Le refus d’une sujétion historique

Dans la trilogie farésienne, la volonté de transgresser la réalité peut se lire au travers de multiples effractions : il y a d’abord transgression de frontières géographiques réelles, puis transgression de frontières historiques établies. Et enfin, du fait même du refus d’une inscription dans un espace géographique et temporel aux limites trop définies, transgression des frontières normatives littéraires. Chacun des textes de La Découverte du Nouveau Monde, par la mise en œuvre d’un sacrifice langagier, d’une stratégie d’écriture tendant à l’opacité des langues, où sont assassinées les mères et condamnés les pères, propose de s’inscrire simultanément dans une pluralité d’espaces géographique et historique, paysager et imaginaire, langagier et générique. Chacun de ces trois ouvrages propose ainsi une nouvelle scénographie, entre-deux, du rapport au réel. Une scénographie entre-deux, en ce sens nouvelle, qu’elle se trouve dégagée de toute emprise parentale, et donc de tous liens d’assimilation à une seule et même culture, fermée. Dans un récent article, Charles Bonn a bien décrit ce « tragique de l’émergence littéraire maghrébine entre deux langues » qui passe par une écriture sacrilège et sacrificielle et dont on a vu, par la voix de Jean Lods, que les enjeux concernent aussi le roman réunionnais entre-deux cultures. S’appuyant entres autres sur La Terre et le Sang de Moulloud Feraoun208, Le Passé simple de Driss Chraïbi209, La Colline oubliéede Mouloud Mammeri210, Le Polygone étoilé de Kateb Yacine211 ou La Nuit sacrée de Tahar Ben Jelloun212, il en vient à constater que :

‘La dynamique de la perte devient ainsi la tension fondatrice répétitive dans laquelle s’inscrit l’émergence de cette littérature, et le sacrifice de la mère en est une dimension constitutive. La théâtralisation de la parole émergente est meurtre de la mère. Et ce meurtre, constitutif d’une théâtralisation indispensable à l’émergence, en devient la condition même de cette dernière, tant il est vrai que l’affirmation la plus positive d’une venue à l’être ne se conçoit pas sans la négativité de ce sacrifice.213

Et l’auteur ajoute encore, concernant l’absence de l’autre figure parentale cette fois, que « la défection des pères condamne les fils à l’impuissance ». Dans Mémoire de l’Absent par exemple, il y a effectivement défection du père qui condamne le fils à l’impuissance – et à l’errance. Une errance qui passe par une traversée, en bateau, sur la Méditerranée. C’est dans cet espace métaphoriquement entre-deux que Farès opère à son tour le sacrifice de la mère, tout en avouant son impuissance : lors de cette traversée, s’interrogeant sur la « défection » de son père (« je ne puis comprendre ici l’action du père », p. 59), Abdenouar assiste, impuissant donc, au viol de sa mère (p. 59-64). Ce double sacrifice, celui du père, absent, et celui de la mère, souillée, semble être la condition même d’un renouveau langagier. Abimer le corps de la mère et attribuer au père le rôle d’une mémoire absente, consiste, comme chez Lods, à se débarrasser d’un substrat parental empirique pour pouvoir faire émerger son nouveau rapport au monde, celui né de la nécessité de comprendre son départ, et de facto, sa situation présente. Dès l’ouverture de la trilogie de La Découverte du Nouveau Monde, à la lecture des premières lignes du champ des Oliviers où Brandy Fax se trouvait dans un lieu de départ, une gare, le rapport au réel se faisait en effet déjà problématique :

‘I…….. 20 h 57. 8 février 1971. Voie 10. Un train pour Barcelone s’éloigne de Paris. Ma valise grenat (c’est Brandy Fax qui parle, qui écrit, qui lit, qui regarde, qui vit, qui pleure, qui envie, qui dégueule, qui…) porte un pantalon de laine rouge, une chemise, deux kilos d’oranges, une cartouche de cigarettes, un slip, une paire de chaussettes, un morceau de Paris, Trois livres. Dont l’un parle de société primitive. Les trains de banlieue (c’est Brandy Fax qui voit) (Brandy Fax est le nom que je me suis donné pour développer (moi, le primitif de l’Ancien Monde) un panorama tendu d’occidentalité : limite de deux mondes) ont d’étranges signaux lumineux lorsque, croisant les rails, ils quittent les Grandes Lignes et tournent court vers les immeubles que l’on voit (c’est Brandy Fax qui commente) éclairés comme des postes T.S.F. Sa main droite (c’est Brandy Fax qui écrit cela) est sur la couverture d’un livre format de poche. Qui s’intitule la Steppe. Suivi d’autres récits. Il regarde à travers les vitres d’une fenêtre ouverte sur les voies (c’est Brandy Fax qui regarde) et une image tremble, le front parcouru de rides comme une terre d’automne en quête de labour. Il n’est pas à quai. Mais en train, en train qui double son corps d’une réalité réelle, ferroviaire.
(Farès, CO, p. 15-16)’

En plus d’une typographie déroutante s’organisant en de nombreuses parenthèses qui s’enchevêtrent ou se succèdent, le lecteur se trouve confronté à une ambiguïté énonciative. Deux présences peuvent être relevées ici : celle de l’auteur, principalement par le jeu des parenthèses, et celle d’un narrateur, Brandy Fax. Mais Brandy Fax est tout à la fois narrateur et personnage : c’est lui « qui parle, qui écrit », et c’est encore lui « qui lit, qui regarde, qui vit, qui pleure, qui envie, qui dégueule, qui… ». D’emblée, la succession d’actions attribuée par l’auteur au personnage qu’il présente pourtant comme étant le narrateur pose problème. En effet, par l’utilisation d’un déterminant possessif de la première personne du singulier (« ma valise »), dès les premières phrases, son existence en tant que narrateur est avérée. Toutefois, dans un même mouvement, l’emploi régulier de pronoms relatifs qui reprennent anaphoriquement « Brandy Fax », le narrateur, font entendre la voix de l’auteur, et annulent déjà l’existence du narrateur. Dès les premières pages nous lisons donc une problématisation du réel : la volonté d’installer le lecteur dans un environnement authentifié semble délibérée (ce qui peut encore être illustré par l’énonciation du contenu de la valise de Brandy Fax : des objets communs, rien de surnaturel), mais dans un même temps se substitue à la part de réalité créée une voix subjective, nous rappelant ainsi que le livre, avant tout, est un produit de l’imagination. Cette construction, en rusant avec les repères énonciatifs et typographiques traditionnels, a donc pour effet d’installer le livre – et la trilogie – dans un réel qui se dérobera sans cesse.

Afin de mieux saisir le sens de cette démarche, il peut être utile d’ouvrir le troisième livre de la trilogie, L’exil et le désarroi, et de souligner l’incipit qui y figure :

‘Les destructions causées par les bourgeoisements révolutionnaires et nationalistes de l’époque actuelle n’épargnent aucun des champs développés et inscrits par le travail humain. Valeur d’échange et, comme le reste, valeur de réalité, le travail d’écriture n’échappe pas aux conditions politiques de cette inhumanité.
(Farès, E&D, p. 7) ’

La tentative de déstructuration du réel relevée dans le précédent extrait ne correspondrait-elle pas à un désir d’échapper « aux conditions politiques de cette inhumanité » auxquelles semble inévitablement condamné l’écrivain ? Rappelons que le projet présenté au début du champ des Oliviers est de « développer […] un panorama tendu d’occidentalité : limite de deux mondes ». Deux mondes qui entrent en interaction par un système d’opposition : l’ « Ancien Monde » contre le « Nouveau Monde » (éponyme de la trilogie). L’ambiguïté du rapport à la réalité permettrait donc, par une écriture tentant d’échapper aux enjeux politiques, de redéfinir le rapport qui unit le personnage aux deux mondes en présence. Tout à la fois narrateur et personnage, énonciateur et acteur, il s’extrait d’une réalité – la nôtre – pour en intégrer une autre – celle de l’auteur. Pourvu d’un « corps [doublé] d’une réalité réelle, ferroviaire », il annonce son inscription dans un projet d’écriture qui semble vouloir agencer autrement la véritable réalité, celle faite de quotidiens succédés. Ce « corps ferroviaire », condensation de toutes les réalités, dès lors, s'écrit dans plusieurs perspectives : celle d’un corps cartésien, qui se dit, donc se vit ; et celle d’un corps en mouvement, refusant la fixité. Un corps mobile et vivant, donc, parce qu’il se dit et est nommé, parce qu’il regarde et est lu, parce qu’il crée tout en étant créé : « (c’est Brandy Fax qui écrit cela) / (c’est Brandy Fax qui voit) / (c’est Brandy Fax qui commente) / (c’est Brandy Fax qui regarde) ». La fonction des interventions répétées de l’auteur est par conséquent de prouver l’existence réelle de l’être créé en affirmant son autonomie propre : « Brandy Fax pense » (p. 16), donc il est. Mais dans un même temps, paradoxalement, du fait même de leurs nécessités, ces parenthèses apportent la preuve de l’inexistance du personnage : s’il est, pourquoi avoir à le prouver ?

Cet aveu d’impuissance nous fait croire qu’il ne s’agit pas là d’une tentative de remplacer l’imaginaire par une véritable réalité, mais plutôt, en correspondance au couple d’opposition « Ancien Monde »-« Nouveau Monde », de substituer la mise en œuvre par l’écriture d’un ordre réel nouveau à celle d’un ordre réel ancien. La « réalité réelle » s’opposerait donc à une réalité (langagière) falsifiée, celle qui ne relèverait pas d’un processus de création, mais de sujétion :

‘Il existe cela, et bien d’autres choses encore, qui, en plus des déclarations venues des hautes sphères de la politique, montrent une sorte de décalage amusant entre les paroles du Pouvoir et les réalités communautaires. Une sorte d’ironie entre Pouvoirs et Réalités qui, avec quelque négligence ou désinvolture à l’égard de nos principales croyances, s’amuse à construire des distances, des rapprochements, des atteintes, des illusions.
(Farès, E&D, p. 15)’

D’où la nécessité pour l’écrivain de proposer une parole autre qui puisse rendre compte des enjeux réels :

‘Paroles glissantes, entre paroles, qui accentuent la nullité, le désoeuvrement :
- Autre chose ?
Quelque chose d’autre ?
- Oui. Quelque chose.
[…]
- Quelque chose de plus réel, vrai, que ce que l’on entend, ou, lit, là, maintenant, tous les jours. Quelque chose qui réconcilie notre espoir, et, notre vie. Qui réconcilie nos envies de vivre, entièrement, de nouvelles croyances.
(Farès, E&D, p. 17-18)’

Ces deux extraits du troisième volet de la trilogie précisent les intentions énoncées dès le premier livre, et confirment le choix fait par l’auteur d’écrire en marge d’une réalité. Dénonçant « [les] distances, [les] rapprochements, [les] atteintes, [les] illusions » produits par les « paroles du Pouvoir », il leur oppose, comme par effet de miroir, « quelque chose d’autre », c’est-à-dire un mode d’expression qui soit symptomatique des véritables « envies de vivre ». Evacuées des enjeux politiques, ces envies ne peuvent plus trouver d’échos que dans une formulation autre, aux antipodes de celle que déchirent dans leurs luttes « Pouvoirs et Réalités ». La tentative est donc bien ici de substituer à un langage falsifié des « paroles glissantes », témoins véritables d’une Réalité qui ne pouvait plus se dire, car récupérée et recomposée par le jeu des « hautes sphères de la politique ». C’est donc par la mise en forme d’une autre réalité que le livre pourra se libérer des artifices du pouvoir, car, comme l’énonce encore l’auteur, « perceptiblement la réalité s’inverse d’elle-même ; les choses et les mots atteignent des degrés puis des impossibilités de reconnaissance véritable » (p. 15). Ainsi, ces « impossibilités de reconnaissance véritables » se lisent-elles dans la trilogie farésienne : la tentative n’y est délibérément pas de coller au mieux à la réalité présentée comme mensongère, mais de s’en éloigner par une écriture autre, afin de pouvoir créer une « réalité réelle » ; celle qui réconcilie l’ « espoir » et la « vie ». S’opère alors un retournement de sens qui tend à perdre le lecteur dans une écriture qui se veut avant tout opaque, aux antipodes des paroles caractéristiques de celles du pouvoir, c’est-à-dire l’Histoire : « Parler, tout simplement parler : atteindre l’autre par le langage, le sien propre, pour qu’il désintègre : les faiseurs d’histoires » peut-on encore lire dans Mémoire de l’Absent (p. 11).

Reprise dans chacun des textes de la trilogie, l’énonciation de cette nécessité de « désintégrer » un ordre historique trouve sa résonance dans une écriture qui métaphorise le projet énoncé en une suite de ruptures ; à savoir normative, typographique et générique. Par conséquent, l’opacité de l’écriture farésienne serait symptomatique d’une réalité qui voudrait pouvoir se dire – et se vivre – autrement que sous le joug de l’Histoire. A l’officialité de l’Histoire s’oppose donc une « réalité réelle » qui se révèle dans la trilogie par une écriture du dés-oeuvrement. Afin de se défaire de la sujétion d’un travail historique nécessairement lié aux enjeux du pouvoir, l’œuvre littéraire crée ses propres normes : l’histoire, dans chacune de ces œuvres, n’est pas une suite chronologique et linéaire d’événements authentifiés, mais davantage l’expression de ressentis et de vécus dans l’intimité d’histoires qui n’ont rien d’avéré. Ainsi en est-il des mémoires de chacun des trois êtres tout à la fois narrateurs (acteurs) et personnages (actants) des histoires en présence ; maîtres d’eux-mêmes, de leurs propres paroles, ils tentent inlassablement de reconstituer le puzzle de leurs mémoires intimes respectives afin de se défaire des paroles assujettissantes.

La démarche de l’auteur est donc inverse de celle des « faiseurs d’histoires » qu’il incrimine. Les écritures non-linéaires de La Découverte du Nouveau Monde, au fur et à mesure qu’elles se construisent, se déstructurent, se dés-oeuvrent, imposant une perception autre de la réalité ; réalité autre qui se veut avant tout représentative du désarroi mis en œuvre. Il s’agit de l’établissement d’un ordre non pas nouveau par opposition à un ancien, mais nouveau parce que différent, défaisant le véritable « nouvel Ordre » qui tente de s’imposer. A savoir, celui qui est « distribué parmi les rivalités langagières, nationales, ou religieuses » (p. 25). « Pour [se] laver [du] nouvel Ordre » (id.) l’écriture met en oeuvre un ordre différent qui se réalise par la déstructuration des « Ordres » établis (langagiers, historiques, etc.). Le renversement de l’outil langagier, en dés-œuvrant la production littéraire, s’inscrit dans une perspective dissidente où le « Nouveau Monde », dès lors, serait le livre, échappant « aux conditions politiques de cette inhumanité »… où le « Nouveau Monde » serait le livre au corps doublé d’une « réalité réelle », énigmatique, mais peut-être, selon le souhait émis par l’auteur, moins inhumaine.

Notes
208.

Mouloud Feraoun, La Terre et le Sang, Paris, Seuil 1953.

209.

Driss Chraïbi, Le Passé simple, Paris, Denoël, 1954.

210.

Mouloud Mammeri, La Colline oubliée, Paris, Gallimard, 1952.

211.

Kateb Yacine, Le Polygone étoilé, Paris, Seuil, 1966.

212.

Tahar Ben Jelloun, La Nuit sacrée, Paris, Seuil 1987.

213.

Charles Bonn, « Le Tragique de l’émergence littéraire maghrébine entre deux langues, ou le roman familial », in Nouvelles Etudes Francophones, n° 22.1, printemps 2007, p. 15.