Absences : les creux

Les ignorés

Les interrogations portant sur les origines des exils dans nos textes ayant été levées, il nous reste maintenant à nous questionner sur les modalités de ces exils. Nous savons que la racine fait défaut, puisque dans chacun des cas elle a été coupée. Nous savons également de quelles manières ont été opérées les rhizotomies. L’origine est à chaque fois perdue, mais cette perte induit-elle pour autant un même mouvement migratoire pour tous ? L’absence de l’origine, l’absence des personnages sur les lieux de leurs origines est un creux. Ils disparaissent sous l’effet de pressions sociales et morales, historiques, les forçant à s’exiler en d’autres lieux, spatiaux et temporels. Ainsi, comme nous avons relevé comment se lisent les creux par le contraste qu’ils forment avec les plis, nous devons encore nous interroger de manière plus précise sur la nature propre de ces creux, de ces absences au monde d’avant l’exil. Les personnages sont certes tous en exil, mais ces exils sont-ils pour autant tous les mêmes ? Correspondent-ils tous à un même mouvement réel et/ou imaginaire, ou se réalisent-ils selon des modalités particulières propres à chacune des écritures en présence ?

Nous ne nous sommes pour le moment pas encore penchés sur le cas de Bé-Maho de Monique Agénor. Ce texte qui alterne narration et chronique, contrairement à l’ensemble des autres œuvres du corpus, s’enracine dans un seul espace et un seul temps : l’île de La Réunion durant l’année 1942. La narration principale nous est contée par une voix omnisciente qui retrace la vie des habitants des hauts de l’île dans cette période historique. La guerre qui sévit au-delà de l’océan, sur le continent européen, est au cœur de cette histoire. Malgré la distance, elle s’immisce dans l’île faisant sortir Médéo et ses « cousins-cousines » de Plateau Cochons de leur quotidien habituel (p. 22). En participant chacun à leur manière à la résistance qui s’organise sur l’île, ils tiennent tête à la guerre, « question de ne pas se laisser impressionner par les imprévus de la vie » (p. 21). C’est que dans leur isolement des hauts plateaux de l’île où ils vivent en autarcie et de manière consanguine depuis plusieurs générations, la guerre intervient effectivement comme un « imprévu de la vie » :

‘Le cousinage était la spécialité du pays. Depuis que l’Île s’était faite île, ils vivaient ensemble, entre eux, rien qu’entre eux. Dans les coins et recoins du pays où se nichaient leurs îlettes149, inconnues de la terre entière, protégées par les précipices, les torrents et les montagnes, ils se réjouissaient de n’avoir qu’eux-mêmes à contempler, leur indépendance et leur liberté.
Marcy, feu l’ancêtre de cent quinze ans passés, ayant pressenti la mort bientôt à l’honneur, était venu déréglementer un si bel ordonnancement […].
(Agénor, BM, p. 9-10)’

Rien, pendant plusieurs générations, « depuis que l’Île s’était faite île », n’était venu perturber la quiétude des habitants des hauts plateaux. Grâce à son relief, l’espace même les protégeait de toute contamination non-consanguine, et par là même de toute intrusion extérieure, fut-elle historique. Mais ces remparts sont un piège, puisque cette indépendance et cette liberté qui les réjouissent font aussi d’eux, à l’image des îlettes, des « inconnus de la terre », « protégés » mais oubliés du monde. Se profile là une première forme d’exil : bien que profondément enracinés dans un territoire, ces habitants vivent en marge de tout mouvement. Comme les sociétés du reste de l’île et plus généralement du monde n’existent pas pour eux, ils n’existent pas pour ces mêmes sociétés. Mais, pour que puisse prendre sens l’exil, faut-il encore que ces personnages aient eux-mêmes conscience de leur situation. C’est ce que viendra leur apporter Marcy. C’est donc par le biais du rappel de la « déréglementation », autrement dit des révélations faites par feu l’ancêtre, que s’ouvre le livre ; sur l’histoire, ignorée par tous les habitants de la fondation de leur propre société. Bé-Maho s’ouvre donc sur l’énonciation d’une absence, celle d’une information fondamentale qui manque aux protagonistes, mais qui sera immédiatement comblée :

‘Au commencement, avait raconté Marcy, des colons blancs étaient venus s’installer dans l’île déserte. Avant que la canne à sucre ne l’ait complètement envahie, ce fut par le café, le tabac et la vigne que les gra’mounes avaient commencé. La culture marchait bien et elle attirait toujours de plus en plus de monde qui débarquait d’en-France et des pays du monde entier par bateaux-marchands ou par bateaux-pirates.
C’est ainsi que parmi les débarqués d’un navire de la flibuste, un bougre qui se disait gentilhomme, le sieur de La Brière…
- La Brière ? C’est ton nom même ça, Marcy !
(Agénor, BM, p. 11)’

Par une réplique, l’un des membres de l’auditoire s’étonne d’apprendre que Marcy soit le descendant du flibustier. Or, si les membres de l’auditoire (du fait de leur autarcie et de leur consanguinité) sont les descendants de Marcy, alors c’est que tout l’auditoire lui-même est descendant dudit flibustier… Ce constat par déduction que nous posons sera par la suite confirmé :

‘- Alors depuis tout ce temps-là, nous l’a habite là-même ?
- Ouais, mounoir. Nous l’a reste là-même. On s’est marié avec les aut’ Blancs des aut’ îlettes, mais à force, tout le monde l’est devenu cousins, semés de germains. C’est pour ça, nous l’est en caïembou150, avait soupiré Marcy.
(Agénor, BM, p. 13)’

Marcy précise encore les raisons de cet isolement : ayant perdu sa propriété et ses esclaves à la suite d’un cyclone, le sieur de La Brière, fondateur de la société de Plateau Cochons, pour « ne pas déchoir à travailler pour autre Blanc, pour [rester] libre et indépendant » avait dû se retirer sur les hauts plateaux de l’île (p. 12). L’auditoire des « contemporains » prend dès lors conscience du mouvement qui les a fait vivre en ce lieu : voulant fuir le regard de la société, leur premier ancêtre s’était replié en un lieu isolé, s’était exilé en ce lieu même. Par cette genèse qui leur est dévoilée, ils prennent conscience du caractère de leur réclusion : ils vivent au ban de la société, de l’île, du monde. Mais ils réalisent encore que, bien que désormais enracinés dans leurs îlettes, ils s’inscrivent dans un mouvement historique antérieur à leurs naissances respectives dans ce lieu. Un premier lien se tisse alors entre l’île et l’Europe ; déjà leur isolement est rompu.

C’est par conséquent dans cette première brèche que vient s’engouffrer la guerre qui se déroule en Europe, révélant non seulement les exils fondateurs de leur univers, mais encore de leur ouverture au monde. Le lien établi avec l’extérieur est donc d’abord économique : commencée au XVIIe siècle, l’entreprise de peuplement de l’île a entraîné dans son sillage des populations venues de plusieurs espaces géographiques pour cultiver et travailler les ressources importées. Ignorant de cette histoire, l’assemblée de « p’tits Blancs des Hauts » ici présente prend la mesure de sa parenté : Europe, mais encore les autres « pays du monde entier », Asie, Afrique, etc.

En somme, à l’origine il y a un exil fondateur, celui des premiers colons européens. A partir de cette révélation faite par l’ancêtre, il y aura rupture de la racine : les personnages qui vivaient jusque là dans l’ignorance de leur parenté extérieure à l’île, réaliseront qu’ils font partie d’un mouvement global auquel ils ne peuvent pas tenter d’échapper. C’est donc par le biais d’une guerre que leur parenté les rattrapera, celle de 39-45. Arrivant pourtant de loin, de l’étranger, au-delà des océans, elle bouleverse le quotidien des personnages les forçant à sortir de leur autarcie. L’Histoire est donc un pli arrivant de l’extérieur de l’île, mais née d’un creux : du fait même de l’ignorance des personnages et de leur enracinement dans un espace qu’ils habitent désormais (la terre est cultivée, etc.), l’Europe a déjà été désintégrée. Le lecteur ne s’y rendra d’ailleurs pas. Mais, cette présence pèse tout de même et bien qu’il n’y aura pas d’ancrage géographique réel en Europe dans l’ensemble de l’œuvre, le fait que celle-ci se révèle par la mise en mots et l’aveu d’une parenté, témoigne de la manière dont cet espace sera pourtant présent : par l’imaginaire donc, à cause de la parenté des personnages, mais encore de manière plus palpable par la contamination de la guerre. Ainsi, bien que la présence européenne ne reste que fictive dans la totalité du livre, l’écriture continuera à serrer les liens entre l’île et le continent, révélant aux personnages leur histoire particulière. Mais elle tente également de s’en émanciper : si par le passé il avait été à l’origine de la création du lieu, dans le présent de la narration il n’apporte rien de plus que des « tracasseries », celles de la guerre.

En d’autres termes, l’Europe est un creux, mais l’Histoire qu’elle apporte se pose en plis. S’organise alors une lutte, une résistance (au sens propre du terme puisque les protagonistes résistent contre le régime de Vichy qui veut burlesquement s’imposer sur l’île) qui, pour être menée à bien, exigera des personnages qu’ils sortent de leur quotidien, qu’ils quittent les hauts plateaux de l’île, qu’ils s’exilent une nouvelle fois comme pour mieux se retrouver. Mais surtout, pour marquer et affirmer leur présence au monde. Si jusque là ils avaient vécu repliés, isolés et ignorés de tous, l’arrivée de la guerre et la nécessité de ne pas la laisser contaminer leur entour, leur imposera le besoin de sortir de leur monde pour entrer dans le monde. L’année 1942, la guerre, serait donc un prétexte littéraire permettant de conter l’entrée au monde d’une société recluse :

‘Mais surtout, depuis les révélations de son arrière-grand-père feu Marcy de cent quinze ans passés, il s’était découvert pour ses contemporains youls et pour lui-même une bonne dose de raison de croire à un profond ébranlement dans la population Plateau Cochons, même si apparemment tout le monde s’en foutait. (Agénor, BM, p. 22)’

Le « profond ébranlement » sera donc celui de la fin de leur repliement consanguin, par l’accession à un statut autre que celui de bannis. L’isolement sera rompu, les faisant non seulement découvrir qui ils sont (quelles sont leurs origines, etc.), mais encore exposer leur présence au reste de la société, au reste du monde. Grâce à la TSF, Médéo communiquera avec les Forces française libres du continent : il révélera ainsi sa présence, et affirmera son souhait de participer à l’élaboration d’un monde dans lequel il veut désormais exister en tant que sujet.

Par ailleurs, la résistance contre la guerre se lira encore dans l’écriture par la juxtaposition aux passages narratifs des carnets de Julien Saint-Clair. L’instituteur des hauts de l’île, y propose mois après mois après la chronique des événements qui secoueront l’île de « Janvier 1942 » au « 1er janvier 1943 : ils les posent en faits avérés, voulant restituer de cette manière les passages silencieux d’une Histoire officielle qui n’a pas toujours été assumée. Sa démarche est ainsi similaire à celle de Marcy, puisque ses carnets se posent contre les non-dits, et révèlent à leur auditoire – composé des lecteurs cette fois – les creux d’une Histoire ignorée.

L’exil se présente ainsi dans Bé-Maho sous différentes formes : en toile de fond il y a celui des pionniers fondateurs et de leur histoire revisitée, et plus en avant celui des « p’tits Blancs des Hauts », s’exilant de leur quotidien, afin de rompre leur isolement et de marquer leur appartenance au monde ; ils vivent en exil de la société réunionnaise et du monde depuis plusieurs générations, depuis l’exil fondateur, ignorés de tous, et participer à la lutte résistante contre la guerre venue d’Europe, est une manière pour eux d’entrer dans le monde. L’écriture, elle, face à ces deux mouvements qu’elle rapporte simultanément, s’exile à son tour : tantôt narration omnisciente, tantôt chronique. Les ignorés ignorants de Bé-Maho s’exilent donc d’un espace qu’il croyaient habiter et maîtriser mais qu’ils ne comprennent finalement pas, puisqu’ils n’ont pas toutes les clés pour : ils ignorent leurs passés faits déjà de différents exils successifs. La guerre, elle apporte la preuve de la non-maîtrise de l’espace : à cause d’elle, les personnages risquent de se perdre dans une identité dans laquelle ils ne se reconnaissent pas, à savoir celle de la France de Vichy. D’où la nécessité pour eux de sortir de leur cloisonnement, de s’exiler et de prendre du recul (ce qui correspond encore à la propre démarche de l’auteure puisque, rappelons-le, Monique Agénor écrit depuis Paris).

Nous constatons par conséquent que, à cause de la guerre, prend forme un lien avec la mère patrie « d’en-France ». Mais, c’est là sans compter sur les effets néfastes de ce lien dans le présent de l’année 1942 ; la France est alors occupée. Exceptés les quelques personnages pétainistes, personne parmi les protagonistes du livre ne veut de cette contamination, synonyme pour eux d’intolérance. Dans Bé-Mého, l’écriture prend d’une main ce qu’elle repousse de l’autre : le lien entre l’île et le continent est tissé, avéré et affirmé, puisqu’il est à l’origine de la fondation des sociétés narrées. Mais ce lien se défait également à mesure qu’il se tisse, marqué par le refus d’un régime politique indésiré (et indésirable). S’opère alors une rupture entre la mère patrie « d’en-France » et l’île (rupture opérée par la volonté des habitants, devenus seuls capables de décider de leur sort). De ce double mouvement naît une double conception identitaire. Ces exilés originels ne sont pas apatrides, mais ils sont doublement patrides : français de par leurs origines, et créoles de par leur inscription avérée dans l’espace îlien qu’ils ont libéré et façonné selon leurs choix, leurs convictions. Les mouvements de l’exil leur permettent alors de se reconnaître dans une identité plurielle… Mais nous anticipons là sur des points d’étude à venir. Il conviendra d’abord de vérifier si c’est là un trait spécifique à Bé-Maho, ou bien s’il s’agit d’un point de convergence pour les autres ouvrages étudiés.

Notes
149.

« Îlette : nom donné aux villages perchés au-dessus des ravins, entre les montagnes. », in Glossaire, p. 287.

150.

« Caïembou : épouvantail à moineaux. », in Glossaire, p. 284.