La mise en œuvre d’un réel qui se défait à mesure que se déploie l’écriture est symptomatique chez Farès d’une interrogation : comment habiter l’espace, comment habiter le présent quand on est errant ? Les livres I et II de La Découverte du Nouveau Monde narraient ce qui se murmurait dans l’Histoire, à savoir les parcours silencieux de Brandy Fax et de Abdenouar, tous deux restés en suspens entre Orient et Occident. Et, parce que leur histoire contemporaine n’a pas su répondre à leurs questionnements le Livre III, L’exil et le désarroi, reprend ces interrogations – ces silences – et les replace dans leur contexte post-colonial et de l’indépendance de l’Algérie. C’est ainsi que ce troisième volume s’ouvre par une interrogation portant sur l’espace national perdu, puis reconquis, mais toujours meurtri :
‘Ce ne fut que quelques années plus tard qu’il put comprendre ce qui s’était passé, car, entre-temps, il lui fallut demeurer à l’écart de toute activité et tribulation au moment où le pays – le pays ? ce qu’il est convenu d’appeler le pays (?) – allait vers de nouvelles effervescences de vies et d’événements.Récurrente chez Farès, cette interrogation portant sur le statut national peut encore se retrouver dans diverses productions, autres que littéraires. Nous pouvons par exemple citer l’une de ses contributions dans la revue Esprit 214 qui posait le problème suivant : « comment ne pas se sentir orphelin d’un pays qui n’en finit pas de se nier lui-même ? ». Nous constatons donc que son écriture stygmatise l’auto-négation dont est victime « ce qu’il est convenu d’appeler le pays », et qui ne sera jamais explicitement nommé dans le livre. Un pays qui se consume à mesure qu’il se construit, qui ne parvient à prendre corps, dans son histoire comme dans le langage de l’auteur, qu’avec beaucoup de difficulté. Comment nommer l’innommable ? Comment nommer ce qui se refuse ? C’est semble-t-il dans cette perspective que se réalise l’écriture farésienne.
Et l’ « entre-temps » mentionné dans l’extrait ci-dessus reprend les temps dérobés des précédentes parutions ; il est celui du champ des Oliviers et de Mémoire de l’Absent. Les personnages respectifs de chacun de ces deux ouvrages avaient été mis à « l’écart de toute activité et tribulation » : Brandy Fax, errant dans un train entre Paris et Barcelone, et dans son imaginaire entre l’Europe et le Maghreb ; et Abdenouar mis au ban à Paris, dans l’attente de son père. Ces parcours retracés, dévoilés par les deux premiers ouvrages de la trilogie, l’auteur peut poursuivre son œuvre programmatique et mettre cette fois en mots l’après du conflit ayant opposé français et algériens, et ayant forcé les hommes à s’exiler… non seulement à l’extérieur du territoire national, mais encore en son intérieur. Ce qui est désigné par le pays est nié, se refuse, du fait des conflits antérieurs, à tout ancrage, que celui-ci soit historique ou mémoriel. Les « nouvelles effervescences de vies et d’événements » mentionnées sont celles de la libération, mais nous le voyons, une libération nuancée : les frontières se ferment et les plis de la domination coloniale restent saillants. C’est par conséquent au cœur de cet aveu que se pose la question (nettement démarquée par son insertion entre tirets et par sa typographie même) : qu’est-ce que « le pays » ? Que signifie ce mot ? A quelle entité peut-il renvoyer, puisque la nation a été déchirée, meurtrie en son territoire et dans sa mémoire ? Puisque, à cause des oppressions, elle a été annihilée ? C’est dans ce contexte, énoncé sans équivoque dès les premières phrases du livre, que prend forme la narration de l’histoire (algérienne) post-traumatique, c’est-à-dire post-coloniale.
L’exil et le désarroi est donc la mise en mots des troubles provoqués par l’après, des séquelles laissées par la douloureuse expérience de dépossession du territoire :
‘On vit alors de vastes domaines occupés sur place par des ouvriers, qui, jusqu’à présent, n’avaient eu droit qu’au travail sur Terre-des-autres, et non pas à une contemplation bienheureuse des arbres, et des champs :Le projet de ce dernier volet de la trilogie est de mettre à jour les affres de l’Histoire, de témoigner de la violence de la rupture et de la difficile récupération du territoire par des hommes, pourtant, désormais libres. Cet extrait des premières pages du dernier opus de La Découverte du Nouveau Monde, comme un chant de liberté, livre au lecteur les joies de vies enfin retrouvées, récupérées. De plus, comme le texte le dit, il vide par sa forme les « inégalités » qui régissaient jusque là l’ordre social. Ce sont là les mots d’une parole libérée qui ne se divulgue plus « sur Terre-des-autres », mais qui se vit de l’intérieur, comme désireuse de pouvoir à nouveau s’ancrer dans le territoire national. La phrase « les champs […] furent labourés, retournés en leurs racines » témoigne bien du retournement acté, de la tentative de (re)prise de possession de ce qui avait été confisqué. Ces premières pages sont donc énoncées par des « Corps » désormais « Pensés » par eux-mêmes, elles suivent le mouvement « issu de lui-même » (p. 14), celui de la récupération de « l’intérieur des terres » (id.) où devraient maintenant pouvoir se construire de nouvelles possibilités de vie. En somme, à l’inverse des deux premiers ouvrages de la trilogie, ces premières pages tentent de s’enraciner à l’intérieur du territoire, à l’intérieur de l’innommable et innommé pays. Celui qui, rappelons-le, voudrait être nommé mais ne peut pas l’être.
Pourquoi ? Parce que, comme le soulignent les paragraphes suivants, à la première douloureuse expérience de domination et d’humiliation, d’autres ont suivi, peut-être plus douloureuses, car venues de l’intérieur. A l’oppression subie et causée par des années de sujétion, dans l’Histoire comme dans le texte, vont immédiatement succéder d’autres maux. En effet, l’année 1963 est non seulement celle de la première année d’indépendance nationale (déclarée en 1962), mais encore celle des déchirements inter-nationaux. Comme le rappelle Daniel Rivet dans la dernière partie de son étude portant sur l’histoire de la colonisation au Maghreb215, l’année même de la libération fut marquée par de nouveaux conflits. C’est que, souligne l’historien, « comme le déplore Jacques Berque, les contemporains ne savent pas que les guerres coloniales ont pour particularité que les gagner est pire que les perdre »216. Bien que « pire », la victoire est nécessaire. Mais elle a pour effet de diviser l’intérieur du pays en multipliant les conflits (notamment entre l’armée nationale, l’ALN et le FLN), réveillant ainsi « des haines de clan et de personnes engendrant des vendettas qui atteindront un paroxysme au cours de l’été 1962 »217. L’exil et le désarroi s’ouvre donc sur les conséquences de cet échec, de ces retournements de racines et de pouvoir. Les premières lignes du livre qui faisaient état « de la douleur et de la joie d’être enfin vivant » (p. 14), de la liberté retrouvée et métaphorisée par les « premières récoltes » d’octobre 1963, plongeront dès lors le lecteur dans la complexité de la situation nouvelle :
‘Le mouvement ne fut pas simple, car, après quelques années de pouvoir gouvernemental, rompu à tous les compromis, réajustements, et, accords, s’il existe – encore aujourd’hui, et, presque par inadvertance, ou témoignage de ce qui, un jour, eut lieu, – des Champs de l’autogestion (larges et ouverts sur des milliers d’hectares), il existe cependant des Champs interdits à l’autogestion, des champs larges et ouverts, gardés par leur propriétaires, ceux-là même qui –L’exil et le désarroi interroge l’Histoire, non plus celle des sujétions coloniales, mais celle des désillusions qui en découlèrent. Il met à jour l’inavouable, c’est-à-dire l’impossibilité de reconstruction du pays… impossibilité d’autant plus perçue comme malheureuse, puisqu’elle est due aux propres déchirements internes. La menace ne vient plus de l’extérieur, elle est intérieure au territoire, elle s’immisce dans l’espace pourtant conquis, se diffuse dans les sillons d’un champ national fragilisé par les « compromis, réajustements », « imposture[s] et, « détournement[s] ». Les « Champs », autre métaphore, ne renvoient dès lors plus seulement à la terre, mais d’une manière plus large, comme en témoigne la majuscule, à des entités idéologiques. Ceux qui sont présentés là, « larges et ouverts », « interdits à l’autogestion », ne sont pas uniquement ceux qui avait été volés et labourés par les colons, mais aussi ceux qui sont aujourd’hui récupérés et labourés par de nouvelles forces en présence : ceux qui « ont charge de répartir la bonne parole de justice, et, de révolution ». L’ironie que nous pouvons remarquer dans ces propos, accentuée par les points de suspensions qui suivent l’occurrence de « la bonne parole », témoigne de l’hypocrisie dont ont été victimes « les Travailleurs », ceux-là même qui initièrent pourtant le mouvement de révolte, « nullement dirigé par le “haut”, mais, ancré, ancré dans la semence d’août et septembre » (p. 14).
Se lisent au travers de ces quelques extraits qui ouvrent L’exil et le désarroi des systèmes d’opposition : entre le mouvement spontané d’une révolution échouée et le mouvement calculé, « dirigé par le “haut” » (c’est-à-dire par les instances rompues aux jeux des accords fallacieux) d’une révolution usurpée. L’écriture, elle, s’engage, et se place d’emblée du côté des « Travailleurs », de ceux qui se sont vus déposséder par les instances du « “haut” » du fruit de leur labeur. Dans ce troisième et dernier volet de la trilogie, Farès s’attache donc à interroger l’Histoire afin de comprendre pourquoi le pays ne cesse « de se nier ». Il y dénonce d’emblée les abus subis par les révolutionnaires-résistants (les « Grives » du champ des Oliviers), et la récupération d’un territoire et d’une identité nationale par les tenants d’une « bonne parole ». Dès lors, cette opposition entre une spontanéité révolutionnaire et une sclérose du « pouvoir gouvernemental » est transcrite par une écriture qui interroge et ironise, qui se caractérise par sa fracture délibérée d’avec le langage officiel. L’auteur ne se charge pas de « répartir la bonne parole de justice », mais il se porte en faux contre cette parole, contre l’ordre officiel qui l’a engendrée.
Il s’agit donc bien d’une mise à jour des tensions politiques et sociales contemporaines, puisque L’exil et le désarroi rend compte des troubles immédiats qui ont succédé à la promesse d’indépendance. Echouée, victime d’enjeux internes, cette révolution dont nous parle l’auteur témoigne de la manière dont l’exil s’immisce jusque dans les brèches internes du pays. Et, puisque « l’autogestion » n’est pas encore de mise pour ceux qui l’avaient pourtant portée et gagnée dans la durée de leurs luttes, l’écriture, poursuivant sa politique du retournement, se propose de suppléer à l’ordre institutionnel officiel un ordre langagier qui aille à l’encontre des impostures. Pas de compromis, mais des accusations, toutes tournées contre le pouvoir qui n’a pas su préparer le retour à la liberté mais qui a imposé sa nouvelle loi ; qui a entraîné le pays tout entier dans un mouvement d’anéantissement des premiers espoirs suscités par 1962.
Par le « pouvoir gouvernemental », c’est donc toute l’administration post-indépendance toute entière qui est pointée du doigt dans le texte :
‘La Joie : si le Peuple est prêt pour son Indépendance les Hommes Politiques ne le sont Pas. Ou. Du moins. Exigent une consécration singulière, celle de leur talent, ou (?) stratégie historique, puisque le renversement a lieu, le 5 juillet 1962 prend place sur le 5 juillet 1930. (Farès, E&D, p. 22)’Ironie encore de la part de l’auteur, puisque le 5 juillet 1930 est la date anniversaire du centenaire de la colonisation algérienne… Ironie et dénonciation de ce qui semble être une « stratégie historique » allant à l’encontre des exigences du « Peuple » : « En un mot La Joie Celle qui dénoue les Privations et les langues » (p. 22). Mais, poursuit encore l’auteur :
‘Mais : Ce Peuple est décidemment prêt – Aussi – à tous les dénigrements, puisque, – Ainsi : dans ses manifestations critiques enthousiasmes – il ne conteste personne en particulier, admet tout le monde, mais, avant tout, lui-même : le Peuple ? (Farès, E&D, p. 23)’Les interrogations sont nombreuses dans L’exil et le désarroi. Mais, elles se recoupent toutes en un point de convergence puisque, que ce soit celles portant sur le « pays » ou, dans le cas présent, celles portant sur le « Peuple », elles proposent toutes de questionner l’identité nationale : quelle identité pour un peuple qui « ne conteste personne » et qui se laisse maîtriser par des « Hommes Politiques » aux exigences de « consécration singulière » ? A défaut de subir lui aussi un poids qu’il se refuse à porter, l’écrivain délie les langues – ou plus exactement la sienne propre. Il pallie au manque : à l’inverse d’un Peuple qui « admet tout le monde », il n’admet personne, pas même le peuple. D’où cette interrogation qui conclut l’extrait : qui est ce « Peuple » ? Comment peut-il exister, se dire, se définir puisqu’il n’est pas maître de sa propre parole ? C’est là justement le travail de l’écriture, semble nous dire Farès. Récupérer la parole usurpée, la faire sienne, contester et se dire soi ; ne pas se satisfaire de bonnes paroles fallacieuses, et refuser l’impedimenta historique et langagier d’une hiérarchie qui n’a pas été portée, mais qui s’est imposée d’elle-même.
S’intéressant à la condition du poète et à son appartenance à « l’insatisfaction de l’exil », Maurice Blanchot affirme dans L’Espace littéraire, en s’appuyant sur l’expérience de Saint-John Perse : « en nommant l’un de ses poèmes Exil, [Saint-John Perse] a aussi nommé la condition poétique. Le poète est en exil, il est exilé de la cité, exilé des conditions réglées et des obligations limitées, de ce qui est résultat, réalité saisissable, pouvoir »218. Nous ne nous intéressons pas ici expressément au genre « poésie », mais à la poésie en tant que pratique d’écriture. En ces termes, Nabile Farès – pour qui seule semble compter l’écriture, peu importe sa forme – s’inscrirait dans une démarche similaire à celle de Saint-John Perse, telle qu’elle est décrite par Blanchot. Les extraits de L’exil et le désarroi, entre autres, montrent que l’écriture farésienne ne se satisfait effectivement pas de « conditions réglées » et « d’obligations limitées » puisque dans leurs formes, comme dans leurs fonds, elles transgressent les lois de normes établies : que celles-ci soient génériques ou bien politiques et sociales. Et c’est encore en ce sens que le titre même de l’ouvrage nomme, doublement, la condition de l’écrivain : il est en exil de la cité (comme peut en témoigner le parcours même de l’auteur), mais il est encore en exil de cette société par son refus de s’y inscrire, d’intégrer ses normes, d’admettre sa situation politique, de proposer un discours enthousiaste qui serait consécration du pouvoir en place. Le « désarroi » mentionné dans le titre ne vient alors qu’affirmer le ressenti consécutif à ce positionnement langagier. Il dit bien que l’écriture, réalisée dans la marge d’une norme qu’elle tente de contester, est douloureuse. Il confirme l’erreur : « Erreur signifie le fait d’errer, de ne pouvoir demeurer parce que, là où l’on est, manquent les conditions d’un ici décisif »219. Dans le cas présent, où se trouve l’écrivain ? Où est sa patrie ? Est-ce celle d’un pays qui n’a de cesse de se nier ? Est-ce celle d’un peuple qui ne parvient pas à se nommer ? Ou alors n’est-ce pas celle d’un langage qui ne rend compte de ces manques que par les silences qu’il creuse ?
Poursuivant sa réflexion sur l’exil dans l’espace littéraire, Maurice Blanchot précise encore : « L’errant n’a pas sa patrie dans la vérité, mais dans l’exil, il se tient en dehors, en deçà, à l’écart, là où règne la profondeur de la dissimilation, cette obscurité élémentaire qui ne le laisse frayer avec rien et, à cause de cela, est l’effrayant »220. Déjà, dans Mémoire de l’Absent, Abdenouar n’avait de cesse de répéter qu’il vivait « en deçà du père » (p. 25), c’est-à-dire de l’homme qui lui avait été arraché par les pouvoirs politiques (cette amputation était à l’origine de son errance). Et chacune des figures de la trilogie, par le langage qu’elles formulent, creuse une distance entre ce qui aurait pu, et ce qui n’est finalement pas une patrie. Ainsi, révéler les tensions contemporaines, dévoiler dans les creux de l’écriture les « erreurs », c’est marquer la dissimilation de l’être dans la multiplicité des troubles qui fondent son désarroi : ni pays, ni peuple, mais le langage pour seule patrie. Un langage qui, semble-t-il, fraye toutefois, non pas avec une chose, mais contre cette chose : contre toutes les formes de résignation ; à savoir les compromis, les réajustements, les accords, les impostures, etc. Car, « malgré les séparations politiques du moment, [il faut] avancer », malgré les désarrois provoqués par les exils, il faut continuer à désintégrer les faiseurs d’histoires.
Nabile Farès, « Déchirures », in Esprit « Avec l’Algérie », janvier 1995, pp. 68-73.
Daniel Rivet, 2002, op. cit., Chapitre X : « Le Maghreb au feu de la décolonisation : 1945-1962 », pp. 373-417.
Ibid., p. 414.
Id., p. 415.
Maurice Blanchot, 1955, op. cit., p. 318.
Ibid., p. 319.
Idem.