Les apatrides

D’emblée, le titre même de notre partie, « les apatrides », annonce une rupture par rapport à l’écriture de Bé-Maho. Ce choix dicté par les œuvres du corpus relève de ce que, dans l’écriture farésienne, par exemple, l’assertion à un ordre social et identitaire se réalise non pas au sein d’un texte, mais dans la continuité des œuvres, tout au long de la trilogie. A la fin du champ des Oliviers, par la voix de Brandy Fax, l’auteur intervient et note que « (nous les exilés sans culture) […] nous appartenons à toutes les cultures du monde… Qu’il n’est pas une seule des cultures de ce monde qui nous soit fondamentalement étrangère… » (p. 216). Dans un même mouvement, Farès prend d’une main ce que Agénor avait repoussé de l’autre. Cette définition est celle d’un apatride – d’un acculturé (« nous les exilés sans culture ») – pourtant elle dit aussi combien l’exilé peut s’ancrer tout à la fois dans une pluralité de culture : « nous appartenons à toutes les cultures du monde ». La différence, nous le voyons, est dans le pluriel. Le singulier dans l’expression « sans culture » s’oppose diamétralement au pluriel dans celle de « toutes les cultures du monde ». La différence entre ces deux écritures réside donc dans le fait que l’une propose une définition précise de l’identité et de l’être culturé – en tant qu’ancré dans une ou plusieurs patries culturelles – alors que l’autre refuse de nommer une identité culturelle précise. Mais la mesure commune à ces textes est toutefois de s’inscrire dans un système culturel pluriel et ouvert. Français et Créole 151 pour Agénor, innommé mais multiple pour Farès. Ce qui nous conduit donc à nous interroger sur la manière dont pourrait se révéler au fil de la trilogie farésienne le creux nominatif concernant ces « exilés sans culture ».

D’une manière plus générales, il est une mesure qui, à la lecture de l’ensemble des textes de notre corpus, semble encore être commune : toutes les voix en présence témoignent de troubles provoqués par l’expérience d’une rupture. Entre un avant et après, elles se perdent toutes dans les méandres d’un parcours qui est leur discours. Protagoniste du champ des Oliviers, Brandy Fax ne déroge également pas à cette règle : originaire de l’Algérie, dans un train en partance pour Barcelone « il pense aux deux mois gelés qu’il vient de passer à Paris » (p. 16). La plus grande partie de ce premier livre de la trilogie plonge alors le lecteur dans son parcours, de Paris à Barcelone. Mais, Brandy Fax « pense », il se souvient. En parallèle à ce parcours ferroviaire sur le continent européen, il s’évade par la pensée et le langage, sur l’autre continent, celui de ses origines : l’Afrique du Nord. Ce livre est donc la réalisation de ces parcours parallèles : l’un ferroviaire, d’une ville européenne à une autre ; l’autre imaginaire, de l’Europe au Maghreb. Mais, la linéarité attendue ne se réalisera jamais. Le personnage se perd dans la multiplicité des voix invoquées dans son parcours. Oui, des voix, puisque « la culture de Brandy Fax est toute faite d’oralité » (p. 16) nous informe l’auteur par une parenthèse dans les premières pages du livre. L’une d’entre elles, celle d’Abdenouar, jeune homme qui « disparut en 1961. Au cours de la manifestation silencieuse à Paris » (p. 173), propose à partir de la partie intitulée « Alger » (VIII, p. 125) une incursion parallèle de plus entre les deux continents puisque, à son tour, ce personnage conte sa propre migration d’Alger à Paris. Les paroles du « Vieux Maître » qui viennent conclure cette évasion narrative (p. 173) informe sur les motivations de cette incursion imbriquée :

‘« […] Abdenouar ? Qui pourra bien me parler de cet Abdenouar. Cet Abdenouar aux cheveux rouges. […] Disparition parmi d’autres disparitions. Il paraît que mon langage est incompréhensible. Pourtant le travail que je fais est assez simple : je donne une sépulture oui une sépulture à cette migration, en ce monde. »
(Farès, CO, p. 173) ’

Comprenons que le langage, dans le projet farésien, tente de lutter contre les silences et l’ignorance. Abdenouar a disparu, et lui donner droit de parole dans le livre – il est l’un des actant des parties VIII à X –, mais encore proposer comme le fait le « Vieux Maître » un discours sur son parcours, permettent de métamorphoser son absence en présence, et de rompre le silence qui enveloppait jusque là sa disparition. Par ailleurs, à la suite de la « sépulture » langagière et mémorielle qui lui a été offerte dans le champ des Oliviers, Abdenouar se verra attribuer une nouvelle sépulture. Protagoniste et narrateur principal de Mémoire de l’Absent, ce second volet lui rend une nouvelle fois la parole. Le « Livre II » de La Découverte du Nouveau Monde est par conséquent celui de la parole rendue à un personnage qui pourtant, comme le souligne déjà le titre, est « absent ». Dès lors se précisent des interrogations se rapportant au choix même du titre et aux multiples possibilités de lecture du livre : de quelle « mémoire » s’agit-il ? Celle de l’Algérie ou d’Abdenouar ? Et quelle est cette « absence » ? Celle d’Abdenouar, jeune homme disparu qui réapparaît dans et par le livre ? Ou cette « absence » se réfère-t-elle à l’Algérie, puisque Abdenouar a été contraint de la quitter ? La mémoire et l’absence nommées dès le titre du livre conduisent d’emblée à une ambiguïté : ces deux notions semblent pouvoir se rapporter à la fois au pays et au personnage. De plus, ce personnage étant présent dans les deux livres, une lecture croisée des deux premiers volets de la trilogie permet d’éclairer chacun des textes, ainsi que le rapport ambivalent aux notions présentées dans le titre du second.

Mémoire de l’Absent s’ouvre sur une incertitude : à Paris, dans un taxi et en compagnie de sa mère, le jeune Abdenouar s’interroge sur les possibilités de revoir un jour son père, emprisonné en Algérie dans un camp. Le lecteur, lui, possède la réponse à cette question, puisque le champ des Oliviers l’avait déjà informé des modalités de ce retour :

‘On revit le père en l’année 1959 à Paris. La famille avait quitté Alger car. Après le camp de Paul Cazalles où il était resté après la fin de son interrogatoire. Le territoire lui avait été interdit. Et. Comme en ce temps-là, et comme en tout autre temps, l’ironie avait place dans la tragédie humaine. On l’avait libéré sur la France. Paris. Où sa famille avait dû le rejoindre. Ou. Plutôt. Parvenir avant lui. Presque en même temps que lui…
(Farès, CO, p. 151)’

Toute la « tragédie » qui se développera dans Mémoire de l’Absent est ici annoncée : à la déchirure familiale provoquée par les enjeux politiques qui secouent l’Algérie des années 50, s’ajoute une autre rupture, celle du départ forcé de cette même famille vers un autre « territoire », inconnu celui-là. Départ qui s’accompagne en plus de la certitude de l’impossibilité du retour, puisque le père a été banni, et qu’Abdenouar disparaîtra en 1961 à Paris. Ce passage du champ des Oliviers donne donc les clés de la compréhension de Mémoire de l’Absent. Mais, dans un même temps, il balaye toutes les interrogations posées dès l’ouverture de ce second livre :

‘En quittant la gare, parmi les lumières et les rues qui constituaient ma première vue de cette ville, et de ce pays vers lequel j’étais envoyé dans l’espoir de voir arriver le père du camp de Paul Cazalles, une pensée trouble était en moi, comme un avertissement ou, comme un puits brusquement creusé devant moi, une pensée qui emplissait la nuit et ce lieu où je venais d’arriver, avec ma mère, depuis Alger.
(Farès, MA, p. 9)’

Cet extrait ouvre Mémoire de l’Absent dans le laps de temps qui, dans le champ des Oliviers, narre l’arrivée du père à Paris ; c’est-à-dire « presque en même temps que » sa libération vers la France (en 1959, deux ans avant la disparition d’Abdenouar). C’est donc simultanément au laps de temps énoncé dans le premier livre que s’ouvre le second. Dès les premières phrases, le lecteur est informé de ce qui s’y déroulera. Toute la tension narrative se trouve alors évacuée de cette première page qui se fonde pourtant sur un espoir poignant, celui pour Abdenouar de revoir son père. Nous comprenons alors que ce n’est pas la tension narrative qui importe, mais davantage le discours suscité par le parcours. Peu importe de savoir si le père reviendra ou non, seule compte l’énonciation du « trouble » et de la rupture provoquée par le bannissement de la famille. Ce « trouble » perceptible dès l’ouverture même du livre s’exprime par la mise en image d’un creux : « comme un puits brusquement creusé ». D’emblée se réalise la politique annoncée par le titre du livre : il s’agit pour l’auteur de mettre en forme l’absence – les absences ? – par la création d’images suggérant déjà ces absences. Dans cet extrait, nous pouvons en dénombrer deux : le pays (puisque Abdenouar découvre une nouvelle ville) ; et le père. Le vocabulaire choisi s’attache ainsi à rendre compte de ces absences par un jeu de contrepoids entre le vide et le plein. Alors que le plein se caractérise par la présence de la ville, de ses lumières et de ses rues, le vide, lui, se caractérise par la mise en mots de la sensation provoquée par la situation. Alors même que le narrateur arrive dans une nouvelle ville, l’accent est mis sur son départ (« en quittant la gare » / « ce pays vers lequel j’étais envoyé »), manière sans doute de ne pas exprimer la façon dont il remplit le nouveau lieu, mais plutôt la façon dont il a vidé l’ancien, l’Algérie. A noter encore le choix de tournures passives qui démontrent bien qu’il s’agit là d’une situation subie, et non d’une volonté délibérée pour le personnage de se trouver en ce lieu. Mais paradoxalement, dans un même mouvement le vide creusé par le départ appelle un étrange effet de plein : « une pensée trouble était en moi […], une pensée qui emplissait la nuit et ce lieu ». Le verbe « emplir » se rapporte étrangement au « puits creusé ». Comprenons que l’absence ne se dilue pas dans un puits qui serait oubli, mais davantage, elle remplit ce trou, faisant remonter à la surface les troubles provoqués. Nous pouvons dès lors noter deux mouvements contradictoires dont l’un consiste à remplir le lieu nouveau à investir, contrebalançant le second qui, lui, consiste à vider ce même lieu de ses présences nouvelles. Les espaces vacants laissés par ces creux semblent alors servir de réceptacles faisant se remplir le puits d’absences. Le texte s’oriente donc vers l’énonciation d’un langage ambivalent oscillant déjà entre deux sphères opposées : l’une nouvelle, emplie par le langage et les troubles ; l’autre, ancienne, vidée de la présence de la famille exilée. Cette ambivalence, cette oscillation permanente entre le plein et le vide, entre les plis et les creux se lira alors dans l’ensemble du texte à suivre, mais encore dans l’ensemble de la trilogie. Puisque les personnages sont exilés, puisqu’ils ont vidé le lieu originel de leur présence, ils parleront comme pour combler ses creux. Mais encore, comme pour en creuser de nouveaux, comme pour creuser à son tour le lieu de la nouvelle présence où ils se sont retrouvés malgré leur volonté : l’Europe, lieu de l’exil.

Les textes s’organisent alors en une succession de creux  métaphoriques : langagiers et génériques, mémoriels et historiques. Le recours à une écriture qui se creuse typographiquement et grammaticalement à mesure qu’elle se construit, marquant un profond refus de s’inscrire dans une langue ou dans un genre définis, est la première marque de cette rupture. La langue est en exil, trouant le livre par son absence, ou inversement, par sa présence altérée. Les pages qui suivent l’introduction de Mémoire de l’Absent, à l’image de l’ensemble de celles de la trilogie, se caractérisent alors par leurs creux. Elles se vident paradoxalement à mesure que nous avançons dans la narration. Pour illustration, ces quelques mots lâchés dans le vide de l’une d’entre elles :

‘C’est ainsi
:
(Farès, MA, p. 39) ’

La répétition de ces pages vides au cours de Mémoire de l’Absent (p. 42, 44, 45, 46, etc.) et plus généralement dans l’ensemble de la trilogie, procure ainsi la sensation de se trouver, étrangement, en présence d’absences. Abdenouar est présent, puisqu’il parle, il narre. Pourtant dit-il, c’est là un « un ailleurs où je ne suis pas, non, – réellement – : je n’y suis pas » (MA, p. 59). Sa présence est avérée, pourtant il n’est pas là, absent. Ainsi l’exil réel, celui de son corps se mouvant d’Alger à Paris, s’intensifie-t-il en un exil intériorisé : puisqu’il ne peut plus être présent sur le territoire de ses origines, il prolongera cette première absence – réelle – en une seconde, métaphorique.

Par ailleurs, comme l’a remarqué Karine Chevalier dans son article portant sur « la fonction poétique et politique des “absents” dans l’œuvre de Nabile Farès »152, ces creux métaphoriques (que la chercheuse désigne par le terme « trou ») sont les résurgences de blessures causées non seulement par la situation d’exil, mais encore par la situation historique et politique du pays d’origine, l’Algérie :

‘C’est à partir d’un point de vue exilé dans tous les sens du terme, de la géographie, de l’histoire, du langage, que le récit farésien écrit et lit les absents, ces espaces vides laissés par la guerre, la colonisation, la violence, la folie. Son projet est d’être « à la fois en marge et dans la révolution algérienne ». Cette révolution est la cause de ces trous par les changements brusques entraînant l’exil, la perte des repères […].153

La mise en œuvre d’une écriture qui creuse et désemplit les pages du livre permettrait donc de mieux rendre compte d’une situation politique et historique d’un pays lui-même déchiré et morcelé. Effectivement aucun repère ne sera donné, forçant le lecteur à aller creuser lui-même l’Histoire afin de combler les « trous » qu’elle a laissé. Il ne semble par conséquent pas possible de lire l’œuvre farésienne sans prendre en compte cette dichotomie qui se joue entre absence et présence : une Histoire, présente et pesante, écrase les présences initiales jusqu’à les faire disparaître, jusqu’à en faire des absents. Mais du même coup, le langage permet de retourner cette situation, puisque la présence de l’Histoire s’y efface, ne laissant plus place qu’à l’expression des exils et des désarrois dans leurs plus strictes intimités. En somme, par ces mouvements étranges de l’écriture, la présence de l’Histoire vient creuser les espaces, vidant les territoires de leurs populations, alors que dans un mouvement contradictoire, les absents engendrés – les exilés – viennent immédiatement emplir les espaces laissés vacants, par leurs mémoires, par leurs paroles.

Lire les creux, lire les silences qui se disent pourtant, c’est porter attention à la parole de l’exilé – il y dit qui il est – alors que lire les plis, ce qui surviens malgré tout, c’est porter attention à ce qui a provoqué les exils : ses causes historique, sociales, etc. Dans Mémoire de l’Absent, par l’emploi répété en quelques pages seulement du terme « effraction », Abdenouar synthétise les plis et les creux de sa situation (nous soulignons) :

‘Mère pleure dans ce pays où nous pénétrons par effraction (p. 23)’ ‘ Effraction ? Nous pénétrons par effraction dans cette ville, de la même manière que, voilà déjà quelques temps, nous avions dû tout aussi bien vivre par effraction dans notre première ville. (p. 24)’ ‘Je sais que c’est cela notre malheur, en plus de la perte et du délire : avoir vécu dans l’effraction. (p. 24)’ ‘Oui. Dans cette effraction où se trouve noué mon être, en cette recherche désespérée du jour de la mort ma colère et ma vie ; oui, cette effraction où je demeure, dans la cassure dans du monde, violence nouée au corps ou habitudes : d’autres moi-mêmes, car c’est ainsi que je dus vivre hors du lieu, dans le découpage du lieu, en cette nature étrangère de la ville ou du voyage, à plusieurs dimensions et éloignements de cette approche ou vérité […] (p. 25)’ ‘et si certaines fois je pense à être autre chose que ce que je suis « réellement »
c’est par effraction que j’y pense
oui, par effraction (p. 27)
(Farès, MA)’

Cette énumération accumulative sur quatre pages seulement a pour effet de mettre en relief les paradoxes de la situation du personnage : il entre dans un pays comme un clandestin, par « effraction » ; alors qu’il avait précédemment vécu dans son ancien pays, encore, par « effraction ». Il est un apatride à tous les niveaux, puisque ni l’ancien, ni le nouveau territoire ne lui proposent un ancrage identitaire, culturel ou social. Il n’a dans l’un comme dans l’autre aucun statut, si ce n’est celui de clandestin. Mais la clandestinité est-elle un statut ? Rappelant à son souvenir sa vie passée au Clos-Salembier, le quartier d’Alger dans lequel il a grandi, « lieu où la colère et le mutisme vagabondèrent avant de franchir l’étroite ligne coloniale » (p. 21), il nous confirme les raisons de son absence au monde : « [il] appartenai[t] à l’ombre de la ville » (p. 21) qui lui a été dérobé par le fait colonial.

Les exilés de la trilogie farésienne n’appartiennent à aucun monde. D’où la nécessité peut-être d’en (re)crée un autre par le langage. La Découverte dont parle le titre de la trilogie du Nouveau Monde serait alors celle d’un territoire renversant la triste modernité de celui de l’origine, de celui de l’enfance, du « Clos-Salembier Ecueil du monde Nouvel Espace Ile et Colline où venaient buter tomber les déchets de la vie moderne la vie conquise la vie la vie sous-vie » (p. 20). Se déployant en révélations et en accusations successives, celles des troubles de « l’effraction », celles d’une modernité coloniale et de la « prolifération galopante de l’enfance dans les endroits mal nourris de la terre » (p. 20), l’écriture farésienne sort des gouffres les voix jusque là silencieuses en leur offrant la possibilité d’appartenir à la patrie de son langage. Nous repensons ici à la « sépulture » offerte à Abdenouar. Elle est l’image d’un gouffre dans lequel il repose désormais, mais de ce gouffre s’échappe sa voix, comme pour venir peser sur les protubérances déshumanisantes de l’Histoire qui l’y avait plongé.

Notes
151.

Nous porterons plus tard toute notre attention sur ce concept et sur le processus de créolisation qui est déjà porteur d’un pluriel, puisque le créole est la somme, la résultante, d’une multitude de cultures rencontrées.

152.

Karine Chevalier, « La fonction poétique et politique des “absents” dans l’œuvre de Nabile Farès », in Charles Bonn (dir.), Migrations des identités et des textes entre l’Algérie et la France, dans la littérature des deux rives (Tome 1 des actes du colloque « Paroles déplacées »), Paris, L’Harmattan, 2004.

153.

Ibid., p. 285.