Délier les mémoires…

Nous pensons à une autre expérience littéraire qui, comme l’œuvre de Saint-John Perse, met en mots un exil et prend ses racines en Guadeloupe. Dans Traversée de la Mangrove, Maryse Condé221 fragmente son récit en une multitude de voix qui se font écho par le jeu des points de vue. Stigmatisant la société de Rivière au Sel, elle conte la manière dont se déchirent des vies au contact d’autres « qui ne savent qu’affûter le couteau de leurs paroles de médisance » (p. 52). Chacun a son mot à dire sur chacun, et tous parlent sur tous : « Mais les gens racontent n’importe quoi », n’aura de cesse de rappeler l’auteure. Pourtant la vie d’un homme, Francis Sancher, étranger à cette société, se jouera aux détours des « histoires les plus folles [qui] se mirent à circuler » sur son compte (p. 38). C’est que, prévient Maryse Condé, « seul celui qui a vécu entre les quatre murs d’une petite communauté connaît sa méchanceté et sa peur de l’étranger » (p. 39). Le défunt Francis Sancher, dont l’exil à Rivière au sel a attisé bien des feux, semblait l’ignorer.

Nous nous servons de cet exemple comme pivot pour illustrer comment peuvent se décliner, selon les espaces, les faiseurs d’histoires dénoncés par Farès. Si dans l’œuvre farésienne ils se rapportaient principalement à une entité hiérarchique (« pouvoir gouvernemental », « Hommes Politiques »), dans le texte de Maryse Condé ils se rapportent à des entités officieuses, anonymes. Les faiseurs d’histoires pointés du doigt chez Condé n’exigent pas la consécration de leur talent à dicter l’Histoire, mais se bornent « à murmurer sournoisement derrière [les] dos » (p. 35). La différence est donc dans le nombre : chez l’un se dessinent en plis les affres d’une Histoire écrasante, chez l’autre ceux d’histoires accablantes. Mais, au bout du compte, le résultat de ce travail de délayage est toujours le même : les faiseurs oppressent jusqu’à l’étouffement, ils creusent et forcent les absences. C’est donc la rumeur qui étrangle la Traversée de la Mangrove. Les langues s’y délient pour médire, comme pour pousser hors des limites de la petite société l’étranger indésirable (la fausse accusation de viol portée contre Sancher par l’un des personnages est à ce titre exemplaire, puisqu’elle est présentée comme authentique dans les premières pages de l’ouvrage, et est immédiatement infirmée par le personnage féminin concerné, « Mira », p. 49-64).

Cette expérience, cette connaissance malencontreuse soulignée par Condé, le protagoniste de La Morte saison l’a, malgré lui. Propre au cloisonnement spatial, la médisance est ce qui, dans chacun de ces deux textes, pousse les personnages à la mort : réelle chez Condé, métaphorique chez Lods, puisque le père s’est enfui. Mais, ces disparitions sont dans tous les cas radieuses : Sancher, l’étranger de Rivière au sel, meurt dès les premières pages du livre, pourtant c’est autour de lui que s’organise et se structure chaque voix ; et le père du narrateur de La Morte saison, Emmanuel Breilhac, a fui l’île, pourtant c’est en raison de ce manque provoqué que prend forme et sens la parole de Martin : « le chemin qui devait me faire remonter les traces de mon père m’avait déporté dans les ombres de mon enfance où il n’apparaissait que dans les vides que son absence avait creusé » (p. 199). Se confirme là la dichotomie précédemment relevée entre les pleins et les vides. Si l’absence du père, au moment de sa présence sur l’île, était un plein, son absence creuse le paysage contemporain. Mais c’est là un étrange paradoxe, puisqu’au moment de ce plein, le langage n’avait pas de raison de se faire, le livre n’avait pas lieu d’être. La Morte saison, en soi, est donc un creux. Il n’a pu prendre forme que dans et par le trou mémoriel.

Pour pallier à ce manque et faire de sa propre présence un plein, le narrateur du roman lodsien prétexte l’écriture d’un livre. Officiellement, c’est parce qu’il est écrivain et qu’il s’intéresse à « ce qui s’était passé dans ce pays pendant la guerre et au cours des années qui l’avaient suivie » qu’il enquête auprès des Villette sur le parcours d’Emmanuel Breilhac (p. 92). Mais de son propre aveu, c’est là un « personnage » (p. 94) qui le protège de son identité : les Villette, qu’il tente d’approcher pour glaner des informations, le haïssent comme ils haïssent son père. Dans cette « piste de sable, vite recouverte par d’autres pistes semblables » (p. 46)222 où les seuls détenteurs d’informations sont ceux-là mêmes qui sont à l’origine de son trouble, Martin s’embourbe. C’est par conséquent pour éviter l’enlisement total dans sa quête du père – quête d’une identité – qu’il a recours au stratagème de l’écriture. Ce masque le crédibilise aux yeux de ceux qu’ils souhaitent interroger, et c’est donc par ce moyen détourné qu’il parvient à approcher les descendants de la famille Villette et à coller au plus près des raisons qui ont forcé son père à l’abandonner :

‘Comme libérée d’une tension longtemps contenue, elle se mit à parler d’une voix rapide et pleine d’éclats de mon père et de moi [sans savoir qu’elle s’adresse au fils] : l’un valait l’autre, des gens aigris, envieux de la réussite des autres, des vipères qui n’hésitaient pas à mordre la main de ceux qui leur venaient en aide. Est-ce que je savais à quel point le comportement d’Emmanuel Breilhac avait défrayé la chronique pendant toutes ces années ? Est-ce que je savais que, rompue, brisée, c’était en définitive de chagrin que sa femme était morte ? Est-ce que je savais que son fils avait été élevé chez les Villette comme s’il faisait partie de la famille, en dépit de tout ce qui s’était passé, et que, au lieu d’en être reconnaissant, il s’était comporté de façon inqualifiable ? (Lods, MS, p. 93)’

Il n’y a rien d’anodin dans ces insultes que Martin prend de plein fouet. Comme dans le texte de Maryse Condé ces commérages, serrent les liens entre les personnages : des liens qui sont conflictuels et, par conséquent, qui faussent les rapports. Martin comprend, et révèle du même coup le désarroi de son père : c’est parce que, encore présent sur l’île, il avait subi les médisances des Villette qu’il s’est résigné à disparaître. Et la rancœur que Martin nourrit à l’égard de cette famille vient aussi de là, de cette force de mépris qui tente de l’emprisonner dans une image qu’il se refuse à porter : « Moi, je refuse cette mémoire. Je refuse ce cirque refermé comme une prison. Je refuse ce chant des cascades qui ne s’interrompt jamais », entendrons-nous dire en écho le narrateur du Bleu des vitraux (p. 180). Le bruissement assourdissant des « cascades », à savoir les paroles médisantes des autres, couvrent les murmures de sa propre histoire. Une histoire qui n’est en définitive pas silencieuse, mais qui est recouverte par des voix autres. Ce qui ne se dit pas mais se lit tout de même, ce que le lecteur perçoit finalement dans les creux de ce refus, en arrière plan, derrière le bruissement des cascades, c’est qu’Emmanuel Breilhac avait été l’amant de Madame Villette, celle-là même qui avait recueilli après son départ le jeune Martin. Cette confirmation, le narrateur ne l’aura jamais. Pourtant, elle est au cœur de son trouble, puisque c’est à partir de la négation de cette relation adultérine que se sont construits les ragots sur son père et sur lui-même.

Négliger dans le texte l’impact de ces paroles calomnieuses, c’est passer sous silence le but même de l’écriture. Pour l’auteur, il semble s’agir de mettre à nu les commérages sur son compte afin de pouvoir, enfin, restituer la vérité qui lui manque : pourquoi son père l’a-t-il abandonné ? Pourquoi a-t-il vécu dans le mépris d’une famille ? Pourquoi son identité s’est-elle construite avec davantage de creux que de plis pour les combler ? La vérité qu’il tente de découvrir ne se dévoile pas d’elle-même, mais elle se cache, comme dans Traversée de la Mangrove, dans les méandres de la rumeur, sous le brouhaha des langues déliées. Le cloisonnement de ces sociétés insulaires, affirment ces deux textes, est propice aux commérages. Dans le texte de Condé, chacun à leur tour, les personnages ayant connu le défunt Sancher se remémorent les moments passés en sa compagnie, bons ou mauvais. Ils parlent tous, beaucoup, ils médisent souvent. Et dans cette expérience, ce qui perd la victime – celui sur qui on parle – c’est l’image trompeuse d’une réalité falsifiée, d’une parole sur Soi énoncée par un Autre.

Mais, si chez Maryse Condé le réajustement d’une vérité passe par la diversification d’un kaléidoscope langagier, dans le texte de Jean Lods, il n’y a a priori qu’une seule voix qui s’atèle au rétablissement de la réalité. Dans Traversée de la Mangrove, des voix, toutes subjectives, par un jeu de croisements et de superpositions, permettent au lecteur de rétablir l’une des vérités possibles : soit orientée (la vérité de l’une des voix), soit synthétique (la vérité de l’ensemble des voix). Dans La Morte saison, c’est un seul et même personnage qui s’exprime, mais souvenons-nous qu’il se scinde en une pluralité d’autres. Martin joue de nombreux rôles, et est à la fois enfant, adulte et écrivain. Il s’agit d’ailleurs là d’une volonté délibérée de sa part qui, après l’imposture face à la descendante des Villette sera confirmée par un aveu : « Restait ce geste que je connaissais trop bien, d’arracher avec horreur le déguisement que je venais de porter, en me demandant qui j’étais, derrière tous ces autres qui venaient prendre ma place » (p. 96). Puis :

‘Aujourd’hui encore il en avait été ainsi. J’avais toujours attribué mon goût pour les masques à ce père dont l’absence avait opacifié le miroir dans lequel j’essayais de me trouver une image. Et voici qu’en tentant de donner un visage à cette ombre de mon enfance, le portrait que je réussissais à m’en faire avait les mêmes flous, les mêmes fosses sombres que moi. (Lods, MS, p. 96)’

Ce « goût pour les masques » précise le choix de l’auteur d’élargir la palette vocale de son narrateur. L’attribution d’un corps traversé par une pluralité phonique (enfant, adulte, écrivain), permet de libérer le personnage de l’emprise de ceux que Farès a nommé les faiseurs d’histoires, privilégiant ainsi la diversité à l’unicité des points de vue. Mais ce jeu de miroir est trompeur puisque, plutôt de conférer à Martin une image précise de ce qu’il est, il multiplie les reflets et les zones d’ombre. Martin, nous dit-il, est « sans visage » (p. 96). Il se perd dans la multiplicité des reflets que lui renvoient les miroirs d’une société qui l’a rejeté. Produire son propre discours sur son parcours en mettant à nu les calomnies formulées par ses détracteurs, lui permet alors de renverser cette tendance. Mais en éclairant les ombres de son visage d’adulte, il renforce celles de son enfance, et réciproquement. Car, toutes ces ombres projetées ont pour même source le discours d’un Autre, celui de la famille Villette.

Sa mémoire est un corps « lisse et nu » (p. 46), vidé de toute substance par des détracteurs qui se sont efforcés de réécrire son histoire. La maîtrise de son image passe donc par la maîtrise du langage : puisque c’est par le discours qu’il a été vidé de sa mémoire, c’est par le discours qu’il va la reconstruire. Nous voyons se dessiner là la pertinence de la mise en abyme de l’écrivain, celui qui, justement, maîtrise le langage, produit des discours. Dans cette démarche reconstructrice ayant pour but de réorganiser sa mémoire – c’est-à-dire de lui attribuer de nouveaux organes mémoriaux – Martin se trouve encore confronté à une autre forme de discours. Non plus cette fois celle des commérages formulés par les Villette, mais celle d’ « une littérature administrative qui ne [lui] appartient pas » (p. 46). Deux sources lui permettent de remonter la piste de son père, deux sources erronées qui sont pourtant ses seules bases documentaires : les ragots et les archives des Villette, et les archives de quelques administrations locales. Mais la froideur et la sécheresse de cette documentation qui a contribué à « effacer et dissimuler » (p. 46) les images de son enfance et de son être, ne lui conviennent pas. C’est que cette « littérature administrative » se rapporte, nous dévoile-t-il, davantage à l’expression d’un choix historique, orienté par les parties qui les ont rédigé, et par là même impropre à rendre compte de la singularité de sa mémoire, la falsifiant même :

‘[…] il me semblait que tout ce dossier avait été minutieusement préparé, pièce après pièce, pas forcément pour moi, mais pour quelqu’un comme moi qui serait capable de l’utiliser, de le faire valoir, et d’apporter la consécration d’un livre sans lequel les événements qui avaient accompagné la progression de la famille Villette retomberait dans la poussière de l’oubli. Celui qui écrirait ce livre ferait fructifier le passé comme les colons faisaient fructifier la terre, et, dans cette idée, ce rôle qu’il m’était proposé de jouer m’envoyait reprendre la place que j’occupais […] : sur les gradins des collines, au milieu des pauvres diables qui, le spectacle terminé, étaient rentrés dans leurs cases de fer-blanc et avaient repris le lendemain leurs « grattes » pour ensemencer les champs où poussaient le maïs. (Lods, MS, p. 203-204)’

Dans cet extrait se formule la lutte de deux entités : l’une historique (celle du colonialisme), l’autre mémorielle (celle de la place du petit colon dans cette Histoire). Le narrateur se positionne d’emblée, et refuse de faire « fructifier » un passé qui l’a annihilé, de rester « locataire de [ses] jeux comme les colons l’étaient de la terre qu’ils cultivaient, avec un bail reconductible par autorisation tacite d’une seule des parties : les Villette », c’est-à-dire les Maîtres (p. 204). C’est justement ce que nous lisons dans La Morte saison : la narration refuse de s’ancrer dans l’expression enthousiaste de l’Histoire coloniale. Au contraire, elle la retourne, la stigmatise et la condamne. Ce roman n’est donc pas un témoignage d’une période marquante de l’Histoire de l’île, mais il révèle les affres de cette Histoire en rouvrant les cicatrices du passé. De ces plaies ouvertes s’échappent les maux d’une mémoire trop niée, croulant sous la masse impersonnelle et méprisante des discours dominants. Les faiseurs d’histoires, que ce soit chez Farès, Lods ou Condé, qu’ils se rapportent à un pouvoir politique ou à une entité familiale, dépossèdent par leur trop plein de parole les êtres de leur image, et par là même de leur identité. Ce trop plein pousse les protagonistes à se replier, s’exiler, dans les recoins de leurs propres mémoires. Qui sommes-nous ? Quelle image avoir de nous-mêmes, puisque notre image ne nous appartient pas ? interrogent ces exilés. Et c’est là semble-t-il la fonction du discours : offrir aux errants, par le langage, un espace où ils puissent désintégrer les paroles calomnieuses qui sont à l’origine de leur perte mémorielle et identitaire.

Ces faiseurs d’histoires ne sont donc pas ceux que l’on croit. Ils ne sont pas les écrivains, mais ils sont ceux contre qui se posent les écritures. Les faiseurs d’histoires sont ceux qui font des absents les objets d’une histoire arrangée et orientée. Si la parole littéraire produit un sens, c’est donc pour mieux en défaire un autre ; c’est pour mieux se poser en tant que parole singulière face à une parole usurpatrice. En lieu et place d’un objet qui est dit (Martin dans le discours des Villette par exemple), prend corps un sujet qui se dit (Martin produisant un discours sur les Villette et sur lui-même). Les écritures farésienne et lodsienne sont des actes en ce sens où elles retournent les forces en présence, les emprisonnant dans le cloisonnement initial qu’elles avaient façonné. La distance subie par les êtres errants, celle qui les éloigne de leur propre histoire, se meut alors en un atout, puisque c’est grâce à ce recul que les êtres parlants parviennent à se formuler en tant que sujets. C’est parce que dans le mouvement de l’exil il s’est creusé un fossé entre le présent extra-muros et le passé intra-muros que le langage parvient à recentrer le sujet dans la singularité de son histoire, et non plus dans le discours d’une autre.

Notes
221.

Maryse Condé, Traversée de la Mangrove, Paris, Mercure de France, 1989 (« Folio », 1992).

222.

Notons que nous retrouvons là encore les métaphores élaborées par l’auteur dans ses deux premières publications pré-îliennes et qui s’ancraient dans des espaces nordiques (Le Silence des autres et La Part de l’eau).