L’arrivisme des « grands mounes »

Le constat d’une situation « vénéneuse » qui creuse l’espace et empêche tout enracinement se lit également dans l’œuvre de Jean-Marie G. Le Clézio. L’échec d’une société coloniale bourgeoise s’y lit notamment par le biais de protagonistes refusant de se conformer à un modèle social. Si ce refus naît dans la parole des protagonistes, c’est parce qu’il a été causé par une « ruine progressive » de leurs propres valeurs et de leurs propres familles ; il renvoie à l’éclatement du cocon familial dans lequel les protagonistes avaient passé une enfance confortable (COr, p. 25). Le Chercheur d’or, Voyage à Rodrigues et La Quarantaine retracent tous trois l’histoire d’une même famille dont les aïeuls se sont installés à l’île Maurice, ont tenté d’y faire fortune, mais n’y sont pas parvenus. Chacun des trois livres revient sur ce qui est présenté là comme le lieu du trouble, devenu symbolique parce qu’il a été perdu. Il s’agit de la demeure familiale, « celle du temps de sa splendeur, à la fin du siècle dernier [le XIXe siècle], quand elle régnait encore comme un château de bois au centre du décor à demi sauvage de Moka », à Maurice (VR, p. 125-126). Chacun à sa manière, les narrateurs des trois textes y reviendront. Les noms différeront selon les oeuvres, mais la demeure, les frustrations et les troubles qui y sont liés et qu’elle procure, seront toujours les mêmes, nourris à la fois par une forte incompréhension et une profonde nostalgie. Il s’agit du domaine de l’ « Enfoncement du Boucan » pour Le Chercheur d’or, de « Euréka » pour le Voyage à Rodrigues et de « Anna » pour La Quarantaine.

Après un long séjour passé sur l’île éponyme, le narrateur du Voyage à Rodrigues conclut son récit par la présentation de ce lieu « mythique » :

‘C’est cette maison à laquelle il faut que je revienne maintenant, comme au lieu le plus important de ma famille, cette maison dans laquelle ont vécu mon père, mes deux grands-pères (qui étaient frères), mon arrière-grand-père (Sir Eugène) et mon arrière-arrière-grand-père (Eugène premier) qui l’avait fondée en 1850. Maison pour moi mythique, puisque je n’ai entendu parler que comme d’une maison perdue. (Le Clézio, VR, p. 125)’

Après avoir passé plusieurs mois sur l’île de Rodrigues, sur les traces de son grand-père, le petit-fils comprend que le véritable objet de sa quête n’était pas un quelconque trésor caché, mais était le lieu lui-même, façonné par les précédentes recherches de son ancêtre. C’est l’histoire de sa famille qu’il est venu chercher, son histoire. Or, celle-ci passe inévitablement par le lieu originel fondateur de sa généalogie. En fondant Euréka, ses aïeuls ont exprimé le souhait de s’enraciner dans un territoire, l’île Maurice. Cette racine, symbolisée par la perte de la maison – muséifiée nous précise une note de bas de page (p. 125) – est le véritable objet de la quête. Mais elle fait défaut… et avec ce manque constaté, ce sont des symboles qui s’écroulent : « Euréka ! – la maison comme un symbole de la beauté et de la paix, loin du monde, loin des guerres et des malheurs » (VR, p. 127). Perdre Euréka, la quitter, c’est donc entrer dans le « monde », celui « des guerres et des malheurs ». Et c’est effectivement ce que nous narrera chacun des textes, puisque tous trois retracent l’histoire des personnages y ayant vécu : par la voix du petit-fils, celle des deux frères grands-pères dans La Quarantaine, et celle de l’un d’eux dans le Voyage à Rodrigues  ; et par la voix du père dans le Chercheur d’or, celle encore de l’un de ces deux frères. Chacune de ces histoires, chacune de ces narrations, est donc d’abord celle d’une rupture originelle, d’un enracinement échoué. Et cet échec est à chaque fois dû, comme dans les œuvres lodsiennes, à un poids social qui contraint les propriétaires à abandonner la demeure mythique.

Dans les premières pages du Chercheur d’or, le narrateur Alexis (le grand-père du narrateur du Voyage à Rodrigues…) conte son enfance heureuse dans l’Enfoncement du Boucan, « ce domaine imaginaire limité par les deux rivières, par les montagnes et la mer » (p. 35). Le lieu est en soi un espace d’épanouissement pour l’enfant. Il façonne son paysage, et lui permet de jouir d’une « liberté » (p. 35) totale. Mais ce bonheur ne sera que de courte durée, puisque des impératifs économiques et sociaux viendront troubler cette paix. Voulant apporter un progrès aux habitants de l’île, l’électricité (p. 44), son père entreprend un important chantier. Mais un cyclone viendra tout détruire, ruinant ses ambitions. Cet événement qui occupe toute la première partie du roman est fondamental, puisque c’est à sa suite que l’oncle Ludovic – riche propriétaire pour lequel le narrateur affiche un profond mépris – forcera la famille à quitter le domaine du Boucan. Faut-il lire dans ce cyclone la métaphore de violents impératifs économiques qui ravinent les ambitions du père ? Après le passage du cyclone, la famille vit repliée dans son domaine et « c’est durant ces jours-là que tout va se jouer […]. Nous sentons, informe Alexis, cette menace plus précise. Cela vient avec les premières nouvelles de l’extérieur […] » (p. 91). Le monde extérieur, celui dont il était protégé lors de la prospérité de la maison, vient contaminer et défaire son environnement. Le fait est que, à la suite de la « banqueroute » (p. 37) dont saura profiter l’oncle, la famille sera « chassée » (p. 106) du domaine. « C’était comme le déluge » confirmera le narrateur (p. 95) : un déluge familial qui provoque non seulement la perte du lieu mythique, mais encore celles du père et de « Mam », la mère, qui n’y survivront pas.

Le premier mouvement du Chercheur d’or se conclut par la formation d’un creux qui sert de nœud narratif : « Nous partons, nous quittons cela, et nous savons que plus rien de cela n’existera jamais, parce que c’est comme la mort, un voyage sans retour » (p. 99). Puis encore, quelques pages plus loin, lorsque Alexis et sa sœur sont installés ailleurs, dans leur nouvelle « mort », sans possibilité de retour : « Cette mort brutale survenant après la chute de la maison où nous étions nés avait pour moi, comme pour Laure, quelque chose d’incompréhensible et de fatal qui nous semblait un châtiment du ciel » (p. 113). La mort est un creux qui, en raison des enjeux économiques (de la banqueroute du père), se forme dans la vie des personnages. Cette mort est alors perçue comme un exil, puisque « c’était moins de pauvreté que nous souffrions, que d’exil » confirmera-t-il (p. 110).

Ainsi, tout comme l’exprime les écritures de Agénor, Farès et Lods, un pli venant de l’extérieur se forme dans le paysage des personnages, les poussant à se replier dans les précipices de l’exil. Par un double mouvement, l’écriture tente donc de remodeler son paysage afin de reboucher les creux et d’écraser les plis. Ce mouvement se réalise ainsi par la dénonciation de valeurs sociales, morales et/ou économiques qui ont contraint les êtres à s’exiler. Dans le cas présent, l’exil est dû à la nécessité pour le narrateur de « fuir les gens du “grand monde”, de la méchanceté, l’hypocrisie » (p. 315). Ce propos se réfère à son mépris pour l’oncle Ludovic et les valeurs qu’il véhicule. Déshumanisantes, elles ont contribué à déraciner le narrateur et sa famille en détruisant l’espace de liberté originel. S’opposent donc dans Le Chercheur d’or, comme dans les autres textes, deux systèmes de valeur antagonistes. Dans le cas présent : celui du père qui, en apportant l’électricité tente d’œuvrer pour la communauté ; et celui de l’oncle Ludovic qui lui, œuvre pour sa fortune, grâce à la communauté… il transformera le domaine en exploitation sucrière. Nous voyons qu’en toile de fond, malgré le fait que les narrateurs content des histoires individuelles et particulières, prennent toujours forme les plis de l’Histoire. Ils conditionnent chacun des textes, puisque c’est à partir d’eux que se forment les ruptures. L’exil est à chaque fois nourri par une expérience sociale et historique douloureuse dont rendent compte, de manière délibérée ou non, les auteurs.

Pour l’illustrer, nous pouvons encore citer La Quarantaine. La mutation du domaine d’un espace de liberté en celui d’une exploitation agricole que nous avons lu dans Le Chercheur d’or trouvera un écho dans la dernière parution du triptyque mauricien de Le Clézio. Principalement, le lecteur peut y lire l’histoire d’un voyage se déroulant au XIXe siècle : celui de deux frères, Jacques et Léon, dont le premier est accompagné de sa femme Suzanne, vers l’île Maurice148. Après que leurs propres parents aient été chassés de leur demeure mauricienne, les deux frères ont dû aller vivre sur le continent européen. Ils décident alors de retourner sur l’île Maurice pour y récupérer leur maison familiale, « Anna ». Mais à cause d’une épidémie de variole, leur bateau – l’Ava – doit s’arrêter sur une autre île, au large de Maurice : l’île Plate. Les personnages y sont placés en quarantaine. A partir de cet instant se lira une histoire d’amour entre l’une des habitantes de l’île, Suryavati, et Léon. A priori les enjeux sociaux et économiques qui régissaient la vie mauricienne de cette époque ne sont pour rien dans cette escale forcée.

C’est lors de sa quarantaine, en se baladant sur l’île, que Léon – le narrateur de cette histoire – rencontre Surya. Cette dernière est indienne et arrivée là avec sa mère il y a plusieurs années. En raison de son amour grandissant pour cette jeune femme, le narrateur s’ouvre et s’interroge sur la véritable histoire qui l’a conduite à échouer sur Plate ; c’est son frère Jacques qui l’informera :

‘C’est Jacques qui m’a parlé du millier d’immigrants venus de Calcutta à bord du brick Hydaree, abandonnés cette année-là [1856] sur Plate en raison de la présence de variole et de choléra à bord. Comme nous ils ont attendu jour après jour, scrutant l’horizon vide, la ligne de Maurice, dans l’espoir de voir venir le bateau qui les emmènerait. Ils ont dû envoyer des messages désespérés, allumer de grands feux sur la plage pour attirer l’attention de ces inconnus, là-bas, de l’autre côté, qui les condamnaient à une mort lente. Presque tous ont succombé à la maladie, au dénuement. Quand enfin le gouvernement de Maurice a décidé d’envoyer du secours, trois mois s’étaient écoulés, et ceux qui arrivèrent sur l’île ne trouvèrent que quelques rares survivants, et la terre jonchée d’ossements. (Le Clézio, LQ, p. 149)’

Tout comme le lecteur, le narrateur découvre l’histoire du lieu. A partir de cette découverte, il n’aura de cesse de chercher les traces de ces immigrants. Mais « le seul souvenir des coolies abandonnés sur l’îlot en 1856 » sont quelques citernes construites par ces derniers (p. 293). C’est qu’il s’agit là d’une histoire silencieuse qui n’a pas laissé de traces, et qui a elle aussi été mise en quarantaine, semble-t-il, par les « grand[s] moune[s] » de Maurice (p. 115). Ces mêmes « grands mounes de Maurice, égoïstes et conformistes » (p. 20) qui, dans Le Chercheur d’or, avaient contraint la famille à quitter le domaine de l’Enfoncement du Boucan. Prend alors forme une figure identique à celle de l’oncle Ludovic, sous le nom de l’oncle Alexandre. Et, bien plus que de supposer de la part de ce dernier une manigance identique à celle de l’oncle Ludovic du Chercheur d’or, il l’accuse d’avoir mis, lui et son frère, au ban sur l’île Plate. Ce sont encore des conventions sociales qui semblent motiver ce rejet. S’interrogeant sur sa propre famille et sa parenté, dans ce lieu où ne vivent que des reclus parqués par l’oncle Alexandre et le gouvernement mauricien, il comprend que les raisons de son isolement sont moins dues aux épidémies qu’à un refus de voir débarquer sur l’île des indésirables. Entre autres, Léon fait partie de ces indésirables, puisque, apprend-il encore de son frère, sa « mère était eurasienne […] née en Inde » (p. 183). Il comprend alors que c’est son oncle Alexandre qui tente de le tenir à l’écart de Maurice en le confinant sur le rocher de la Quarantaine : « Mais c’est mon sang, le sang mêlé de ma mère. Ce sang que l’oncle Alexandre haïssait, qui lui faisait peur, et pour cela il nous avait chassé d’Anna, il nous avait rejeté à la mer » (p. 182). Le sort des deux frères ainsi que celui des coolies se joue donc sur des intérêts sociaux qui s’embarrassent de conventions et de normes. Les exilés de La Quarantaine ne sont pas conformes aux normes établies, et sont donc abandonnés à leur sort sur une île déserte. Tous sont pris « dans le piège de la Quarantaine » (p. 147), tous subissent les conséquences d’une société arriviste et déshumanisante dans laquelle prime le poids des conventions et des enjeux économiques. Oui, économiques, puisque Léon apprendra encore que l’ignominie du sort réservé aux coolies correspond à un besoin de main d’œuvre pour les plantations sucrières de Maurice : « Le bateau est revenu. Jacques l’avait prévu : la saison de la coupe va commencer à Maurice, les planteurs vont avoir besoin de tous les bras » (p. 379). C’est donc de cette prise de conscience que naît le mépris du narrateur (comme des personnages dont il est proche) pour ce « grand monde » déshumanisé et déshumanisant : « Jacques a élevé Noël [son fils] dans la haine de tout ce qui se rapportait à la canne à sucre. “Plutôt être damné que de faire de mon fils un sucrier”. Jacques disait “sucrier” comme il aurait dit “négrier” » (p. 428-429).

Le « spectre de l’Hydaree » (p. 146), nouveau « négrier », plane sur l’ensemble du livre comme plane celui de l’Histoire au-dessus de ceux de Monique Agénor, de Nabile Farès et de Jean Lods. Elle forme des plis, elle creuse également des trous, tentant de pousser dans les fosses de l’oubli des histoires qui, justement, ne veulent pas être oubliées. Le mouvement de l’écriture, dans chacune des œuvres de notre corpus, est donc de faire ressurgir du silence des creux les maux qui sont à l’origine des exils.

Notes
148.

Rappelons ici que ces deux frères sont les « deux grands-pères » présentés dans le Voyage à Rodrigues, et que par ailleurs l’un d’entre eux, Jacques, est le père du narrateur du Chercheur d’or.