son père, René Toulec, mais encore de la manière dont celle-ci s’en est allée, l’abandonnant dans l’étroit cercle familial restant (celui principalement composé par son père et sa grand-mère paternelle entourée de dévots).

Dans les deux cas, à partir d’une expérience de la mort, s’ouvrent des récits croisés où les narrateurs se plongent dans le souvenir de leur enfance respective. Chacun des deux romans, en plus de proposer un double ancrage dans le présent de la narration et dans le passé de l’enfance, propose encore de mettre à jour les liens ambigus entretenus avec les familles durant l’enfance. Ces rapports y sont lourds, pesants, écrasant la personnalité des narrateurs jusqu’à conditionner toute leur vie à venir. C’est donc au cœur d’espaces clos marqués par des présences familiales et sociales écrasantes que prennent racines les dires de La Morte saison et du Bleu des vitraux. Les enjeux semblent alors être pour les narrateurs, par l’énonciation des maux de leurs enfances, de réinvestir leurs histoires familiales afin de se retrouver Soi, en tant qu’individu. C’est là semble-t-il la mise en mots de quêtes qui ne peuvent se réaliser que, d’abord, par la mise à jour des rapports familiaux et sociaux douloureux. Dans La Morte saison comme dans Le Bleu des vitraux les narrateurs s’attèlent à dénoncer les jougs sous lesquels ils ont grandi et qui sont les causes de leurs troubles présents.

Plus précisément dans La Morte saison, le lecteur comprend dès les premières pages qu’un rapport ambigu à la famille Villette est à la source du problème. Elevé chez les Villette, Martin tente symboliquement de gagner l’amour de la famille en s’éprenant d’Eléonore, leur fille unique. Mais cet amour se conclut par un échec : la jeune fille se refuse à lui, et de plus, un rival (Patrice) survient pour la lui enlever, définitivement. C’est que Mme Villette et le curé qui lui tient sans cesse compagnie préfèrent ce jeune homme : « “Je sens que je les marierai, ces deux là” » dit le Père ; et à Mme Villette de répondre : « “Si c’est la volonté de Dieu […]. Mais je dois dire que j’en serais heureuse. Nous connaissons bien Patrice, il est de bonne famille” » (p. 112). La famille Villette est donc elle-même sous l’emprise d’autres jougs, ceux des conventions sociales et religieuses. En effet :

‘Peut-être après tout avait-ce été quand même Lui [Dieu] qui avait poussé les Villette à s’intéresser à mon cas, et à nourrir un sentiment où il entrait beaucoup de pitié, avec un nuage d’affection. Mais ç’avait été un échec : d’orphelin j’étais devenu bâtard. (Lods, MS, p. 41) ’

La présence de la religion n’est pas anodine, puisqu’elle constitue le terreau sur lequel se base la famille pour nourrir ses liens à l’enfant. Sceptique, le narrateur n’aura de cesse de dénoncer la dévotion des personnages environnant : de sa mère par procuration, et du curé omniprésent… curé à qui l’enfant aurait aimé entendre Madame Villette dire : « “Mon père […], j’ai tout compris : vous ne pensez qu’à vous faire entretenir, à dormir dans mes draps et à manger mes poules et mes chouchoux” » (p. 102). Mais il n’en sera rien. En lieu et place de ces paroles fantasmées par Martin, se trameront des conciliabules entre Madame Villette et le curé :

‘De temps en temps je les regardais. C’était toujours madame Villette qui parlait. Le curé opinait de la tête. Il avait des mains courtes, aux doigts blancs et gras qui attiraient les mouches. Madame Villette était penchée vers lui. Elle parlait avec excitation de son mari et ses mains ne cessaient pas de s’agiter. Dans les lunettes du curé les reflets étaient remplis d’indignation. Mais ils s’éteignaient petit à petit à mesure que le soleil commençait à plonger derrière les montagnes du cirque. Le murmure des voix baissait en même temps. Leurs visages se fondaient dans l’ombre, leurs corps devenaient indistincts. Je me demandais « s’ils » se tenaient les mains mais je n’osais pas me lever pour regarder. Ils avaient oublié que j’étais là. Je m’enfonçais lentement dans le mur entre la fenêtre et la bibliothèque. (Lods, MS, p. 75) ’

Dans cette description péjorative d’un curé « aux doigts blancs et gras qui attiraient les mouches », l’enfant soupçonne des intentions déplacées. Toutefois ce ne sont pas ces intentions caractérisant la mauvaise foi qui attirent notre attention, mais la manière dont l’enfant, progressivement, disparaît aux yeux des conciles jusqu’à se fondre totalement dans le décor de la pièce. De même que le couple improbable disparaît à son tour à mesure que tombe le jour, Yann fond et s’isole dans un espace et dans une situation sur lesquels il n’a pas prise. Tout lui échappe, et la mère, elle, ne le voyant plus, ne s’en tiendra qu’aux percepts du curé, la poussant sans cesse à rejeter Martin, ce garçon qui, à cause de la mort de sa véritable mère et de l’abandon de son père, n’est plus perçu que comme un « bâtard ». « N’oubliez pas qu’il est damné, lui, malgré la miséricorde infinie de Notre Seigneur » (p. 71) rappellera d’ailleurs le curé au sujet de l’enfant.

En premier lieu du trouble, il y a donc un poids moral qui pèse et écrase les individualités. Ce poids est par ailleurs à l’origine du rejet de Martin du cercle familial. La religion ne fait pas naître en lui un sentiment d’exclusion, mais provoque une exclusion de fait. Le narrateur ne se sent pas a priori exclu du cercle familial, mais plutôt, la famille lui rappelle sans cesse qu’il ne fait pas partie du cercle : « Je m’effaçais du sillage d’Eléonore : c’était elle l’enfant de la maison. Moi j’étais étranger, et toujours sous la menace de me voir retirer ma carte de séjour » (p. 42). Et à Eléonore de confirmer : « “Tu n’es pas chez toi” » (p. 84). En somme, en raison d’une pression morale et sociale forte, Martin vit au sein de la famille comme un clandestin sous la menace perpétuelle de devoir quitter le territoire. Ce qui arrivera et qui sera à l’origine de son mal-être d’adulte : l’enracinement lui a été refusé. Mais nous n’avons pas encore pris en compte le fait que, le précédant, son père n’était déjà pas parvenu à s’enraciner lui-même. Soupçonné d’entretenir des relations adultérines avec Madame Villette, il avait, sous la pression de cette société normative, dû quitter l’île, abandonnant son fils. De ce fait, si l’écriture prend forme aujourd’hui dans le temps de l’âge adulte de Martin, c’est parce que ce dernier tente de comprendre les raisons de ces rejets dont il a été victime : d’abord le tout premier, celui de son père, et ensuite celui de celle qui disait lui offrir une famille. La mise en scène de ces maux lui permet alors de se libérer de la culpabilité qui le rongeait lorsqu’il était enfant, lorsqu’il n’avait pas encore conscience de ces enjeux : « Je pensais que c’était encore de ma faute, et qu’il ne se serait rien passé si je n’avais pas été là » (p. 77).

Le poids de la religion est encore ce qui vient encombrer les rapports sociaux dans les souvenirs de Yann, narrateur du Bleu des vitraux. Reprenant le schéma de La Morte saison, ce roman condamne également un couple formé par une marâtre (une grand-mère cette fois) et un curé, stigmatisant encore l’étouffement du narrateur dans son environnement. Voici comment Yann se souvient de la manière dont sa grand-mère procédait pour accomplir son œuvre moralisatrice :

‘J’ai tout oublié de moi comme pour mieux garder intacte cette pression sèche contre ma peau qui me transporte instantanément au pied des colonnes de la véranda, face à ma grand-mère gigantesque sous ses voiles qui s’agitent comme s’ils étaient vivants. Elle remplit l’espace contre les colonnes. Elle remplit la véranda des dalles au plafond. […]’ ‘Elle pèse sur mes épaules, elle m’oblige à m’agenouiller sur les dalles. Prie ! fait-elle en me forçant à saisir un chapelet sorti du gouffre noir de ses voiles. Prie ! […] Trente ans après je sens encore les billes d’ébène sous mes doigts et l’argent de la petite croix brille sous la lune. (Lods, BV, p. 80)’

Les plis – et le poids – religieux ne sont plus ici que métaphoriques : cette description d’une grand-mère « gigantesque » qui bouche l’espace de « la véranda des dalles au plafond », sous un mode fantastique, montre comment le personnage et les symboles dont il est porteur écrasent de manière réelle l’individu. Il s’agit là d’un trop plein de présence qui, par la pression qu’elle exerce, conduira à vider l’espace d’une présence pourtant nécessaire à l’épanouissement du narrateur : celle de sa propre mère qui partira à cause de l’oppression familiale. Dans Le Bleu des vitraux la démarche est donc similaire à celle de La Morte saison. Des plis se forment dans le paysage jusqu’à provoquer une rupture. Cette rupture, dans le premier roman, est due au départ du père, et dans le second, à celui de la mère. La motivation de l’écriture est alors de révéler ces plis conventionnels formés afin de comprendre les motifs du rejet parental : le père de La Morte saison est parti à cause du poids social trop pesant ; la mère du Bleu des vitraux en fera de même. La culpabilité ressentie par le narrateur s’en trouve alors effacée, puisque la mise en mots de ses souvenirs lui permet de comprendre qu’il n’est pas la cause de son propre rejet, mais qu’il est le rejet d’une société dévote, contre-nature, rendant impossible toute possibilité d’épanouissement au sein du foyer. En somme, comme la grand-mère remplit l’espace, ses symboles remplissent le texte, le pliant à ses exigences dont il tente, au fil des pages, de s’émanciper. Yann ne veut pas apporter un plaidoyer de plus à une morale qui l’a détruit, mais il tente de la dénoncer, de la révéler au grand jour, de la sortir des voiles agitées du passé. Et ce, tout comme le narrateur de La Morte saison qui lui aussi tentait de comprendre la situation qui ne lui avait pas permis de s’enraciner. Il constate : « C’était la situation elle-même qui était vénéneuse, et il n’y avait rien à en tirer » (p. 40).

Il est par conséquent un paradoxe notable : alors même que les protagonistes des romans narrent leur impossibilité de s’enraciner dans la société de leur enfance, l’écriture, elle, s’enracine dans cette même société. Nous ne lisons dans les livres aucun autre lien de parenté que ceux montrés ici… L’écriture dénonce les plis formés par les conventions sociales et religieuses de la société réunionnaise des années 1940-1950, mais dans un même mouvement elle encre cette même société, relatant l’échec d’un modèle social. Quelle place y avait-il pour un enfant « étranger », qui plus est issu d’une autre classe sociale ? Quelle place y avait-il pour la différence ? Marquant son trouble face à l’un des personnages qu’il interroge pour comprendre sa situation, le narrateur de La Morte saison avoue :

‘Elle me fixa avec une sorte d’étonnement brutal, et il y avait dans ce visage rapetissé par un soudain durcissement des traits une sécheresse qui fit passer en moi une peur de même essence que celle que j’éprouvais autrefois face aux Villette. L’image inattendue me revint de ce colon qui, à genoux sur les marches du perron, suppliait qu’on ne le chassât pas, et qui avait été mis à la porte malgré ses pleurs. Par une curieuse identification il m’avait semblé alors que c’était à moi que l’on disait de partir. Aujourd’hui, de nouveau, j’étais à la fois ce colon à genoux et cet enfant qui le regardait de loin. C’étaient ces personnages-là que j’avais cru chassés de moi, et voici qu’ils réapparaissaient, trente ans plus tard. (Lods, MS, p. 91)’

Le tissu social, dans l’ensemble des deux romans, est ténu. Mais cette maigreur n’est pas synonyme d’absence ; elle métaphorise un creux. Cet extrait nous confirme que l’écriture lodsienne se réalise à partir de non-dits, tentant ainsi de les faire ressurgir du silence dans lequel ils avaient été plongés par la société d’alors. En outre, le foyer symbolise la société : l’histoire de Martin, celle de sa clandestinité dans une famille de propriétaires terriens, permet de lire au travers des lignes celle d’une écrasante machine sociale ayant confiné dans le silence des conciliabules l’histoire d’une colonie de l’océan Indien, témoignant ainsi de l’échec de cette société et des valeurs qu’elle tentait d’imposer.