Pour une transgression des frontières

Mais il convient encore de préciser le sens de l’ailleurs, ci-dessus nommé, dans son rapport d’opposition inévitable à un ici. Nous inscrivant toujours dans la continuité des travaux de Charles Bonn portant sur la littérature maghrébine d’expression française, nous proposerons à notre tour de ne pas considérer, dans le cadre des écritures de l’exil, l’ici comme un centre et l’ailleurs comme une périphérie, puisque, nous semble-t-il, les mouvement repérés dans notre corpus témoignent pour chacune de ces notions d’une double inscription : l’ici désigne à la fois le lieu présent de l’errance et celui de l’origine ; inversement, par ce balancement, l’ailleurs désigne tout à la fois l’origine et le lieu de l’errance, selon que l’ici soit l’un ou l’autre :

‘On propose donc ici de considérer la Francophonie, moins en terme de communauté d’espaces culturels divers ayant en commun l’usage littéraire de la langue française sans pour autant accéder de plein droit dans l’espace de la littérarité, que comme une sorte de laboratoire dont l’ « ailleurs » ne se réduirait plus à sa dimension géographique de périphérie par rapport à un centre, seul « ici » acceptable et norme en tant que tel, mais développerait une sorte de déterritorialisation de la signifiance littéraire.173

Nous voyons donc qu’un rapport centre/périphérie ne pourrait pleinement rendre compte des mouvements narrés chez Farès comme chez Lods, Agénor et Le Clézio puisque, comme nous l’avons constaté, l’ici ne se cristallise pas dans leurs œuvres en un lieu fixe. La mise en mots de l’espace du présent peut désigner un ici, mais par le jeu de contrepoids des imaginaires, il peut simultanément inscrire cet ici dans un autre temps, autre lieu. L’exemple de Lods est probant à ce sujet, puisque les narrateurs de La Morte saison et du Bleu de vitraux investissent tour à tour comme un ici le présent de leur âge adulte et le passé de leur enfance, faisant tantôt de l’ailleurs un espace passé, tantôt un espace présent. Par conséquent, de même que s’opère dans l’écriture une « déterritorialisation » des corps mouvants, s’opère par l’écriture une « déterritorialisation » de l’écriture : « l’ “ailleurs” ne se [réduit effectivement] plus à sa dimension géographique de périphérie par rapport à un centre », mais désintègre les rapports ambivalents des auteurs aux espaces qui leurs sont propres. Le livre devient en soi un centre aux périphéries : il est un ici (celui de l’écriture et de la lecture) façonné par la somme des ailleurs de son discours. Dès lors que se sont diluées dans le discours, au fil du parcours, les frontières qui organisaient l’espace en un système de centre et de périphérie, le livre peut se libérer des perceptions subjectives et des enjeux idéologiques inévitablement liés à ce système d’opposition binaire.

Nonobstant, si les déplacements inhérents à ces quatre auteurs francophones tendent à gommer les frontières, il semble pour autant difficile de vouloir composer sans celles-ci. A ce sujet, portant sa réflexion sur les enjeux de la francophonie littéraire, Michel Beniamino pose le problème suivant :

‘Penser la limite de pertinence d’un modèle ou d’une représentation culturelle implique que l’on affronte une question : choisir entre la frontière culturelle comme a priori (ce qui semble être le cas du comparatisme) ou bien dire que la frontière est ouverte. Mais, s’il n’y a pas de frontière, comment penser l’objet ? Comparer ? mais comparer c’est d’abord disjoindre des cultures définies comme a priori différentes avant de les confronter : montrer la spécificité ou la similitude revient à d’abord entériner une frontière. Faut-il donc alors étudier la « frontière » comme point de passage et de contact, de circulation des hommes et des textes ? Les écrivains francophones ne seraient-ils – après avoir été des voleurs de langue – que des passeurs de langues, de cultures ? 174

L’exil tend vers une transgression des frontières, il n’est par conséquent pas possible de le considérer sans penser une limite. Ce qui définit avant tout l’exilé c’est qu’il est toujours de l’autre côté d’une balise, fut-elle imaginaire. Or, dans le cadre de notre recherche, la problématique de l’exil étant placée au cœur des littératures francophones, il paraît nécessaire de baliser cet espace pluriel ; tout du moins de comprendre s’il peut l’être. Comment en effet poser une limite à un champ littéraire qui en refuse ? Ce qui caractérise les littératures francophones, c’est justement cette absence de frontières qui fait qu’un écrivain, quelle que soit sa nationalité, peut intégrer les champs littéraires francophones. Dès lors, comment définir et penser les espaces qui les composent ? Comment faire de cet ensemble homogène, pourtant morcelé en une multitude de possibilités d’écriture, un tout, sans pour autant en gommer ses aspérités ?

Les littératures francophones donnent à lire, comme en témoigne la composition de notre corpus, des écritures hétérogènes s’articulant toutes autour d’un outil langagier commun, le français. Le point connexe entre toutes ces écritures serait donc l’utilisation d’une langue commune, bien que la manière de s’en servir puisse être variable du fait d’histoires, de vécus et de perceptions différentes. Par exemple, Monique Agénor intègre au français le créole réunionnais, Jean Lods n’écrit pas en présence de ce créole mais s’ouvre tout de même à son imaginaire, et Jean-Marie G. Le Clézio et Nabile Farès, selon des modalités qui leur sont propres, se servent du français pour mettre à jour des histoires qui se sont déroulées en dehors des frontières nationales de la langue. Chacune de ces écritures témoigne donc d’expériences particulières propres non seulement au regard des auteurs (à leur vécu intime, à leur engagement, etc.) mais encore à l’histoire du lieu – des lieux – qu’ils racontent. Toujours, entre les îles de l’océan Indien et le continent européen, ou entre le Maghreb et l’Europe, par les jeux de langues, ces auteurs mettent à jour les incohérences et la fragilité des liens qui unissent le couple Orient/Occident. C’est que, cette fragilité est le fruit d’une Histoire qui s’est imposée de manière écrasante, forçant les uns, sous le poids des contraintes, à se replier dans les creux de leurs mémoires. C’est cette constatation qui, semble-t-il, amène encore Michel Beniamino175 à souligner la pertinence des travaux d’Edward Saïd :

‘Ignorer ou négliger l’expérience superposée des Orientaux et des Occidentaux, l’interdépendance des terrains culturels où colonisateurs et colonisés ont coexisté et se sont affrontés avec des projections autant qu’avec des géographies, histoires et narrations rivales, c’est manquer l’essentiel de ce qui se passe dans le monde depuis un siècle.176

Puis encore :

‘Traverser par la pensée et interpréter ensemble des expériences discordantes, chacune ayant ses objectifs et son rythme de développement, ses configurations propres, sa cohérence interne et son système de relations extérieures, toutes coexistant et interagissant avec d’autres.177

Tenir compte des « expériences discordantes », tenir compte de la somme culturelle, identitaire et langagière des passés et histoires respectifs, des expériences qui se sont accumulées, pour chacun, en strates inégales, telle est la suggestion d’Edward Saïd. La terminologie proposée par ce dernier permet à la fois de prendre en compte l’aspect global de la francophonie, mais encore les multiples aspérités, plis et creux, qui la composent. Certes, les exils mis en œuvre par chacun de nos auteurs ne sont pas en tous points identiques, mais ils relèvent tous d’un même mouvement, d’un même ressenti, celui de l’étouffante oppression d’une Histoire qui a tenté de s’imposer à eux. Chacun d’entre eux correspond à un vécu particulier mais, comme le précise Edward Saïd, ils se réalisent tous en « coexistant et interagissant avec d’autres » ; il s’agit là d’expériences particulières propres à chacun des lieux en présence, mais il s’agit aussi d’un même mouvement d’ensemble, historique et global, ayant embarqué dans la même aventure la totalité des humanités concernées. En somme, la manière de peser diffère, mais le poids est le même. C’est ce dont témoignent les textes pourtant disparates de notre corpus : que ce soit chez Agénor, Lods, Le Clézio ou Farès, une présence oppressante vient former un pli dans les paysages respectifs, poussant les êtres concernés, selon des modalités qui leur sont propres, à vider l’espace encombré (c’est le mouvement de l’exil), afin de mieux pouvoir le désencombrer (c’est le travail de l’écriture). Lire de manière comparative chacune de ces « expériences discordantes », ouvrir les frontières qui jusque là les isolaient dans leurs expériences particulières, permet de mieux comprendre le mécanisme d’ensemble de leur modernité. Dans le cadre des écritures maghrébines d’expression française et celles des îles india-océanes, les expériences relevées chez les premiers permettent de mieux éclairer ceux des seconds, et réciproquement : la mise en œuvre par chacun de ce qui fait défaut, c’est-à-dire la racine, témoigne du désir partagé de renouer avec un temps révolu qui ne veut pas être perdu, celui de l’origine. Les auteurs réinvestissent tous les dimensions passées de leurs origines respectives, tous révèlent au grand jour la douleur provoquée par l’incision de la racine et le désir de ne pas la laisser béante. Tous, par un jeu de contrepoids entre les absences et les présences, tentent de renverser l’ordre établi par la force, en creusant par leur langage le trop plein de l’Histoire. Ecrire l’exil, c’est alors refuser la fixation de l’être dans un état imposé ; écrire l’exil c’est rester en mouvement, c’est ne jamais s’ancrer en un point fixe, au centre des frontières imposées par les forces dominantes.

Ces frontières sont bien réelles, mais le jeu de la langue et le travail de l’écriture, par la mise en œuvre d’imaginaires solidaires face aux présences oppressantes, permettent de réaliser la cohérence d’un ensemble aux couleurs disparates et harmonieuses ; de penser l’ensemble de ces littératures comme un espace unique. Car toutes, malgré leurs « expériences discordantes », sont francophones. Cet espace littéraire est donc – pour faire écho à une formule de Mallarmé – aux couleurs vives et bariolées, et offre ainsi, par ses couleurs variées mais mélangées, une multitude de points de rencontres. Nous ne récusons donc pas la notion de frontière sans laquelle il ne semble pas possible d’observer les variations de tons et de couleurs, les déplacements : comme il a été constaté, vouloir penser une circulation suppose la prise en compte, a priori, de balises, de repères (géographie, histoire, culture, langue), chacun de ces repères façonnant un imaginaire et un langage propre à son temps, à sa géographie.

La francophonie littéraire est en perpétuelle réinvention et renouvellement, dans la mesure où elle s’élargit sans cesse, non pas sans limites de frontières, mais au contraire, au contact de celles-ci, en les ouvrant parfois illégalement, en les repoussant, en les déplaçant sans cesse, contribuant ainsi à la multiplication et à la multiplicité de ses possibilités d’écritures. Ce sont donc les aspérités qui permettent à l’écrivain francophone d’avoir d’autres fonctions que de passer les langues et les cultures, comme celles, par exemple, de proposer une manière autre de percevoir, en s’ouvrant à d’autres manières de penser, mais encore à d’autres manières de dire et d’écrire (l’ensemble de ces données étant régi par les particularités propres, celles façonnées par chaque « expérience discordante », « coexistant et interagissant avec d’autres »). La lecture de l’exil dans ce corpus montre par conséquent que ce mouvement favorise les interactions entre les différentes strates empiriques de l’individualité à l’historicité. Par les jeux de retournement par l’écriture des pleins et des vides, des présences et des absences, le mouvement de l’exil exacerbe le rapport de l’individu à son temps et à son histoire, créant les conditions nécessaires à la prise de conscience de sa perte et des enjeux qui l’y ont conduit. Il contribue de la sorte à la mise en œuvre des expériences particulières dans leurs rapports aux histoires et aux géographies qui ont été traversées (et qui le sont encore dans leur contemporanéité), les faisant ainsi simultanément coexister et interagir entre eux au sein d’un même espace cohésif : le livre, et plus largement l’œuvre.

Notes
173.

Charles Bonn, « Le personnage décalé, l’ici et l’ailleurs dans le roman maghrébin francophone », in Jean Bessière et Jean-Marc Moura (dir.), 1999, op.cit., p. 137.

174.

Michel Beniamino, in Lieven D’Hulst et Jean-Marc Moura (dir.), 2003, op. cit., p. 20.

175.

Ibid., p. 23-24.

176.

Edward Saïd, Culture et impérialisme (traduit de l’anglais par Paul Chemla), Paris, Fayard, 2000, p. 23.

177.

Ibid., p. 73.