Le mouvement que nous venons de relever dans nos oeuvres, celui de l’exil, est confronté dans certaines d’entre elles à un problème de terminologie. Les enjeux contemporains ont fait se mouvoir de nombreuses populations entre diverses frontières du globe, ce que racontent, par le biais de leurs expériences propres, nos auteurs. Le terme « exil » apparaît alors de manière récurrente dans chacun de nos textes, mais il en est un autre, notamment présent chez Farès, qui tend à modifier la nature de ces mouvements relevés ; il s’agit de la « migration ». D’après Le Petit Robert, la migration est un « déplacement de populations qui passent d’un pays à un autre pour s’y établir »158. Dans chacun des textes de notre corpus, il y a effectivement passage. Mais celui-ci ne se réduit pas qu’à un passage géographique de frontières nationales (entre des « pays »), puisqu’il y a encore passage entre des temps, des mémoires, etc. De plus, si la « migration », comme l’indique la définition du dictionnaire, induit une fixité, un établissement du déplacé au sein d’une autre frontière nationale autre que la sienne, il semble en être autrement de l’expérience de l’exil. Y a-t-il dans ce cas, véritablement, fixité ? Certes l’exil et la migration se confondent par la mise en œuvre d’un mouvement, mais ce mouvement induit-il nécessairement dans les deux cas une fixité dans un autre pays ?
Cette recherche actuelle s’inscrivant dans la continuité de mes précédents travaux universitaires de Maîtrise puis de D.E.A., il me semble important de revenir sur quelques maladresses passées Charles Bonn 2008-12-10T12:29:14.76 Modestie amusante. Mais c’est bien ! , notamment une, terminologique, concernant justement « l’exil ». Ma première lecture des œuvres du corpus fut celle du Livre I de La Découverte du Nouveau Monde de Nabile Farès (Le champ des Oliviers) bien que mon travail ait porté sur l’étude du Livre III. En effet, pour un travail d’approche il m’a semblé plus pertinent de porter mon attention sur le plus abouti des trois textes. Il ne s’agit pas là d’un jugement de valeur, mais d’une appréciation faite en fonction de la situation du texte dans la trilogie : il vient conclure l’ensemble. Cette démarche m’a donc permis de lire l’ensemble de la trilogie en me concentrant sur une seule œuvre qui, si elle n’en est pas la synthèse, tout du moins en est l’aboutissement. Mais, il ne m’était pas possible alors de prendre en compte l’évolution sémantique dans la trilogie, du premier au dernier volume. C’est sur ce point que je voudrais revenir.
Me préparant à l’écriture de cette présente étude, je concluais mon précédent travail (portant sur la possible formulation d’un dire de l’exil 159 dans des œuvres lecléziennes, lodsiennes et farésiennes) par une citation de Ignacio Ramonet publiée dans un numéro du Monde Diplomatique consacré aux Histoire(s) d’immigration :
‘Un vieux proverbe iroquois dit : « Qui quitte son pays n’a plus de pays. Parce qu’il a deux pays : son ancien pays et son nouveau pays. » La plupart des personnes entraînées dans l’odyssée de l’émigration vérifient la douloureuse exactitude de ce dicton. Une fois installées dans le foyer d’accueil, elles éprouvent un sentiment à la fois de perte et d’anxiété, d’amputation et de greffe, de manque et d’inquiétude. L’ancien est perdu et le neuf n’est pas acquis.160 ’Ainsi, en conclusion de ce travail de D.E.A. consacré à la thématique de l’exil, je mettais en évidence celle de la migration… Mais prenant soin de préciser que mon objectif n’était pas de suppléer à celui des sociologues, je sentais bien que le choix de cette citation pouvait poser problème : non pas qu’elle ne témoigne pas de l’expérience de la migration, mais plutôt qu’elle correspondait mal à mon propos : peut-on assimiler (é-/im-)migration et exil ? Ces expériences de la mobilité relèvent-elles véritablement du même mouvement ? Certes, dans chacun des cas, il y a déplacement ; mais le déplacement de la migration est-il celui de l’exil ? Ou encore, peut-être, la migration ne peut-elle pas être l’une des formes des déplacements induits par l’exil ? Celle où, comme semble l’exprimer Nabile Farès, l’être en mouvement ne parvient pas à trouver de nouveau point d’ancrage, condamné à une perpétuelle errance ? Dès les premières pages de la trilogie, au début du champ des Oliviers, le lecteur est averti des intentions de l’auteur, du sujet qui sera traité. En exergue à sa première partie, Farès écrit :
‘« L’être n’est pas donné à mi-course »,Dès les premières lignes de ce premier opus l’accent est déjà mis sur le mouvement. Rien de donné, rien de figé, ce qui, bien plus que d’annoncer les migrations internes des personnages dans la fiction, annonce dès lors un programme d’écriture où les mots mêmes ne seront pas donnés. C’est par conséquent le mouvement amorcé dans ce propos qui caractérise le mieux la parole du livre qui s’annonce Charles Bonn 2008-12-10T12:29:14.79 Oui !! : peut-être, comme l’homme, la parole littéraire est-elle une « disposition, une migration » ? C’est donc sur ce terme qui ouvre la trilogie (mais ne la referme pas) qu’il faut, me semble-t-il, porter attention : « migration ». L’auteur annonce sa politique d’écriture, puisque ce terme induit le mouvement dans une œuvre qui, déjà, est elle-même en mouvement.
Cet extrait ci-dessus présenté, le lecteur pourra le retrouver de manière récurrente dans le champ des Oliviers, et par la suite dans le troisième volume de la trilogie, par le jeu d’un exergue cette fois mis en abyme, car étant affiché face à un personnage, sur un mur : celui de la chambre de Mokrane vivant ses premiers jours de lucidité en exil, à Paris. Le texte est ici présenté sous une forme nouvelle :
‘En face de lui [Mokrane], sur le mur, écrite en lettres de couleur rouge, une phrase qui marque le temps, la chambre, plusieurs années de sujétions, désirs : l’être n’est pas donné a mi-course.C’est l’occasion alors pour le lecteur de relire ces phrases, et sans doute de les approcher et de les comprendre autrement. Ainsi, l’histoire parcourue du Livre I au Livre III, mais encore le titre même du Livre III (L’exil et le désarroi) permet de préciser d’une manière différente le sens de cette énigme. Elle semble livrer sa réponse dans les quelques pages précédant son apparition dans le troisième volume :
‘C’est peut-être ainsi qu’il nous faut voir les choses et le temps, les choses et les mots : perceptiblement la réalité s’inverse d’elle-même ; les choses et les mots atteignent des degrés puis des impossibilités de reconnaissance véritable.Des premières lignes du Livre I de La Découverte du Nouveau Monde, à celles du Livre III, un premier mouvement semble s’opérer, un premier déplacement terminologique où, en lieu et place de « migration », apparaît le terme de « exil ». Les « multiples carences de la durée et du mensonge » ont conduit l’homme à l’errance. « Errance » qui est parcours, non pas sans fin, mais dont la possibilité de finitude est encore trop lointaine. « Errance » qui contribue ainsi à préciser le sens des « Exils » : il s’agit là d’un parcours dont la possibilité d’accomplissement est incertaine, et donc d’un parcours sans réelle possibilité de fixation, d’ancrage, dans un lieu précis. Or, ancrage et fixation sont justement ce qui en premier lieu caractérisent l’expérience de la migration : la migration supposant que l’homme parte de quelque part pour se poser autre part ; l’exil supposant l’errance, l’absence de point d’ancrage. A ce propos, les protagonistes de chacun des textes de la trilogie farésienne ne sont pas des sédentaires, puisque en perpétuel mouvement, toujours, entre les champs absents de leurs dimensions passées, et ceux présents du désœuvrement et de l’errance. Penser la trilogie de Nabile Farès en terme de progression – et c’est bien là un ensemble programmatique s’inscrivant dans une continuité en devenir – permet de trouver dans le dernier livre de la trilogie les éléments de réponse aux non-dits du premier : ainsi, contrairement à la migration, l’expérience de l’exil semble mieux répondre au développement qui tente de mener à la compréhension de ce que peuvent être les désarrois contemporains. L’exil, affirme Farès, est un parcours sans retour, ininterrompu, où l’être, à la disposition « de la durée et du mensonge », semble ne jamais pouvoir se poser. C’est ainsi que d’une œuvre à l’autre, le sens des mots se précise, s’inversant d’eux-mêmes, atteignant « des degrés puis des impossibilités de reconnaissance véritable ». Les dernières pages de L’exil et le désarroi, à partir d’une série de textes fragmentés intitulés « Les Exils » (p. 85), amorceront le mouvement final de la trilogie : « Les Exils » (p. 113) est le titre qui clôture La Découverte du Nouveau Monde. Le pluriel, encore, démultiplie les possibilités de lecture mêlant les formes réelles et imaginaires, géographiques et ontologiques : « Nombreux / sont les Exils / à l’intérieur de nos / âmes / de nos villages / de nos champs » (p. 84).
Comme l’illustre cette progression notée dans la trilogie farésienne, du champ des Oliviers à L’exil et le désarroi, toujours, les personnages sont une « disposition », une éternelle migration ; ce qui sous-tend déjà une impossibilité d’ancrage, d’établissement dans un ailleurs. Ils sont « devenus Errants » à perpétuité, dans un espace et dans un temps inconnus, ignorés, et dont la seule possibilité d’accomplissement réside dans la compréhension des causes de leur situation… compréhension qui ne peut alors se faire que grâce et par le développement de la parole. Une parole revêtant à son tour les « vêtements sans lendemain » des « Exils et des Découvrements » ; parole à son tour devenue errante, en exil. A priori, ces textes nous parlent de migrations – et plus précisément d’émigration – puisque chacun d’eux nous conte le départ pour l’Occident de ses personnages. Mais dans la mesure où il n’y a jamais d’arrivée, de sédentarisation ou d’installation dans un pays d’accueil, le terme « migration » se renverse, et se meut en un mouvement plus large, sans fin, en un exil.
Au moment où prend corps, en France par exemple, entre autres projets celui d’une Cité nationale de l’histoire de l’immigration 161, il convient de se pencher sur cette notion et sur les nuances qui semblent, dans la littérature, fonder ses différences avec celles de l’exil. Rappelons encore qu’il ne s’agit bien évidemment pas là d’un mouvement spécifique à la société occidentale, mais d’un mouvement plus large, opérant dans l’ensemble des sociétés, des littératures, et parmi elles, celles des francophonies.Comme le souligne Gilles Dupuisdans le manuel intitulé Vocabulaire des études francophones au sujet de la « littérature migrante » :
‘Le concept de littérature migrante est apparu, au Québec, au cours des années 80. Il désigne l’ensemble de la production littéraire écrite par des écrivains nés à l’étranger qui, après avoir immigré au Canada, ont choisi de vivre, d’écrire et de publier au Québec en visant une reconnaissance au sein de l’institution littéraire québécoise.Nous voyons que se confirme une approche nationale de la notion de « littérature migrante », puisqu’elle se rapporte à des auteurs immigrés « au Canada », publiant « au Québec », et « visant une reconnaissance au sein de l’institution littéraire québécoise ». L’accent est bien mis sur l’intégration et l’appartenance des auteurs à une nation définie. De plus, citant les travaux fondateurs en la matière de Pierre Nepveu, l’auteur précise encore dans sa définition la pertinence de ce choix terminologique par rapport à celui, plus marqué, d’ « Immigrante » :
‘Ce dernier terme me paraissant un peu trop restrictif, mettant l’accent sur l’expérience et la réalité même de l’immigration, de l’arrivée au pays et de sa difficile habitation (ce que de nombreux textes racontent ou évoquent effectivement), alors que « migrante » insiste davantage sur le mouvement, la dérive, les croisements multiples que suscite l’expérience de l’exil. « Immigrante » est un mot à teneur socio-culturelle, alors que « migrante » a l’avantage de pointer déjà vers une pratique esthétique, dimension évidemment fondamentale pour la littérature actuelle.163 ’Hormis le fait que ce concept ne désigne que des œuvres littéraires produites au Canada (la notion est née des études du corpus produit dans ce pays), cette acceptation s’ouvre à une problématique plus large : alors même que le « mouvement » veut être sauvegardé, il semble se heurter aux frontières d’un espace clos : une nation, et plus largement l’Occident. Ainsi, dans une acceptation élargie, la « littérature migrante » pourrait être définie comme la littérature interne propre à une région occidentale donnée. Le mouvement existe, mais il se restreint à un seul déplacement : de la frontière d’une nation donnée vers l’intérieur d’une autre. Ce concept tendrait donc à la nationalisation d’une littérature nouvellement entrée dans un pays, dans l’attente de sa possible assimilation au champ plus large de la littérature nationale du pays d’accueil. La « littérature migrante » serait donc liée à l’émergence d’une littérature interne, venue du dehors, dans un champ littéraire national déjà établi. Ce qui suppose un processus de fixité, d’émergence, de reconnaissance, puis de nationalisation ; un processus d’assimilation… assimilation qui déjà suppose une hiérarchisation : assimilation d’une littérature émergente mineure (venue du dehors) au sein d’une littérature nationale majeure (déjà installée). Prend forme alors une dichotomie induisant un rapport hiérarchisant entre ancien/nouveau, entre national/étranger ; ce qui n’est pas sans rappeler celui de dominant/dominé qui régissait déjà les sociétés coloniales et post-coloniales. Dans ce cadre, comment pourrait-on penser le cas de Monique Agénor ou celui de Jean Lods ? Chacun de ces deux auteurs, en s’installant en France continentale, n’ont pas à proprement parlé émigré, puisque l’île qu’ils ont quitté est un département français. Ils se sont déplacés entre deux espaces géographiques, mais ils n’ont franchi aucune frontière nationale. Et encore, comment penser le cas de Jean-Marie G. Le Clézio qui, lui, bien qu’ayant traversé de nombreuses frontières nationales, ne s’est jamais fixé en un pays précis et n’a jamais cherché une reconnaissance au sein d’une institution nationale littéraire ? Et qu’en est-il pour Nabile Farès qui n’écrit volontairement pas des histoires d’ancrage, mais inversement qui met en mot les impossibilités d’ancrage entre le Maghreb et l’Europe (et non pas : au Maghreb ou en Europe). Nous voyons que penser ces mouvements en terme de « migration » pose problème. Faire de ces auteurs des « auteurs migrants », ce serait inévitablement les souder sur un sol national auquel ils n’adhèrent pas de plain-pied, sur lequel ils glissent pour se tourner vers d’autres espaces.
Dans le prolongement de l’article de Gilles Dupuis164, citons par ailleurs le choix terminologique qui avait été fait en France, notamment concernant l’un des espaces littéraires émergents, celui de la littérature beur. Il s’agit de l’introduction des actes d’un colloque qui, en 1994, avait proposé une réflexion croisée sur les littératures et les immigrations en Europe :
‘Le point de départ de ce colloque et de cette réflexion est un phénomène littéraire récent puisque daté d’une dizaine d’années à peine : le roman issu de la « 2° génération de l’Immigration d’origine maghrébine » en France et en Belgique.165 ’Pour qualifier ce champ nouveau, il avait été choisi l’expression de « littératures des Immigrations » ; expression élargie depuis la proposition de Pierre Nepveu par un pluriel puisque, comme il est précisé en introduction de l’ouvrage, le colloque voulait traiter de « toutes les Immigrations en Europe, et pas seulement [de] l’Immigration maghrébine » 166. Du Canada à la France, l’idée d’une littérature des Migrations a donc cheminé, jusqu’à « ouvrir des perspectives comparatistes encore peu explorées jusqu’ici »167 ; à savoir, ne plus se restreindre au seul champ littéraire national (ici français), et par extension, sans doute, occidental. Mais, ce concept migratoire qui suppose un enracinement ailleurs (l’ailleurs étant dans ce cadre l’Occident) ne semble plus être l’un des traits marquants des productions francophones contemporaines, et comme le signalent les précédents extraits de Nabile Farès, une terminologie n’impliquant pas un enracinement – une assimilation – ailleurs semble mieux pouvoir rendre compte des préoccupations littéraires contemporaines : comment écrire ailleurs sans pour autant couper le cordon avec son espace originel ? Comment habiter ailleurs sans pour autant perdre ses bagages identitaires, tout en s’adaptant – et non : en s’assimilant – au nouvel espace référentiel du présent de l’écriture ? Et surtout : comment habiter ailleurs tout en ne se fixant pas, tout en continuant à se déplacer vers d’autres ailleurs ? Mais encore, à l’inverse, comment continuer à habiter un espace mort, car absent, tout en investissant au mieux celui du présent de l’errance ? Rappelons-le, tout comme celles de Nabile Farès, comment penser les œuvres de Monique Agénor et de Jean Lods qui proposent de multiples points d’ancrage entre le continent européen et les îles india-océanes (ouvertes à l’Afrique, l’Asie, etc.) sans les fermer aux seules frontières françaises ? Et de même pour celles de Jean-Marie G. Le Clézio qui, elles, multiplient les points d’ancrage entre Europe, océan Indien, Afrique, Amérique, etc. Les mouvements réalisés par ces auteurs et dont ils témoignent dans leurs textes ne sont pas des mouvements migratoires, puisqu’ils ne visent vraisemblablement pas à l’intégration d’un champ littéraire strictement national, mais semble-t-il, davantage, à la reconnaissance d’un champ littéraire et identitaire pluriel, ouvert à la multitude des espaces traversés.
Afin de préciser ce qui, dans cette démarche, fonde la différence entre migration et exil, nous pourrions proposer la lecture de l’un des textes réunionnais qui, d’emblée, se pose comme le « témoignage » d’une « immigration ». Zistoir Kristian, Mes-aventures, Histoire vraie d’un ouvrier en France traduite du créole 168 narre le parcours d’un homme réunionnais entre deux frontières d’une même nation, la France :
‘Nous avons pensé qu’éditer l’histoire de Christian en français permettrait de faire connaître, d’une façon un peu concrète, la misère coloniale à La Réunion et la politique française de l’immigration. Car, en même temps qu’un témoignage rigoureux, ce roman constitue une dénonciation.169 ’Dès son avant-propos le texte se place sur le terrain de l’engagement politique. Et, bien qu’au moment de sa publication La Réunion soit sortie du contexte colonial depuis près de trente ans, les auteurs (présentés comme les traducteurs du texte) le pose comme un témoignage de « la misère coloniale » de l’île ; comprenons, de ses résurgences. Kristian, protagoniste éponyme du livre, voyage vers la « “mère patrie” » par le biais d’un organisme politique, le Bumidom 170 . Ce bureau, nous informe le texte, contribue à « vider La Réunion de ses forces vives et [à] éviter l’explosion sociale », ainsi qu’à « fournir à la France une main d’œuvre bon marché et docile qui sache à peu près parler le français » (p. 11). Même si les enjeux réels du Bumidom ne sont pas censés être liés à une pratique esclavagiste, nous constatons que la perception de ses activités par les auteurs (un « nouveau négrier » qui « fourni[t] une main d’œuvre bon marché et docile ») est davantage proche de celle des pratiques négrières que d’une simple mobilité d’individus d’un département français à un autre. La mobilité, qui est au cœur de ce roman, se lit par conséquent de manière ambiguë : lié aux revendications politiques de l’époque, Zistoir Kristian, conte le déplacement d’un Français d’un département à un autre, mais exprime un ressenti similaire à celui de la traite négrière… expérience humaine qui n’a pourtant rien à voir dans ses formes avec une politique d’ « immigration ». Pour fuir une existence subie dans les usines sucrières de l’île, et afin de trouver un travail qui ne soit plus déshumanisant comme celui de son père, engagé indien171, Kristian s’exile pour aller vivre en France, de l’autre côté de la mer, sur le continent européen. Mais ce départ est un leurre et sa situation se dégrade rapidement. Réapparaissent alors les maux de la servitude, non seulement due à une situation sociale précaire, mais encore due à la perte de tous repères culturels. A la fois exilé et immigrant, il se perd dans les méandres de l’administration française qui ne lui apporte aucune aide, tout en étant confronté aux affres du déracinement. « [Les Réunionnais] ne se doutent pas, ils ne peuvent pas comprendre, précise l’avant-propos, qu’aller vers la “mère patrie” c’est en fait s’expatrier » (p. 11).Paradoxe étrange que de lire une expatriation subie dans le parcours d’un réunionnais – donc d’un citoyen français – se déplaçant au sein des frontières nationales. C’est que le « sentiment d’exclusion » sur le continent où il se sent « étranger » (p. 9) est renforcé par les enjeux sociaux, économiques et politiques dont il est victime.
Se construisant de manière linéaire, ces « Mes-aventures » retracent le parcours de l’expatrié des usines sucrières de l’île à la France continentale. Chaque chapitre conte une étape de sa vie décrivant à chaque fois ses conditions de vie difficiles. Mais, bien qu’il y ait déracinement, dès lors que le personnage aura quitté l’île, l’espace se désintègrera dans l’écriture ; ni de manière réelle, ni de manière imaginaire, le lecteur ne s’y rendra. Il n’y a donc pas oscillation d’une rive à une autre, d’un temps à un autre, mais progression linéaire de l’histoire du personnage d’une administration et d’une mésaventure à une autre. C’est avant toutl’échec d’une émigration et d’une intégration que conte l’ouvrage. Ainsi, bien qu’apparaisse le terme « exil », Zistoir Kristian ne semble pas exclusivement porter sur la mise en œuvre de ce mouvement. C’est avant tout l’expérience de la migration et des maux qui lui sont propres qui régissent l’écriture. Il y a une rupture identitaire due à l’éloignement de l’origine culturelle et identitaire. Il y a déracinement, mais ce ne sont pas sur ces troubles que porte le livre ; il porte sur l’échec de l’ancrage dans le nouvel espace, hors de l’île. Nous y lisons effectivement davantage les déceptions liées au désir d’intégration au champ identitaire national (continental) que la mise en œuvre du mouvement du personnage. Ce n’est pas une mise en discours du mouvement, c’est une mise en discours de la déception consécutive au mouvement, une mise en discours de l’échec de la fixation. Par conséquent, le texte s’apparente à une expérience de la migration plutôt qu’à celle de l’exil, puisque le parcours n’est pas mouvance entre des espaces, mais échec d’une fixation ailleurs. Remarquons enfin que l’engagement frappant de ce texte s’inscrit, pour l’éditeur cette fois, dans une perspective éditoriale elle aussi affirmée. Publié dans la collection « La mémoire du peuple », et illustré en première page par une imagerie fortement marquée idéologiquement (un jeune porte-drapeau, debout dans des décombres, tient dans sa main droite un drapeau et dans la gauche un pistolet), cet ouvrage révèle chez l’éditeur la volonté de se porter en faux contre la domination d’un centre (la Métropole) sur une périphérie (La Réunion). L’avant-propos du livre mentionne d’ailleurs clairement l’ « “autonomie” revendiquée par le Parti Communiste Réunionnais ». Ce n’est sans doute pas un hasard si ce même éditeur (François Maspero), un an plus tôt, publiait dans une autre de ses collections, « Voix », le dernier opus de La Découverte du Nouveau Monde de Nabile Farès, à savoir L’exil et le désarroi. De fait, ce choix éditorial révèle l’engagement de chacun de ces deux textes qui, ne témoignant toutefois pas d’une même expérience, présentent tous deux la volonté délibérée de dénoncer des maux post-coloniaux.
Nous distinguons bien (sans bien sûr nous baser sur un rapport de hiérarchie) les écritures de l’exil, toujours en mouvement et jamais fixées, de celles de l’immigration, qui mettent davantage en œuvre un ancrage (réussi ou échoué). A l’inverse du mouvement proposé par Zistoir Kristian, les textes de notre corpus ne témoignent ni n’expriment une volonté délibérée de s’ancrer dans des espaces particuliers. Ils les traversent en d’incessants va-et-vient spatiaux et/ou temporels, réels et/ou imaginaires. Notons encore que, comme l’a souligné Charles Bonn en se référant à la littérature maghrébine d’expression française, dans le cas des écritures « issues de l’Immigration », la « dissémination »172 et la banalisation de ces écrivains dans le champ littéraire français connotent déjà une fixation, une intégration, dans le champ national. En somme, alors que les textes issus de l’Immigration semblent se fixer à l’intérieur de frontières nationales, ceux nés des exils tendent à les transgresser. Plutôt que d’être une fixité ailleurs, l’exil semble davantage relever de passages perpétuels : non pas un passage d’un côté à l’autre d’une frontière, mais des passages au travers de frontières, sans point d’ancrage central, multipliant des points d’ancrage reliés entre eux à la manière d’un tissage. C’est en ce sens que, lors de mon précédent travail de recherche, le choix de ma citation de conclusion se référant au mouvement de la migration pouvait nuire à la compréhension de ce qui avait été développé dans le corps du texte. L’avant était déracinement, mais l’après n’était pas enracinement ailleurs, mais développement, à partir d’une souche, d’une multitude de racines organisées en un réseau. A l’inverse du mouvement unique suggéré par l’émigration ou l’immigration (le déplacement d’un intérieur vers un intérieur autre, et inversement), l’exil substitue des mouvements complexes, refusant la fixité. Il tend alors à placer l’être exilé en situation de disponibilité, ouvert aux rencontres ; ce qui ne semble pas être le cas dans la situation des migrations, puisque dans ce cadre il est avant tout attendu de l’être qu’il se fixe, s’intègre au nouveau lieu d’accueil. En ce sens, l’exil ne peut être perçu comme une fixité ailleurs, mais comme un passage, un mouvement toujours renouvelé, entre les multiples espaces du parcours.
Le Nouveau Petit Robert, 2000, op. cit., article « migration », p. 1578.
Stéphane Hoarau, 2002, op. cit., p. 61-62.
Ignacio Ramonet, « Voyages sans retour », in Le Monde Diplomatique. Manière de voir, Paris, mars-avril 2002, n° 62 (Hors série) « Histoire(s) d’immigration », p. 6.
Cet exemple de muséification d’un phénomène humain permet entre autres de prendre la mesure de la prise de conscience collective, au sein d’une nation, des enjeux sociaux, artistiques, etc. induit par le nombre grandissant des déplacements contemporains et de leurs conséquences… Pour plus de précisions concernant ce projet en cours de réalisation, consulter : Luc Gruson (directeur de la publication), La cité nationale de l’histoire de l’immigration, Paris, <http://www.histoire-immigration.fr/>, (2006).
Gilles Dupuis, « Littérature migrante », in Michel Beniamino et Lise Gauvin (dir.), 2005, op. cit., p. 117-118.
Gilles Dupuis citant Pierre Nepveu (L’Ecologie du réel. Mort et Naissance de la littérature québécoise contemporaine, Montréal, Borél, 1988, p. 233-234), ibid., p. 119.
L’auteur souligne en conclusion l’ « intérêt qui s’est manifesté récemment pour la littérature beur et le phénomène de l’immigration en France ». Idem.
Charles Bonn (dir.), 1995 (1), op. cit., p. 12.
Ibid., p. 11.
Idem.
Christian, Zistoir Kristian. Mes-aventures. Histoire vraie d’un ouvrier en France traduite du créole, Paris, Maspero, 1977.
Ibid., Avant-propos, p. 5-6.
Le Bureau des Migrations pour les Départements d’Outre-mer, créé en 1963, est pensé par les auteurs de l’ouvrage comme un « nouveau négrier » (p. 12).
Après l’interdiction de l’esclavage de 1848, les grands propriétaires réunionnais employèrent des travailleurs sous contrat, des « engagés » (de Madagascar, de l’Inde, de Chine et d’ailleurs…). Notons par ailleurs que si ces arrivées massives d’engagés se situent principalment après 1848, des travailleurs sous contrat asiatiques sont employés dès le début du XIXe siècle, à partir de 1828. Pendant vingt ans ils sont donc nombreux à travailler sur les plantations aux côtés des esclaves, et souvent sous les ordres de commandeurs esclaves (voir la thèse d’Hubert Gerbeau : L'esclavage et son ombre. L'île Bourbon aux XIXe et XXe siècles, TDE, G. Chastagnaret, Université de Provence, 2005).
Nous faisons référence à l’article de Charles Bonn : « Postcolonialisme et reconnaissance littéraire des textes francophones émergents : l’exemple de la littérature maghrébine et de la littérature issue de l’Immigration », in Jean Bessiere, Jean-Marc Moura, Littératures postcoloniales et francophonie, Paris, Champion, 2001, pp. 27-42.