Jean Lods, qui a vécu son enfance sur l’île de La Réunion et qui a majoritairement dans sa production littéraire mis en mots cette enfance réunionnaise, place l’ensemble de son œuvre dans des espaces décloisonnés, avant tout marqués par une certaine étrangeté. Déjà, dans ses deux premières publications, le récit Le Silence des autres (1973) et sa réécriture romanesque La Part de l’eau (1977), les personnages se situaient dans des lieux cloisonnés caractérisés par la présence d’une lagune envahissante et étouffante (sur les 90 pages que comporte le premier récit, le lecteur peut relever près de 90 occurrences du mot « lagune », soit une occurrence par page !). Fuyant un passé encore énigmatique pour les lecteurs de 1977, le narrateur de La Part de l’eau s’exile dans un lieu mal défini, quelque part dans le nord de la France. Ainsi nous expose-t-il les raisons de son départ :
‘[…] je mettais mon paysage dans le brouillard, je m’enfonçais dans le silence, je m’enlisais dans l’oubli. Je ne pouvais pas espérer une coupure plus profonde d’avec ce que je voulais détacher de moi, et chaque jour faisait la coupure plus profonde.Tout comme les narrateurs de ces deux premières publications, le lecteur s’enlise dans « un sol gorgé d’eau […] comme si la lagune gagnait de partout » (Le Silence des autres, p. 58). Il devient alors difficilement possible de prendre ses appuis dans un espace qui se dérobe et qui, à l’image de la lagune, engloutit page après page la part de réel qui semblait pointer à l’ouverture du texte. C’est ainsi que la « coupure » exposée n’est pas uniquement une coupure propre au personnage, puisqu’elle s’immisce dans l’écriture : la forte présence d’une lagune « muette et obstinée, minant la nuit le travail du jour » (p. 32), marque l’existence d’un langage qui, lui aussi, « s’enlise » dans le présent. Présent que le narrateur éprouve du mal à vivre, et à dire. Sans cesse, le roman tente de se défaire d’un passé énigmatique s’ancrant ainsi dans un espace aux apparences réelles, mais difficilement identifiable. Mais la mise en forme de ces premiers « fantomatiques paysages » du Silence des autres (p. 53) et de La Part de l’eau, de manière inconsciente, semblait déjà préparer l’auteur à construire un espace narratif à venir. La transcription de paysages brumeux et opaques faisant évoluer les personnages dans des décors oniriques noyés par les eaux, ainsi que l’enlisement de ces premiers textes dans un réel fantomatique semblait naturellement conduire les textes à venir à s’ancrer au large de l’île de l’océan Indien. Île qui, dans les deux premières publications, semblait pouvoir se deviner, sans pour autant se dévoiler totalement. L’insularité, l’abondance de l’eau, le rapport problématique à l’espace ainsi qu’à sa mémoire, etc. sont autant de motifs qui seront par la suite repris dans les romans réunionnais de l’auteur. Du Silence des autres à Quelques jours à Lyon, dernière publication de l’auteur, l’ancrage dans l’espace îlien se fera de manière progressive et de plus en plus marquée.
La Morte saison et Le Bleu des vitraux, tous deux publiés à la suite du Silence des autres et de La Part de l’eau, et tous deux se situant de manière plus ou moins explicite sur l’île de La Réunion, présentent déjà des similitudes dans la description même des paysages. Ainsi, pouvait-on lire en 1973 dans Le Silence des autres qui se déroulait dans un espace nordique du continent européen :
Pour la première fois ce paysage de gris et de vent m’oppressait. J’avais froid. Du haut de la colline on voyait s’étendre à perte de vue les étendues de sable et d’eau, avec les touffes d’herbes grises qui poussaient par plaques, comme une lèpre, couchées par le vent de la lagune. Derrière, très loin, je voyais le chantier, avec la grue rouillée qui s’élevait comme un phare.
- Pour rentrer, c’est par là, me dit Jeanne en me montrant du doigt le moutonnement des collines.
(Lods, Le Silence des autres, p. 23-24)
Puis, dix ans plus tard dans Le Bleu des vitraux, concernant La Réunion :
‘Alors, seul, divinement seul, je puis laisser se dérouler la longue allée de terre rouge qui monte entre les cocotiers. Au bout de l’alignement des palmes qui rament dans le ciel à chaque souffle de l’alizé, la maison sur la colline est d’une blancheur éclatante. De là-haut on domine la plaine jusqu’à la mer, et les vagues des cannes moutonnent sur la pente avant d’aller mourir au bord des galets de la plage que raclent les rouleaux de l’océan.Nous lisons, comme par effet de miroir, les descriptions renversées de deux paysages qui ne semblent pourtant pas si différents ; l’un se situe dans le Nord, l’autre au Sud, pourtant ce n’est pas leur nature qui semble changer, mais davantage la perception que le narrateur pouvait en avoir. Dans les deux cas, le personnage surplombe un paysage marin (l’étendue d’eau de la lagune d’une part et celle de l’océan de l’autre) en présentant des éléments similaires fonctionnant par couple d’opposition : au « vent de la lagune » du premier extrait est substitué le « souffle de l’alizé », vent tropical ; en lieu et place des « touffes d’herbes grises » apparaissent des « vagues de cannes » ; et enfin, « le chantier, avec la grue rouillée » disparaît pour laisser place à une « maison […] d’une blancheur éclatante ». Il faut encore tenir compte de la présence du verbe « moutonner » qui, s’il renvoyait à des formes négatives dans l’extrait du récit, se trouve renversé dans celui du roman, en se rapportant davantage à une image cotonneuse plutôt qu’à celle d’une « lèpre ». En somme, au « paysage de gris », terne et maladif du premier ouvrage, s’oppose formes pour formes un paysage lumineux, coloré et ouvert (sans pour autant devenir un paysage idyllique). Ne peut-il alors s’agir que d’une simple opposition entre espace du Nord et espace du Sud, ou ne pouvons-nous pas lire dans Le Silence des autres une île déjà présente mais qui ne voulait pas se dévoiler ? Selon cette hypothèse, l’espace nordique serait une perception « fantomatique » de l’espace îlien encore en gestation dans les premières œuvres de l’auteur. Elle trouverait donc son prolongement et sa cohérence par la présence effective de l’île qui surviendra, petit à petit, au fil des publications suivantes.
Par conséquent, le changement de ton qui s’est opéré par rapport à la perception de ce qui paraît être un seul et même paysage décrit de deux manières opposées, se serait réalisé au sein de La Morte saison. Parution chronologiquement intermédiaire, ce roman semble avoir permis le glissement d’un espace qui ne voulait pas se dire à un espace avoué et nommé : l’île. Glissement progressif, La Morte saison plaçait ses acteurs dans le décor d’une île, celle de La Réunion. Mais, comme l’a souligné Jean-Louis Joubert au sujet de ce texte, à aucun moment l’île n’est pourtant explicitement nommée :
‘L’impression que laisse la lecture de La Morte Saison reste complexe. Les mots « La Réunion » ou « réunionnais » n’y apparaissent pas, mais on identifie les paysages décrits, on reconnaît certains toponymes et anthroponymes comme aussi des termes désignant des realia insulaires (longozes, filaos, chouchoux, etc.). Il n’y a guère à hésiter : le roman conduit bien son lecteur dans une île qui ne saurait être que La Réunion. Encore que quelques détails restent troublants : quelques itinéraires improbables, certaines concordances de temps indécises, le vide aussi du tissu social. D’où l’impression d’ « étrange étrangeté » que l’on peut ressentir, comme si la Réunion familière et connue se creusait d’inquiétantes absences (comme, si l’on veut, le cirque de Salazie revisité par Magritte).206 ’La complexité du rapport à l’espace, déjà, peut être lue par la difficulté qu’éprouve le narrateur à nommer le lieu : c’est effectivement sur l’île de La Réunion que se déroule l’action, pourtant l’île n’est jamais nommée ; seuls les marqueurs relevés par Jean-Louis Joubert, ajoutés à quelques autres repères, tels que des noms de lieux ou de ville (le cirque de Salazie, la ville de Saint-André, etc.), précisent l’ancrage géographique.
En outre, dans La Morte saison, cette absence de nomination est encore renforcée par une désignation vague de l’espace : « Cela faisait longtemps que je voulais revenir dans ce pays : depuis que j’en étais parti, en fait, vingt-trois ans plus tôt » (p. 40). Le repère temporel est précis. En revanche Martin, le narrateur, ne précise pas ce qu’il désigne par « pays » : est-ce l’île toute entière ? Ou bien est-ce plus précisément le cirque de Salazie dans lequel il revient effectivement vingt-trois ans plus tard ? Cette question ne trouvera jamais de réponse dans l’ensemble du roman, puisque les seuls pans de vie narrés ne se rapporteront qu’à l’enfance (vingt-trois ans avant le départ) et au présent (vingt-trois ans après le départ). Le terme « pays », hypéronyme de l’île et du cirque, renverrait au monde de l’enfance dans sa globalité, puisque entre cet avant et cet après, dans le laps de temps qui sépare ces deux bornes temporelles, le personnage n’a pas eu d’existence : où a-t-il vécu ? Comment s’est-il construit ? Aucun élément précis ne viendra éclairer ces interrogations se rapportant à ce qui est qualifié par le narrateur d’une « vie intermédiaire sans consistance » (p. 144), et de facto, inexistante dans la narration : « toi qui jouais les voyageurs sans bagages […], toi qui te présentais à moi, quand je t’ai connu, comme privé de passé, comme un personnage sans ombre, toi qui avais l’air d’être né à vingt-cinq ans au coin d’une rue, qu’est-ce que tu fais ici ? », interrogeront les yeux inquisiteurs de sa femme (p. 14). Faut-il alors lire une métaphore de la vie de Martin : seuls les événements qui se sont produits en marge des deux bornes temporelles ont compté dans sa vie ; pendant ce laps de temps, c’est l’absence, le silence total, alors que avant puis après ce laps de temps, ce serait l’existence, par le langage. Ce serait par conséquent les moments de présence dans l’espace problématique (l’île, « pays » de l’enfance) qui inviteraient le langage à se faire. L’île devient dès lors le seul lieu possible où puisse prendre forme la narration puisque tout ce qui se situe hors de ce lieu (les vingt-trois ans d’absence) est silence. Le narrateur de La Morte saison n’a donc d’existence que par sa présence sur le lieu de son enfance, pourtant la rupture avait été opérée de manière volontaire :
‘Je n’avais conservé aucun lien avec ce pays quand je l’avais quitté. Je n’avais pas écrit. Je n’avais pas répondu aux rares lettres que j’avais reçues. On avait dû penser de moi que j’étais un ingrat et que je ne valais pas grand-chose. Moi cette amputation je l’avais opérée sans trop savoir pourquoi, appelant négligence la longue suite de réticences, de détours, et de silences qui avait fini par entraîner une rupture irréversible […].Irréversible, la rupture ne l’est pas tout à fait. A preuve, le retour du narrateur sur les lieux de son enfance ; et doublement, puisqu’en plus d’y revenir physiquement vingt-trois ans plus tard, il y retournera encore par l’imaginaire en évoquant les souvenirs de l’enfant qu’il était. Mais, ce retour est limité : seuls les trois premiers chapitres du roman (sur un total de trente-huit) se déroulent exclusivement dans l’espace temporel de l’enfance. Par conséquent, c’est bien le retour du personnage sur les lieux de son enfance qui invite la narration à se faire, mais cette présence se trouve vite « amputée » de toute sa part mémorielle : l’île existe bel bien, le narrateur comme le lecteur savent qu’ils s’y trouvent, mais après être apparu dès les premières pages, le véritable espace du trouble, celui de l’enfance, disparaît aussitôt pour ne plus laisser place qu’au présent. Un présent pourtant habité par le passé… page après page, mais surtout œuvre après œuvre, l’inscription dans le réel de l’île se fait de plus en plus prononcée, jusqu’à enfin s’affirmer dans Le Bleu des vitraux : d’emblée, La Réunion y est nommée (p. 13). Mais, la complexité soulignée dans les ouvrages précédents trouve une nouvelle résonance : si l’île est nommée dès les premières pages, c’est parce qu’elle brille déjà par son absence. Le narrateur ne se trouve en effet pas dans l’île, mais en France continentale, dans un village français, à la veillée mortuaire de sa mère récemment décédée. Par conséquent, si La Morte saison avait été l’aveu de l’ « amputation » de l’île dans la mémoire du narrateur, Le Bleu des vitraux se présente comme une « greffe » (p. 11) : greffe de la mémoire passée, de l’enfance vécue sur l’île. Greffe opérée, comme le précise le narrateur, grâce à la mort de sa mère :
‘Le passé, mon passé, me collait à l’âme comme une tunique de Nessus, mais pour lui faire face il fallait que rien autour de moi ne vînt me le rappeler : il fallait être seul avec lui, jalousement seul. Je le savais, j’étais allé dans l’appartement de ma mère pour supprimer les indices qu’elle aurait pu laisser. Rien ne devait rester qui pût me contredire ou me dénoncer. Je ne voulais aucun regard autre que le mien, aucun document attestant la véracité ou la fausseté de l’univers qui avait grandi autour de mes souvenirs comme le cristal autour du germe, aucun témoin pour partager ne fût-ce qu’une image. Alors, seul, divinement seul, je pouvais enfin regarder l’île naître de la mer dans son collier d’écume.Le processus qui, du Silence des autres au Bleu des vitraux, conduit à l’émergence de l’île et propose ainsi de dévoiler en crescendo l’espace problématique à mesure que se construit l’œuvre toute entière, trouve ici son aboutissement : à partir du Bleu des vitraux la « greffe » opère, et, du premier récit où le narrateur s’engloutissait dans une lagune à l’image de son passé, de sable et d’eau, au roman paru près de quinze ans plus tard, nous voyons naître un espace qui se dessine de plus en plus nettement. En effet, Le Bleu des vitraux proposera non seulement de s’ancrer dans des espaces désormais reconnus, mais encore d’amplifier dans la narration la part mémorielle de l’enfance, le visage dont le narrateur avait éprouvé le besoin d’« enfouir sous la brume et le sable » dans Le Silence des autres (p. 11).
Cet ensemble progressif constitué par les quatre premières œuvres de Jean Lods problématise le rapport à l’espace et au réel, en y proposant une inscription qui se dévoile à mesure que se construisent les narrations successives. La volonté première n’est donc pas de s’ancrer dans une géographie ou une Histoire clairement identifiable ; il ne s’agit effectivement pas là d’un « document attestant la véracité ou la fausseté » des événements narrés, mais d’un regard éminemment subjectif, libéré des poids familiaux, sociaux, historiques, etc. Le creux du tissu social précédemment relevé par Jean-Louis Joubert207 serait donc dû au choix d’une écriture qui tente de retourner les conventions afin de se libérer de toutes contraintes. Ce n’est que « divinement seul » que le narrateur du Bleu des vitraux peut, enfin, poser un regard sur son intimité, son enfance passée dans l’île.
Faut-il y lire une nouvelle métaphore ? Celle d’une écriture qui, en tuant la mère, en la sacrifiant, se libère de canons de perceptions et de représentations en posant un regard nouveau sur un espace qui, rappelons-le, a été une colonie, donc pensé comme la « périphérie » d’une mère patrie ? Ne peut-on pas lire un lien entre la mort de la mère narrée dans le roman, et la mise en écriture d’un espace qui s’émancipe de la mère patrie : dans un mouvement progressif, l’auteur quitte l’espace insulaire nordique, approximatif, des premiers romans, pour ancrer celui de l’île dans l’océan Indien. La finesse du tissu social témoignerait alors d’une volonté délibérée de s’émanciper, encore, de la tutelle de l’Histoire en proposant un roman qui, bien qu’il s’inscrive dans une temporalité post-coloniale, se libère tout à la fois d’une écriture anti-colonialiste ou nationale.
Huile sur toile, 105,6 x 81 cm, Collection particulière
Ce qui est mis en jeu dans l’œuvre lodsienne c’est, sous l’émancipation d’un homme vis-à-vis de ses attaches, l’émancipation d’une île vis-à-vis de sa métropole : dans son discours le personnage la fait « naître de la mer », comme lui, désormais sans liens, sans chaînes, il la fait émerger dans « son [seul] collier d’écume ». Elle n’est dès lors plus pensée comme « périphérique » au continent, comme morceau de continent à la dérive, mais comme espace autonome, formé dans et par l’océan Indien (et donc, formé au contact d’autres cultures encore). Le lien qui unissait l’île au continent s’en trouve perçu autrement : la dénonciation de la nature troublante du rapport qu’entretenaient le fils et sa mère devient en effet l’occasion pour le lecteur, non seulement de percevoir autrement les rapports sociaux au sein même de la colonie, mais encore de percevoir autrement, et de repenser, le rapport qu’entretenaient la colonie et sa métropole.
Enfin, la comparaison précédemment proposée par Joubert entre les écrits de Jean Lods et les tableaux de Magritte pourraît être illustrée par l’œuvre du peintre intitulée Tenter l’impossible (ci-dessus). Magritte y met en scène un personnage, « divinement seul », peignant dans le vide qui lui fait face, une femme, sans doute celle de ses fantasmes. La création est improbable, mais il parvient tout de même à rendre dans son réel, par son art, cet objet imaginaire. Et du même coup, il produit un discours sur son rapport à sa création : elle existe désormais face à lui, certes, mais elle n’en reste pas moins un produit de son imagination. Ainsi semble procéder Jean Lods : dans un état de « demi-rêve », il formule au fil de ses œuvres son île fantasmée (MS, p. 127).
Jean-Louis Joubert, 1991, op. cit., p. 235.
Jean-Louis Joubert a caractérisé le tissu social par son « vide », mais pour les raisons précisées plus haut dans notre partie intitulée « Le joug familial », nous lui préférons le terme de creux. Bien que léger, ce tissu n’en est pas pour autant inexistant : comme nous l’avons constaté, les textes de Jean Lods s’écrivent en marge de l’Histoire, mais ils permettent tout de même d’esquisser un portrait de la société réunionnaise des années 1940-1950.