Toute parole s’inscrit dans un rapport au Monde et dans un rapport aux paroles de ce monde, dans un rapport à leur visibilité et leur perceptibilité 197. Comment nommer le Monde, le dire, le dévoiler ou bien le dénoncer, sans pour autant le figer dans l’œil subjectif d’une seule et même perception ? Toute production, artistique, scientifique ou autre, peut se trouver confrontée à ce problème : comment ne pas céder au totalitarisme d’un point de vue unique et orienté ? Les auteurs de notre corpus, chacun à leur manière, se portent en faux contre une histoire, justement, totalitaire. Ils se sentent dépossédés de tout : d’un territoire, d’une identité, d’une réalité qui n’est pas la leur mais qui leur a été imposée. Ce problème est par exemple celui du colonialisme : outre-mer, une vérité universelle a tenté de triompher sur des erreurs, c’est-à-dire des errants extra-muros qui ne possédaient pas la vérité, celle intra-muros du centre d’émergence de la pensée, celle du lieu posé de facto comme centre gravitationnel.
Nos auteurs n’ignorent pas cette conception centriste et globalisante dictée et structurée par un monde, pour ses tierces parties. Ils ne l’ignorent pas, et bien plus, ils s’y opposent. La question qui peut alors se lire comme un murmure dans chacune des œuvres est : comment se défaire de cette pensée totalitaire qui nie la diversité et le droit de se dire sans pour autant sombrer dans ses travers ? Comment défaire l’Histoire posée de manière officielle – et universelle – mais non consentante, sans pour autant en créer une autre, tout aussi totalitaire ? En somme, comment désintégrer la Vérité du centre, sans pour autant lui opposer celle d’un autre centre ? Si les écritures coloniales s’inscrivaient dans un couple d’opposition entre deux centres (celui du dominant / celui du dominé), dans le cas des exils contemporains, pour résister, les écritures semblent privilégier la mise en œuvre des différences, plutôt que celle d’un miroir inversé. Les écritures de Le Clézio, Farès, Agénor et Lods ne s’affirment pas comme des calques positifs à superposer à une Histoire négative, mais, par leurs mouvements, elles tentent de rétablir les différences niées durant les temps de domination ou d’occupation.
Dans son texte « L’exil », qui ponctue sa réflexion sur « l’expérience originelle » dans L’Espace littéraire, Maurice Blanchot fait remarquer que :
‘Dans l’œuvre d’art, l’être se risque, car tandis que dans le monde où les êtres le repoussent pour être il est toujours dissimulé, nié et renié (en ce sens, aussi, protégé), là, en revanche, où règne la dissimulation, ce qui se dissimule tend à émerger dans le fond de l’apparence, ce qui est nié devient le trop-plein de l’affirmation, – mais apparence qui, cependant, ne révèle rien, affirmation où rien ne s’affirme, qui est seulement la position instable à partir de quoi, si l’œuvre réussit à la contenir, le vrai pourra avoir lieu.198 ’Qu’est-ce que « le vrai » ? Qu’est-ce que le réel ? Chacun des textes que nous étudions s’est construit à partir d’un substrat biographique propre à son auteur. Ils sont, de fait, dans la vérité de l’auteur. Mais cette vérité est subjective. Alors, comment lui rendre sa part d’authenticité ? Nous le constaterons, les démarches sont diverses et variées. Mais, ce qui importe, ce n’est pas de relever les modalités d’inscription dans le réel, mais de lire la manière dont se construit une autre possibilité d’Histoire. De lire la manière dont, se dissimulant dans les pages d’une œuvre d’art, d’un produit de l’imagination, émergent les différences enfouies sous les expériences de domination. Comme l’a souligné Blanchot, rien ne semble s’affirmer : il n’y a pas affirmation d’une Histoire nouvelle se substituant à l’autre… il n’y a pas négation de l’Histoire. Simplement, en parallèle aux expériences officielles, semblent émerger, multiples, les voix mémorielles jusque là enfouies. Dans le cadre de la mise en œuvre des maux de l’exil, le mouvement créé ne semble pas vouloir être un mouvement de négation ou de substitution, mais un mouvement de révélation. En lieu et place d’une Histoire officielle qui a été dictée par les « grands mounes » et autres faiseurs d’Histoire, se dévoilent des mémoires singulières… C’est dans la diversité des sources et des paroles que « le vrai pourra avoir lieu ».
Dès le sous-titre de Bé-Maho de Monique Agénor, les personnages sont entraînés, malgré eux, dans un mouvement historique : Chroniques sous le vent. « Chroniques » parce qu’il s’agit là effectivement, par le biais des carnets de l’instituteur croisés aux passages narratifs, de proposer la chronique de l’année 1942 à La Réunion ; « sous le vent » parce qu’il s’agit encore de narrer l’histoire d’anonymes des Hauts de l’île de La Réunion embarqués, bon gré mal gré, dans la « bien dérangeante tracasserie » insufflée par la Seconde Guerre Mondiale (p. 10). En outre, avant même d’ouvrir le roman, l’auteure précise ses intentions, à savoir celles de s’ancrer dans un réel historique en apportant un témoignage sur l’un des pans de l’Histoire de l’île.
Toujours avant d’entrer dans le corps du roman, il peut encore être intéressant de souligner la dédicace de l’auteure rendant « hommage à [son] père, Dutremblay-Eugène [Agénor] » (p. 7). Il ne s’agit pas là d’un détail puisque l’homme présenté ici – et qui est effectivement le père de Monique Agénor – est l’auteur de mémoires dont s’est inspirée Monique Agénor pour écrire les chroniques de Bé-Maho 199. Ecrites dans le texte par le maître d’école, Julien Saint-Clair, ces chroniques distinguées par des caractères en italique se présentent dès lors comme des éléments fictifs nourris par une réelle écriture autobiographique (l’année 1942 à La Réunion n’est pas l’objet central des mémoires d’Eugène-Dutremblay Agénor, toutefois, une lecture attentive d’A l’échelle de mon île permet de faire quelques recoupements avec le roman publié par sa fille : personnages, lieux, situations, etc.)200. Ainsi, dans Bé-Maho, bien plus que de ne marquer qu’une simple rupture typographique, le choix d’une police en italique permet de figurer le caractère manuscrit des carnets originaux du père de l’auteure.
Encore, parmi les toutes premières pages qui précèdent le début du roman, le lecteur pourra trouver d’autres informations confirmant cet ancrage. En effet, le livre s’ouvre sur un avertissement de l’auteure : « L’auteur tient à signaler que, hormis certains personnages historiques, toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existés serait purement fortuite » (p. 6). Cet avertissement signale donc déjà la présence à venir de « personnages historiques » s’immisçant dans le quotidien de personnages anonymes. D’emblée le roman s’inscrit dans la perspective d’un roman historique puisque ces quelques informations tendent déjà à signaler la présence d’éléments qui lui sont caractéristiques, et notamment celui du choix d’un « personnel romanesque »201 propre à ce genre. La présence en toile de fond de personnages historiques permettant d’attester l’existence réelle des personnages fictifs d’avant plan est avérée (notamment celles du Maréchal Pétain, du Général De Gaulle, et de Hitler) ; mais pour ce qui est des personnages médiateurs, l’auteur a délibérément brouillé les pistes. A titre d’exemple, le personnage fictif, gouverneur de l’île dans laquelle se déroule Bé-Maho, se nomme dans le roman Beraud. Or, il s’avère que la personnalité historique qui gouvernait l’île de La Réunion à cette époque se nommait Aubert202. La ressemblance entre les deux noms n’est peut-être pas « purement fortuite » car le recours à l’anagramme semble plutôt correspondre au souhait de camoufler une vérité historique tout en l’exposant (et sans doute permet-il également à l’auteure de se couvrir légalement…).
Il en est encore de même, entre autres, pour une autre figure médiatrice, celle d’une personnalité locale connue sous le nom de « prince Vinh San », empereur d’Annam déporté et exilé en 1916 vers l’île de La Réunion par le Protectorat français203. A peine voilé dans le texte d’Agénor, le prince Vinh San devient le « prince Vinh-Kuy ». Pendant héroïque du gouverneur pétainiste, ce personnage, par ses actions, renvoie à des faits attestés. Passionné de radiophonie, il aurait contribué à établir la communication entre les forces résistantes de l’île et les forces libres du continent pendant la Guerre. Le prince qui, dans Bé-Maho, rétablit à l’aide de la TSF les communications entre l’île et le continent, comme l’atteste l’une de ses descriptions, se réfère bel et bien à celui ayant véritablement existé : « Bien que vivant sous un nom d’emprunt, mais personne ne l’ignorait, le jeune Kuy était prince annamite exilé dans notre île à la suite de troubles provoqués dans le protectorat français d’Annam par des abus de fiscalité » (BM, p. 252). La biographie même du personnage se réfère à une historicité dont le roman, paradoxalement, tout en s’y approchant, tend dans un même mouvement à s’en éloigner. L’écriture tente d’approcher au plus près une vérité historique, tout en gardant, notamment par le biais du camouflage des noms, des personnages médiateurs comme des lieux, une distance de sécurité : sécurité subjective (il ne s’agit pas de répéter les erreurs passées en renversant une Histoire officielle qui se voulait – qui se prétendait – objective en la remplaçant par une autre, qui serait tout autant orientée), et sécurité légale (rappelons que l’auteure se protège vraisemblablement de toute poursuite judiciaire : Bé-Maho n’a été écrit que cinquante-quatre ans après que les faits se soient produits). Ces exemples témoignent donc d’un rapport ambigu à l’Histoire qui, par le jeu sécurisant des travestissements, installe une distance entre la fiction et le réel : l’écriture déplisse ce qui fonde l’authenticité de l’Histoire (les noms de ses acteurs, les lieux où se sont déroulés les événements, etc.), tout en y posant un léger voile fictionnel (qui ne permet que de reconnaître les faits, et non de les affirmer).
En effet, ce jeu de travestissement peut se lire à un autre niveau, dans la nomination même de l’espace : jamais l’île de La Réunion n’est explicitement nommée, elle est toujours désignée parl’antonomase « l’Île » ; et les noms de lieux et de villes qui la composent sont également travestis : Saint-Denis devient « Saint-Gustin », Saint-Paul devient « Saint-Loup », « Cilaos » devient « Tsilao », etc. La géographie du lieu est donc respectée, seule change sa dénomination. En revanche, comme il existe en toile de fond des personnages historiques attestant de la vie des personnages fictifs, des espaces géographiques réels sont mentionnés : L’Europe, la France, l’île Maurice et Madagascar par exemple. Ces référents permettent alors de situer « l’Île » dans son contexte géographique réel (notamment grâce à ses voisines malgache et mauricienne), mais aussi dans son contexte politique, par le biais du lien colonial qui l’unissait alors à la France. Ces éléments permettent au lecteur de reconstruire son paysage géographique et de rétablir le lien entre l’île-colonie fictive du roman et la véritable Réunion de 1942. En somme, l’auteure place son « Île » dans un espace anonyme, sans authenticité nominative, mais ancrée dans un contexte géographique et historique bien réel : l’océan Indien en 1942204.
Il convient donc de relativiser l’appartenance de Bé-Maho à un genre romanesque défini ; certaines caractéristiques du roman historique sont présentes dans le texte, mais la volonté délibérée de l’auteure de flouer les points d’ancrages géographiques et historiques (et générique et typographique : rappelons que des chroniques en italique croisent et ponctuent la narration) tendent à montrer qu’un genre forgé en d’autres temps et dans un autre lieu ne pourrait pleinement fournir les clés de la compréhension de cette œuvre réunionnaise contemporaine.
En somme, avant même d’entrer dans la lecture, les trois premiers éléments que sont le sous-titre, la dédicace et l’avertissement informent sinon de l’inscription du roman dans un réel historique, du moins le souhait de s’y installer au plus proche en gardant des distances. La perspective historique est donc très vite affirmée, mais dans un même temps voilée, déguisée.
La rupture normative et l’inscription dans un réel historique et géographique problématiques sont également au cœur de La Quarantaine de Jean-Marie G. Le Clézio dont la majeure partie de l’histoire se situe sur l’île voisine de La Réunion, Maurice… ou plus exactement sur l’une de ses dépendances où se retrouvent condamnés à l’exil des personnages dont l’horizon d’attente est Maurice. L’inscription dans un réel historique et géographique est également marquée dès les premières pages du livre, avant même l’entrée dans la narration : l’auteur présente une carte, celle de « Flat Island » (p. 10-11) où se déroulera la majeure partie de l’histoire de La Quarantaine (366 pages sur un total de 451 se déroulent dans les lieux de quarantaine, sur l’île Plate et son îlot Gabriel illustrés par la carte). Par ailleurs, ce roman présente plusieurs niveaux d’inscription dans un réel historique et géographique. La narration principale, énoncée par le Léon du XXe siècle, se déroule respectivement à Paris, à Maurice, puis à Marseille, dans les environs de l’année 1980 comme peut le certifier la note du narrateur qui vient clore le roman (p. 463 à 465). L’authenticité des lieux traversés par le personnage retraçant à Paris le parcours de ses ancêtres en parallèle à celui de Rimbaud dans les années 1870, n’est pas remise en cause et place ainsi ce premier narrateur dans des espaces géographiques définis et attestés. En revanche, il en est autrement pour la chronique rédigée par l’autre Léon, celui du XIXe siècle, arrière grand-oncle du premier, et ayant vécu l’exil sur l’île Plate.
De l’aveu même du narrateur de l’histoire qui enchâsse celle se déroulant sur Plate, tous les référents (qu’ils soient géographiques ou événementiels) ne sont pas fiables. Voici ce qu’il nous apprend au sujet de la carte qui semble avoir servi de base documentaire à l’élaboration de la seconde narration :
‘Mais peut-être que rien de tout cela n’a vraiment existé ? Peut-être que cela n’aura été qu’un dessin sur le papier d’un certain Corby, géographe du gouvernement, pour chasser l’image terrible des hommes et des femmes sur l’île [Plate] un an auparavant ?La carte, attestant pourtant d’une île bien réelle se situant dans les eaux mauriciennes, n’a servi que de support pour une fiction mise en abyme dans et par la narration principale. Ce qui peut encore être confirmé par les aveux supplémentaires :
‘Alors, tout est inventé, illusoire, comme la vie qui continue autrement quand on poursuit un rêve, nuit après nuit. Mon père est mort, mon grand-père Jacques et ma grand-mère Suzanne sont morts. D’eux je ne garde que des mots, des noms étranges, irréels. Le bruit d’une légende qui commence à l’île Plate et à Gabriel, où tout a été divisé à jamais.Et, poursuivant ses aveux au sujet de l’un des personnages rencontrés sur Plate :
‘[…] Suryavati – (puisque c’est le nom que je lui ai choisi, en souvenir de la princesse du Cachemire pour qui Somadeva écrivit l’océan des contes, la première version des Mille et une nuits) – […].Nous comprenons que l’objet de la quête et le but de la narration sont de reconstruire, par le langage, des légendes familiales nées de la rencontre entre des hommes et un lieu : les arrières grands-parents que le narrateur n’a pas connus, sur les îles Plate et son îlot Gabriel. La narration vient donc s’ancrer dans des espaces géographiques bien réels, mais l’ignorance du narrateur force l’écriture à se construire dans un espace imaginaire. L’inscription géographique se réalise donc à un double niveau en présentant le récit de personnages dont le parcours a été fantasmé, mais s’inscrivant dans un espace qui, lui, est authentique. Par ailleurs, le glissement de la narration principale à la chronique s’inscrivant dans l’espace imaginaire du premier narrateur, se fait au moyen du chapitre intitulé « L’empoisonneur » (p. 31 à 50). Présentant un grand nombre d’occurrences du verbe « imaginer », l’auteur semble y préparer le lecteur à la rupture narrative qui aura lieu dès le début du chapitre éponyme suivant (« La quarantaine »205, p. 51 à 417) : « J’imagine les voyageurs sur le pont supérieur… » (p. 33), « C’est comme cela que je l’imagine… » (p. 35), « Maintenant j’imagine Jacques debout dans la pièce… » (p. 41), etc. sont autant d’occurrences énoncées par le narrateur de l’histoire principale, et qui préparent la transition et le glissement d’un narrateur à un autre. Il y a donc, de la part de l’auteur, mise en cause de la fiabilité des propos rapportés par son narrateur : « Suryavati », par exemple, n’est pas un personnage ayant véritablement existé dans sa généalogie, mais « Suryavati » est l’idée d’un personnage ayant probablement existé. C’est un nom inventé, fantasmé, tout comme l’est elle-même la situation narrée. Il y a par conséquent mise à distance du narrateur par rapport à sa propre histoire, à sa propre généalogie – il ne rapporte rien, mais il « imagine » tout – et de cette mise à distance narrative en découle une autre : celle du lecteur nécessairement confronté à la subjectivité de l’histoire qui lui est offerte.
Mais, il faut encore prendre en compte un autre niveau d’inscription géographique et historique qui contribue à rendre la structure – et la compréhension – du roman toujours un peu plus complexe. « La Yamuna » (qui par ailleurs ne figure pas dans la table des matières des chapitres), à partir de la page 157 et jusqu’à la page 413, vient s’entrelacer à l’épisode de « La quarantaine », qui déjà était mis en abyme dans la narration principale ! Nous lisons donc là trois niveaux de narration qui structurent le roman selon un modèle d’emboîtements successifs : « La Yamuna » s’emboîte dans « La quarantaine », qui s’emboîte lui-même dans la narration principale… Mais le narrateur de « La Yamuna » est pourtant celui de la narration principale. Ne s’inscrivant pas dans le présent, mais revisitant le passé, il vient s’ancrer dans un réel historique antérieur à ceux des deux autres histoires, il vient s’ancrer dans d’autres espaces géographiques et référentiels : l’Inde coloniale du début du XIXe siècle. En effet, dans « La Yamuna », le Léon du XXe siècle conte l’histoire du voyage d’Ananta, de l’Inde à Plate, sa longue traversée des eaux du fleuve Yamuna à celles de l’océan, pour aller échouer sur l’île Plate, au large de Maurice. Ananta est la mère de Suryavati, celle qui sera l’épouse du Léon du XIXe, lui aussi exilé sur Plate…
Nous l’aurons compris, la structure de La Quarantaine est complexe car elle propose une multitude de points d’ancrage dans des temporalités et des géographies distinctes. D’abord Paris, Maurice et Marseille en 1980 (la narration enchâssante principale) ; puis les îles Plate et Gabriel entre le 28 mai et le 7 juillet 1891 (« La quarantaine ») ; et enfin entre l’Inde et l’île Plate dans la seconde moitié du XIXe siècle (« La Yamuna »). Par conséquent, se basant sur un document géographique réel (la carte de Langlois) et une histoire qui l’est tout autant (celle des premiers engagés indiens exilés aux abords de l’île Maurice au XIXe siècle), Le Clézio reconstitue dans La Quarantaine plusieurs fictions qui s’enchâssent et s’entrelacent dans un même mouvement. L’inscription géographique et historique est authentifiée, alors que les histoires narrées relèvent davantage de l’intimité. Hormis le personnage de Rimbaud (fictionnalisé et fantasmé), il n’existe aucune figure historique réelle venant attester de la véracité des propos. Le lecteur se trouve par conséquent confronté à une double ambiguïté où, bien que attestés, les référents historiques et géographiques ne peuvent pourtant permettre d’authentifier les histoires en présence.
Chez Monique Agénor comme chez Jean-Marie G. Le Clézio, il transparaît donc une volonté de s’inscrire dans un espace référentiel authentique, se lisant notamment au moyen de documents non-fictifs ou présentés comme tels. Les mémoires d’un père ayant servi de base documentaire à Bé-Maho et la carte de Corby ayant servi de support à l’écriture de La Quarantaine sont autant d’éléments qui transportent le lecteur dans un univers fictif, nécessairement subjectif, mais dont l’ancrage se fait dans des espaces qui sont authentiques. Les romans jouent sur une confusion qui naît alors entre la part d’invention et la part documentarisée. Ce qui peut encore se lire dans les autres textes de ces auteurs : fidèle à ses activités de scénariste de documentaire, Agénor propose encore dans Comme un vol de papang’ de s’ancrer dans une histoire se plaçant également sous le signe de l’authenticité. L’auteure, en écrivant chacun de ses textes, s’est attachée à travailler à partir d’archives, de coupures de presse, etc. Ce qui n’est pas sans rappeler, encore, l’intertexte documentarisé du Chercheur d’or et du Voyage à Rodrigues où le narrateur de l’un s’attachait à décrypter les documents laissés par le narrateur de l’autre. L’important n’est pas d’attester de la véracité des documents qui ont servi de base à l’écriture de chacun de ces textes – ni de la sincérité des auteurs – mais de constater que tous deux expriment le souhait de se placer au plus proche d’une réalité tout en gardant une certaine distance… la leur, réécritures évidemment subjectives des histoires en présence, à partir de documents présentés comme certifiés et provoquant inévitablement chez le lecteur l’étrange sensation d’être en présence d’un témoignage historique – d’une Histoire – bien que non-officielle, avérée et authentique.
Tsvetan Todorov, Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique, Paris, Seuil, 1981.
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955 (« Folio/Essai », 1988), p. 320.
Eugène-Dutremblay Agénor, 2007, op. cit.
Il convient d’ouvrir ici une parenthèse pour préciser que si nous analyserons la présence d’éléments autobiographiques essentiellement dans l’œuvre d’Agénor, cela ne signifie pas pour autant que cette présence ne soit pas repérable dans les œuvres de nos autres auteurs. Toutefois, concernant Le Clézio, Lods et Farès, des travaux importants ont déjà été réalisés. Par exemple, ceux de Lorenzo Devilla ou ceux de Jean-Michel Racault, recoupant les recherches de l’historien Alfred North-Coombes, font le point sur les présences autobiographiques dans l’œuvre leclézienne (dédicace du Chercheur d’or au grand-père Léon Leclézio, famille de l’auteur, nom de lieux à Maurice, etc.) ; ceux d’Annick Gendre recoupent les œuvres de Jean Lods avec ses liens entretenus avec la famille Payet, famille de riches propriétaires terriens de La Réunion ayant notamment dirigé l’usine de Quartier Français ; et concernant Farès, ceux de Charles Bonn ou de Karine Chevalier signalent également que la rue Monsieur le Prince ou le personnage de Conchita, par exemple, ne sont pas uniquement des éléments fictionnels… (Pour chacune des références, se reporter aux bibliographies des auteurs).
Georges Lukacs, Le Roman historique, Paris, Payot, 1972.
Pierre Emile Aubert, Gouverneur de La Réunion de février 1940 à décembre 1942 (voir : Raoul Lucas et Mario Serviable, Les Gouverneurs de la Réunion. Ancienne Ile Bourbon., France (Réunion), Cri, 1987, pp. 162-164).
Pour plus d’informations, consulter la biographie de Claude Nguyen Phuoc Bao Vang, Duy Tan : Empereur d’Annam 1900-1945 exilé à l’île de la Réunion ou le destin tragique du prince Vinh San, France (Réunion), Azalées, 2001.
L’auteure semble à ce point proche de la situation historique durant cette année 1942, qu’elle est parfois citée par des historiens analysant cette période. C’est par exemple le cas de l’étude d’Yvan Combeau, Une Décolonisation française. L’île de La Réunion. 1942-1946 (France, Océan, 2006, p. 31) : le déroulement des événements marquants durant cette période semble scrupuleusement respecté par Agénor (arrestations, combats, nombre de morts, processus de la capitulation, etc.), comme peut en témoigner la lecture couplée de Bé-Maho et de cette étude de Combeau…
Nous distinguons bien La Quarantaine (titre du livre) de « La quarantaine » (titre de l’un des plateaux du livre).