Les reviviscences

Dans l’œuvre farésienne, la situation des exilés est directement liée à un état de fait historique. L’exil s’y lit d’abord sous cet angle, puisque la conjoncture politique de l’Algérie, dans son rapport à la France, rend les personnages apatrides. A partir de là, se succèdent d’autres formes d’exils : les processus d’acculturation dont font état les voix en présence dans la trilogie, puis leur difficultés à se situer dans leur rapport au monde et à l’autre par le discours, sont consécutifs à la première perte, celle due à l’éloignement forcé de la patrie, du territoire national identitaire. A cause de la perte de la racine nationale, les exilés sont plongés dans un gouffre qui fait d’eux des êtres acculturés perdus entre les espaces de leur parcours, le discours étant alors la mise en mots de cet état. C’est par conséquent la perte de la racine qui est à la cause du dire : puisque l’origine est absente, le langage se propose de la faire revivre de manière imaginaire, artistique et littéraire. Cette démarche semble être symptomatique de la formulation des exils puisque, comme nous le verrons plus tard, elle se lit également dans les œuvres de Jean Lods, de Jean-Marie G. Le Clézio et de Monique Agénor.

Le principe d’une reviviscence par la parole du premier lieu identitaire, de la racine, semble en effet régir chacune des autres œuvres de notre corpus. Flagrante dans l’œuvre lodsienne, elle se lit notamment dans Le Bleu des vitraux par la stratification des causes de l’exil. Le livre, avant de rendre compte d’un exil total et troublant, met d’abord en mots une succession d’exils. Dans ce roman, la première strate se lit dans les liens qui unissent Yann (enfant) et sa mère. Les deux personnages vivent sous un joug familial serré qui rend complexe leurs rapports. Par la lecture de ces rapports, nous pouvons relever les moyens employés par l’auteur pour conter la manière dont s’opérera la rupture progressive entre le fils et la mère… dont s’opérera la marche progressive d’une première expérience de l’exil à une même sensation devenue globale, plus forte, moteur de l’écriture. C’est là le reflet d’un cheminement, à savoir celui de l’enfouissement progressif du personnage dans une succession d’expériences de ruptures qui fondent son exil.

Dans ce roman, la première expérience vécue comme une rupture profonde est celle de l’éloignement, de la distance qui sépare l’enfant de la mère. C’est en ces termes que Yann questionne l’ambiguïté de son rapport maternel : « Pourquoi me vois-je toujours à distance de l’objet de mon désir comme si mon plaisir naissait de l’amertume de cette séparation ? » (p. 59). Se remémorant un souvenir d’enfance, il décrit la manière dont il avait vécu, un jour, son départ du domaine de Bois-Rouge. Yann n’est alors qu’un enfant, et pour le sortir du cloisonnement familial, son père l’emmène rencontrer un autre enfant, Bozzo. Mais alors même que le départ n’est que provisoire, l’enfant vit avec beaucoup de difficultés ce moment : « Et Yannou, à genoux sur le siège, contemple à travers la lunette arrière la maison blanche qui rapetisse et sa mère que le nuage de poussière rouge efface peu à peu ». Puis, ajoute-t-il : « La route qui s’éloigne de Bois-Rouge est alors celle de l’exil » (p. 63). Ce n’est pas tant un « plaisir » qui naît de « l’amertume de la séparation » que le discours même : cette distance est nécessaire à la prise de conscience, et par là-même à l’enclenchement de la parole. Sans elle, il n’y aurait pas de trauma, pas plus qu’il n’y aurait de mots pour le dire. En somme, c’est parce qu’il se voit à distance de « l’objet de [son] désir » que le narrateur éprouve le besoin de discourir sur cette « séparation ».

Le rapport à la mère, l’éloignement et la déchirure profonde qu’elle provoque, pourrait être analysé avec les outils proposés par la psychanalyse. Mais, il nous semble que ce type d’analyse, relevant davantage de l’analyse d’un pathos de l’auteur plutôt que de son œuvre, ne permettrait pas d’apporter toutes les réponses aux interrogations posées par notre lecture. Car ce n’est pas en soi le rapport à la mère que nous voulons étudier, mais par la lecture de ce rapport, rendre compte du processus qui façonne, dans l’écriture, l’exil : comment le rapport à la mère permet-il de mieux comprendre l’exil ? En quoi ce rapport ambigu intervient-il dans la mise en forme de l’exil ? Le véritable objet du désir n’est-il pas l’île qui a porté la mère et l’enfant ? Or, il y a effectivement mise à distance de l’île, rupture et séparation, puisque c’est du continent que s’échappe la voix de Yann, exprimant son « amertume » d’être désormais un adulte, de ne plus être l’enfant qui, lui seul, a pu vivre sur l’île et connaître la mère. Pour ce faire, la prise en compte du substrat biographique ne peut suffire. Nous devons prendre en compte les interactions de cette expérience entre les situations géographiques (les rapports du personnage à son espace) et historiques (les rapports du personnage à son temps) du personnage. Nous proposons donc de lier le rapport maternel à l’inscription spatiale et temporelle dans laquelle s’inscrit inévitablement l’œuvre. Comme nous l’avons précédemment constaté, il semble effectivement difficile de penser les troubles suscités par les exils lodsiens sans les rattacher à la situation qui les façonne ; ils font partie d’une même maille composée à la fois des fibres maternelles, familiales, géographique et historiques. Toutefois, ce peut être là l’ébauche d’un pont à construire qui, selon une lecture freudienne ou lacanienne, pourrait permettre de lire conjointement le rapport maternel exprimé ici avec des textes tels que Ma mère de Bataille154, Une phrase pour ma mère de Prigent155 ou encore À la recherche temps perdu de Proust156. Ce dernier présentant entre autres l’intérêt de pouvoir relever les processus qui dans les textes de Proust et de Lods, par le biais du rapport à la mère, conduisent les écritures à se mouvoir entre différentes sphères, à errer entre passé et présent dans le discours d’un temps désormais révolu157. Il ne s’agit pas là précisément de notre sujet, et par crainte de trop nous en éloigner, nous ne nous y attarderons pas davantage. Cependant, peut-être que cela pourrait faire l’objet d’une étude à part entière…

Pour en revenir au texte de Lods,en somme, le livre ne semble pas délibérément s’inscrire dans un rapport exclusif à la mère, mais dans un rapport à l’espace investi par la mère. Il raconte la manière dont elle l’a vidé, ou peut-être à l’inverse, la manière dont il se vide de cette présence. D’ailleurs, nous pouvons noter que dès lors que l’éloignement a eu lieu, alors que la désignation « maman » était récurrente dans les premières pages du texte, le nombre d’occurrences diminuera jusqu’à ne plus laisser place, pour désigner la même figure maternelle, à un prénom : « Anne-Sylvie ». L’éloignement maternel se lit donc déjà par une dénomination qui témoigne de la rupture. Cet éloignement s’en trouve encore renforcé par le fait que, au yeux de sa mère, l’enfant n’existe pas. Du moins, c’est là la sensation qu’il éprouve. Adulte, se trouvant à la veillée funèbre de sa mère, Yann imagine sa mère se réveiller, « enjamber le cercueil », et lui dire :

‘- Comme tu as grandi, Yannou ! Tu es plus vieux que moi maintenant, j’ai failli ne pas te reconnaître !
- Comme toujours, maman ! lui répondis-je avec une rancune venue de loin.
Mais, déjà distraite, son regard me quittait, contemplait sans la voir l’assemblée pétrifiée de stupéfaction. Cette cécité ne provenait pas de la situation où elle se trouvait, mais de ce don particulier qu’elle avait toujours eu et qui lui rendait transparentes les choses. Qui me rendait moi-même transparent à elle : debout, alors, devant le pliant où elle était allongée à l’ombre des bougainvillées, je soupçonnais ses yeux, que mon insistance avait enfin détachés du livre où ils étaient fixés, de passer à travers moi pour contempler dans mon dos les nuages qui alourdissaient le ciel au-dessus de l’océan Indien […].
(Lods, BV, p. 54-55) ’

L’ironie de la réplique de « Yannou », accentuée par cette description du regard de sa mère qui passe au travers de son corps comme au travers d’une chose « transparente », précise la nature et la profondeur de la déchirure. Si s’éloigner de sa mère est pour l’enfant un « exil », être en sa présence l’est déjà tout autant. Il n’existe pas aux yeux du seul personnage pour lequel il aurait voulu retrouver toute son « opacité » (p. 56). En revanche, le langage dit bien combien le paysage existe à sa place : la description se nourrit davantage des éléments du décor dans lequel il se trouve, portant ainsi l’attention du lecteur sur « l’ombre des bougainvillées », sur les « nuages » ou sur le « ciel au-dessus de l’océan Indien ». Cette inconsistance dont il se souvient, et qui est la cause originelle de son trouble présent, lui fait prendre concience de la nécessité de combler le vide qui le caractérisait face à sa mère. Sans la parole, « Yannou » n’existerait pas ; il serait définitivement perdu dans l’étendue du paysage qui faisait face à sa mère et auquel il se confondait. Et produire un discours sur cette « cécité » d’une part, et cette transparence de l’autre, permet de restituer sa présence, de rendre enfin opaque – pour le lecteur et pour lui-même – l’enfant qu’il était alors. Mais du même coup, cette restitution le force à s’exiler : pour faire revivre l’enfant dans les temps révolus de son histoire intime (celle de son enfance), il doit déserter son présent. Comme nous pouvons le lire dans l’extrait présenté ci-dessus, par l’éveil d’un fantasme (celui de voir sa mère sortir du cercueil dans lequel il ne veut pas la voir se reposer), le narrateur glisse du présent au passé. D’abord parce que sa mère, échappée de « sa boîte » (p. 54), promène son regard sur l’assemblée mortuaire, ensuite parce que son absence de regard sur lui, le fait se remémorer ses expériences passées. Il glisse ainsi du présent au passé, vidant un temps de sa présence tout en en remplissant un autre… s’exilant vers son enfance. Mais, la « distance » (p. 131) entre l’adulte qu’il est, et l’enfant qu’il était, est telle qu’il ne semble possible pour lui de concevoir le « Yannou » de ses souvenirs comme un lui-même : « […] Nous traînons le passé avec nous comme s’il constituait une preuve de notre existence sans même nous rendre compte qu’à peine détaché de nous il a cessé de nous ressembler » (p. 131). C’est que, dit-il, l’enfant qui parle n’est pas – n’est plus – Yann, l’enfant qui parle est un autre Yann, une réminiscence de Yann. Un étranger qui a son langage propre, mais qui s’exprime au travers d’un même corps, celui de son âge adulte :

‘Je le vois, et pourtant est-ce bien moi ce garçonnet immobile devant sa mère allongée sous l’ombre pourpre des bougainvillées […] ? J’ai du mal à dire « je » en parlant de lui, car j’ai tant oublié de ce qui le concerne, je sais tant de choses que lui-même ne sait pas encore, je le regarde de si loin qu’il me paraît un étranger par lequel j’aurais passé un jour.
(Lods, BV, p. 55)’

Effectivement, mis à part sous la forme de discours indirects rapportés, jamais l’enfant ne sera désigné par le pronom de la première personne du singulier. « Je » n’est que l’adulte, ce qui a pour effet de scinder le personnage en deux entités distinctes : celle du présent et celle du passé. « Yannou », celle du passé, est « un étranger par lequel [Yann aurait] passé un jour » ; il ne s’agit plus du même personnage dans deux époques de sa vie, mais de deux personnages distincts, autonomes, liés par une même mémoire. L’enfance était une autre vie, une vie-étape, préparant celle actuelle du présent. Par le choix d’un seul et unique « je », c’est une double identité qui prend corps dans Le Bleu des vitraux ; double identité dont la seconde n’est en fait que la réminiscence de la première. C’est par conséquent au choc de sa transparence que l’absence de l’enfant est devenue présence, que son mutisme est devenu langage. Cette transparence lui a imposé la nécessité de dire, de révéler l’invisibilité de son corps produit sous l’effet de la « cécité » de sa mère. Mais du même coup, en choisissant de rompre le silence qui enveloppait sa transparence, en choisissant de le dire, il se dédouble. Puisque l’enfant n’a pas existé aux yeux de sa mère, l’adulte le lui imposera. L’exil, pour le narrateur du temps présent, est alors l’évasion vers un passé, celui de l’enfance, pour en dénoncer les souffrances et les silences. C’est parce qu’enfant il était déjà exilé, parce que le regard de sa mère l’avait refoulé dans le paysage de l’île, qu’il éprouve aujourd’hui la nécessité de manifester sa présence. Il commence donc par (re)prendre possession de son corps d’enfant jusqu’à en creuser son présent, en s’y retirant, pour aller emplir l’espace qu’il n’avait finalement jamais occupé, celui de son enfance ; le Yann adulte, par son langage, fait de lui-même une reviviscence de l’enfant qu’il était.

Le personnage qui narre Le Bleu des vitraux n’est pas plus réel que celui qui est l’objet de sa narration – l’enfant – puisqu’il est précisément une réminiscence de cet enfant, puisqu’il est l’incarnation de l’enfant qui n’avait pas pu, mais qui peut désormais se dire. L’idée d’une clandestinité de l’exilé, tout comme chez Nabile Farès, se profile là puisqu’un personnage étrangement « étranger » (il s’agit du même individu dans deux temps différents) prend possession d’un corps autre, dans un autre temps, pour se conférer par le discours l’opacité qu’il n’a jamais eue.

Ce roman montre que l’exilé lodsien est une métamorphose de lui-même, l’incarnation adulte de l’enfant qu’il était. Ce processus, par ailleurs, est nuancé dans l’une de ses œuvres qui présente également un dédoublement de l’être. Dans Quelques jours à Lyon, pour se souvenir, le narrateur se métamorphose encore. A la différence que, dans cette œuvre, le double créé n’est plus la face adulte d’un même individu, mais la progéniture d’un autre : lors d’un pèlerinage à Lyon sur la « piste de son père » qu’il n’a que très peu connu, Romain s’aperçoit que « ce qui le liait à ce dernier […] était d’un autre temps, d’un autre monde » (p. 86). Il s’exile alors de son présent et se plonge dans ce qu’il désigne par l’ « autre temps » et l’ « autre monde » (p. 86), c’est-à-dire l’enfance réunionnaise de son propre père. Il revit par le discours les expériences vécues par ce dernier comme s’il s’agissait des expériences de sa propre enfance. Les processus qui font osciller la narration d’un temps passé au présent sont identiques à ceux usités dans Le Bleu des vitraux ou La Morte saison, et la différence entre les oeuvres réside donc principalement dans le fait que ce n’est plus sa propre enfance qui est revisitée par le narrateur, mais celle d’un autre ; de son père. Signalons à ce propos qu’à partir de Quelques jours à Lyon, où l’auteur a mis en scène l’enfance de son père et non plus la sienne propre, à partir de cette rupture, il a cessé de publier. Ce roman est en effet, à ce jour, sa dernière publication.

L’incarnation d’une entité passée dans un corps – langagier – au présent est également ce qui régit les œuvres lecléziennes. Que ce soit dans Le Chercheur d’or, La Quarantaine ou le Voyage à Rodrigues, sur les traces d’autres personnages antérieurs à leur naissance, les narrateurs font tous revivre en eux, par leurs discours respectifs, soit les vies de leurs propres ancêtres (des grands-parents pour La Quarantaine et le Voyage à Rodrigues), soit celles de personnages dont ils se sentent proches (les premiers exilés indiens pour La Quarantaine encore, et le Privateer pour Le Chercheur d’or). Révélatrice des démarches usitées dans les deux autres œuvres, le Voyage à Rodrigues propose de lire par le biais de la quête d’un trésor familial, la réincarnation d’un personnage présenté dans un premier texte (Le Chercheur d’or) dans le corps d’un nouveau, petit-fils du premier.

Parti seul sur l’île de Rodrigues pour y retrouver un trésor quêté par son grand-père il y a près de quatre-vingt ans de cela (il s’agit de l’histoire contée dans Le Chercheur d’or), le personnage arpente l’île sur les traces de son ancêtre. Dans son parcours il se prend alors au jeu de reconstruire la vie de son grand-père en ce lieu, de l’imaginer en retraçant le parcours de ce dernier : « En suivant ces traces pas à pas, j’ai la sensation de remonter le cours du temps, de renverser l’ordre mortel » (p. 101). C’est ainsi qu’il le revoit alors et qu’il le décrit :

‘Mon grand-père est assis donc, sur cette pierre plate, tournant le dos au ravin, regardant vers l’estuaire. Il tient comme toujours une cigarette (de tabac blanc, son seul luxe véritable) entre le pouce et le médian, à l’horizontale, comme un crayon, dont il secoue la cendre de temps en temps. Son visage maigre est brûlé par le soleil, ses yeux bleu sombre sont plissés par la lumière qui se réverbère sur les roches de la vallée. Ses cheveux longs, d’un châtain presque brun, sont renvoyés en arrière, et le bas de son visage est caché par une barbe romantique.
(Le Clézio, VR, p. 98) ’

En premier lieu, le choix du temps usité pour décrire le grand-père, le présent, témoigne déjà de la force de sa présence en ce lieu. Véritablement, il ne s’agit pas là d’un souvenir ou de la reconstitution par l’imaginaire des traits du personnage, puisque le narrateur se place avant tout en observateur : il dresse au lecteur le portrait de son grand-père qui se trouve face à lui, sur « cette pierre plate ». En outre, l’emploi d’un déterminant démonstratif, appuyé par un adjectif qui permet d’authentifier l’objet, permet également de créditer la présence du personnage face au narrateur. La description est donc abondante, elle regorge de détails tant sur le physique (morphologie du visage, couleur des yeux, caractère des cheveux) que sur les attitudes (occupation de l’espace, manière de fumer) du grand-père. Par ailleurs, la manière dont il est marqué, « brûlé », par le paysage rappelle encore la durée de sa présence sur l’île. Il l’a habitée, et semble ne l’avoir jamais quittée. Ainsi, faisant face deux générations plus tard à son petit-fils qu’il n’a pourtant pas connu, en plus d’occuper l’espace, il vient investir le livre : le retrouvant partout, dans chacune des pages, le lecteur s’aperçoit de la confusion grandissante qui prend forme entre les deux personnages dont l’un, pourtant, est absent. C’est que, comme le rappellera le petit-fils :

 Celui dont je sens la présence ici est un homme sans âge, sans racines, sans famille, un étranger au monde, comme l’était sans doute le Corsaire dont il cherche la trace. Est-il vraiment mon grand-père ? De n’avoir connu de lui que quelques photos, et cette liasse de documents, de plans et de cartes, curieusement, me rend plus proche de lui. […] Ici, à l’entrée du ravin, il est encore guetteur éternel, sans le savoir, le gardien que le Corsaire a choisi pour veiller sur son domaine, pour l’aimer et l’interdire à jamais.
(Le Clézio, VR, p. 99)

La première phrase énoncée pourrait étrangement se rapporter au narrateur lui-même, car lui aussi est « sans racines, sans famille, un étranger au monde », comme l’était son grand-père. N’est-il alors que le narrateur ? N’est-il pas aussi le grand-père ? Cette sensation qu’il éprouve d’être « proche de lui », au fil des pages, se métamorphosera en une fusion des deux personnages. Se retrouvant à son tour à « l’entrée du ravin », le narrateur nous fait nous demander qui est véritablement ce « guetteur éternel » ? Ne serait-ce pas, par le biais de son grand-père, lui-même ? Ne serait-ce pas l’être parlant qui, par son langage, rend compte de l’existence du ravin, le rend pérenne par l’imaginaire ? Il y a ici transposition puisque, comme le confirmeront les pages suivantes, le grand-père et le narrateur se confondront : « peut-être qu’enfin je ne fais qu’un avec mon grand-père, et que nous sommes unis non par le sang ni par la mémoire, mais comme deux hommes qui auraient la même ombre » (p. 102). A la différence des protagonistes du Bleu des vitraux (et de La Morte saison) de Jean Lods, il n’y a pas dédoublement d’un même être qui se scinde en deux temps de son existence (ou de sa généalogie), mais il y a réalisation du mouvement inverse. A savoir, la fusion en un même corps de deux entités généalogiques. Le narrateur, par son discours sur le parcours de son aïeul, fait revivre, en lui, en son langage, celui qui était l’objet de sa propre quête.

Cette reviviscence du grand-père dans le discours et dans le corps de son descendant-narrateur est illustrée dans le texte par une rencontre. Désireux de revoir l’un des hommes qui, quatre-vingt ans plus tôt, avait secondé le grand-père dans sa recherche du trésor, il s’était rendu chez un habitant de l’île, Fritz Castel :

‘Maintenant, je me souviens de ma première rencontre avec Fritz Castel, en haut de la pointe Vénus. Etrangement, je n’ai même pas été étonné qu’il me reconnaisse tout de suite. Ne savait-il pas que je devais revenir ? (Le Clézio, VR, p. 143-144). ’

« Etrangement », Fritz Castel a immédiatement reconnu le petit-fils de l’homme qu’il avait secondé il y a près d’un siècle de cela. « Etrangement », alors qu’il ne l’avait jamais vu auparavant, il a « tout de suite » su de qui il s’agissait. Etrange encore l’interrogation qui conclut cet extrait : pourquoi l’auteur a-t-il employé – et marqué par l’italique – le verbe « revenir » ? Qui est revenu ? S’agit-il de l’ami de Fritz Castel, le grand-père, ou s’agit-il du narrateur lui-même, l’homme que Fritz Castel ne connaît pourtant pas ? Bien plus qu’une suggestion, il s’agit d’une évidence : le petit-fils est une reviviscence de son grand-père. Sans doute est-ce là pour l’auteur un moyen de lui conférer, à lui l’homme sans racines et sans famille, une identité, une attache. Et par effet de miroir, si cet état ne peut donner de racines au grand-père, au moins peut-il lui apporter une famille, puisqu’il a une descendance. A force de mettre ses pas là où son grand-père les avait mis, le narrateur, durant sa quête, s’est pris au jeu : errant dans l’île, cherchant désespérément une réponse à son errance et à son manque identitaire, il s’abandonne à la confusion… qui est-il ? Il est l’homme qu’il cherche : il est à la fois l’homme du présent qui essaie de reconstruire son passé, et il est l’homme du passé… celui qui fait l’objet de sa quête présente. « Et je sens encore davantage mon étrangeté » (p. 144) confiera-t-il une nouvelle fois avant de comprendre que « La fin de toute aventure est là, figée dans l’éternité » (p. 145)… figée dans l’éternité du discours de l’un sur l’autre, du discours de la fusion de l’un dans l’autre.

C’est donc ce que réalise l’écriture : elle fige dans l’éternité la parenté de deux êtres qui se mêlent et se confondent, elle confirme que le trésors cherché dans le parcours, par le discours, est « l’or de l’immortalité » (p. 145). Et nous disons bien « confirme », puisque déjà le grand-père était arrivé à cette conclusion dans Le Chercheur d’or. Mais cet « or » a un prix, et la monnaie d’échange en est l’exil. Les personnages n’ont pu parvenir à le trouver que parce qu’en plus de s’être déracinés, d’avoir erré sur le sol rodriguais, ils se sont plongés dans un exil intérieur – généalogique – proposant au fil des œuvres de réincarner leur descendance.

Bien que les modalités de la survivance des voix mémorielles diffèrent dans chacune des œuvres de notre corpus, il est un point commun qui les fait toutes se rejoindre sur un même plan : Nabile Farès, dans la trilogie de La Découverte du Nouveau Monde invoque au travers des voix des personnages présents, celles disparues de leurs mémoires nationales ; Jean Lods fait se scinder le corps d’un « je » qui se cherche en deux entités distinctes, celles de l’enfance et de l’âge adulte d’un même narrateur dont le présent est réminiscence du passé ; Jean-Marie G. Le Clézio s’attache à la survivance des mémoires généalogiques d’ancêtres au travers des corps de leurs descendants qui poursuivent et achèvent les quêtes respectives ; et enfin Monique Agénor, dans un Comme un vol de papang’ notamment, propose de réincarner une grand-mère défunte dans le corps désormais habité de sa petite-fille. Tous ces textes font donc état de creux mémoriels dûs à des plis, des pressions familiales et/ou historiques, que les narrateurs tentent de combler par l’énonciation de leurs troubles. Ces creux les poussent à s’exiler de leur présent, de leur corps, pour réinvestir les dimensions passées de leurs origines familiales et/ou nationales. La rupture provoquée par la perte de la racine, c’est-à-dire ce qui effectivement fait défaut dans chacun des textes, appelle donc les êtres au présent à générer une parole sur cette perte. C’est là semble-t-il leur exil : en plus d’avoir perdus tout repère par rapport à une spatialité, ils ne parviennent pas à se fixer dans leur temps, métamorphosant leur langage en une expression symptomatique de leur situation.

Toujours en mouvement, entre des sphères spatio-temporelles passées et présentes, leur langage révèle la présence d’exils qui leurs sont antérieurs, qui ont pris forme bien avant leurs naissances respectives. Tout comme il est souligné dans La Quarantaine, chacune des sensations d’exil exprimées est consécutive à « des générations d’exil ». Des exils générationnels et originels, donc, qui ont fait que, aujourd’hui, dans leur présent et en raison de cet héritage, les personnages vivent comme des morts, ceux qui les ont précédés : ils ne parviennent pas à habiter leur espace et leur temps, « ils marchent sur la plage, ils cherchent un endroit où habiter » (p. 163). Le narrateur du Bleu des vitraux, lui, s’interroge : « la mémoire ne témoigne pas avec franchise du passé, mais y opère une sélection qui justifie et explique le présent ? » (p. 109). Aux « générations d’exil » dont ils sont les prolongements, les voix en présence proposent toutes, en invoquant celles des générations passés, de renverser la situation, de faire le chemin inverse afin non seulement de comprendre les causes des touts premiers troubles, mais encore celles des troubles contemporains. Puisque la mémoire « opère une sélection qui justifie et explique le présent », quel meilleur moyen pour comprendre ce présent que de réaliser un discours sur les parcours qui ont justement fait naître ces mémoires ? que de révéler au grand jour les mémoires jusque là absentes, enfouies, sous la pression des présences écrasantes ? Entre la mise en mots des voix mémorielles et la mise en scène des corps exilés, l’écriture se met alors elle-même en mouvement, oscillant incessamment entre passé et présent, entre les multiples frontières traversées (réelles et imaginaires), refusant de se fixer dans un espace trop strictement défini.

Notes
154.

Georges Bataille, Ma mère, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1966.

155.

Christian Prigent, Une phrase pour ma mère, Paris, P.O.L., 1996.

156.

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, 1954.

157.

Pour plus d’attention à cette piste de recherche évoquée ici, nous pourrions conseiller la lecture de l’article de Esther Telermann (qui porte entre autres sur les textes de Bataille et de Prigent) : « Tuer la mère », in Association Lacanienne Internationale, Freud-Lacan.com, <http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?url_article=etellermann200606>, (2006).