Le rapport à la légitimité du langage serait donc encore au cœur de l’écriture, et la mise en abyme de la figure d’un narrateur-écrivain dans La Morte saison, tout comme dans le premier volume de la trilogie farésienne, Le champ des Oliviers, ou dans La Traversée de la Mangrove de Condé, tend à confirmer cette hypothèse : les protagonistes de ces auteurs, respectivement Martin, Brandy Fax et Francis Sancher, sont tous trois des écrivains. Le recours pour les auteurs à cette mise en abyme d’un personnage lui-même auteur semble par conséquent permettre de justifier la quête d’un langage authentifié. Lods, Farès et Condé ne sont plus des auteurs, mais ils deviennent les lecteurs de leur propre histoire (tout comme le devient Agénor lorsqu’elle propose, dans Bé-Maho notamment, de mettre à jour et d’offrir au public les mémoires de son propre père : avant de les réécrire pour les besoins du roman, elles les avaient lus ; avant d’en être l’auteure, elle en avait été une lectrice). Est-ce là une manière de se décharger du poids de ses mots ? Il ne me semble pas. En revanche, c’est peut-être là une manière de se décharger du poids de l’Histoire qui gronde sous les mots. Ces auteurs nous disent : nous ne sommes pas des faiseurs d’histoires, nous ne faisons que transcrire les mots d’un autre, les mots d’un sujet qui s’exprime, divinement seul dans l’espace du livre. Enfin, presque divinement seul…
Offrant ses réflexions sur la « lecture », Gracq, après avoir cité quelques caractères d’écrivains, précise qu’il y a aussi ceux « qui vous abandonn[ent] en chemin ou refus[ent] de vous prendre en charge », et au contraire ceux qui « se mett[ent] bourgeoisement en vitrine, comme une “respectueuse” d’Amsterdam »223. Dans leur démarche, de manière paradoxale, chacun des auteurs nommés ci-dessus semble tour à tour jouer le rôle d’une de ces deux figures relevées par Gracq. Ils sont présents, se mettent en scène, pourtant, ce sont Martin, Brandy Fax, Francis Sancher, ou encore Julien Saint-Clair, qui semblent conduire la narration. L’encre paraît avoir séché sur les épreuves des manuscrits qui ont conduit aux livres, conférant aux voix qui s’en échappent une autonomie propre, métaphorisant leur existence en tant que sujets de leur propre narration, et non plus objets du discours d’un auteur, pas même de l’auteur. En outre, comme ils tentent de se défaire de l’impedimenta de l’Histoire qui les oppresse, ils se défont du lien qui les unit à leurs géniteurs. Julien Gracq poursuit :
‘Si impersonnel qu’il veuille, un livre de fiction est toujours une maison vide que tout, de pièce en pièce, dénonce comme encore quotidiennement, désinvoltement habitée […] – et je suis toujours content quand j’ai l’impression de surprendre l’auteur sur ses traces toutes chaudes, et comme au saut du déménagement.224 ’Et c’est bien cette impression que laissent Lods, Farès, Condé et Agénor : celle d’avoir marqué l’espace de leur présence, et de s’en être subrepticement échappé. Leurs liens biographiques avec La Réunion, l’Algérie et la Guadeloupe témoignent de leur présence, mais dans un même temps, du fait de la présence d’un auteur mis en abyme, ces liens disparaissent. Dans ce mouvement l’écrivain marque l’espace littéraire par une absence pleine de présence, il s’éclipse, ne se montrant qu’au détour des ombres qu’il forme. La vérité qui tente alors d’émerger de la narration n’est plus la leur, mais celle d’un personnage libéré de toute attache au réel : ni substrat biographique, ni substrat historique extérieur à son existence ne viennent encombrer la singularité de son discours. C’est peut-être pour les auteurs une manière de créditer les paroles énoncées : « je » est un autre 225, il n’est pas l’auteur créant un objet (un personnage), il est une voix autonome se revendiquant en tant que sujet.
Et ces mots de Rimbaud résonnent d’une manière toute particulière dans l’œuvre de Le Clézio, et dans La Quarantaine notamment, puisque ses personnages croisent à plusieurs reprises le poète. Egalement comme chez Agénor, chez Le Clézio la démarche est similaire : ces auteurs se servent de mises en abyme pour créditer et rendre autonomes les voix de leurs personnages. Dans Comme un vol de Papang’, Minia écrit ses mémoires, dans Bé-Maho, ce sont celles de l’instituteur qui sont révélées au lecteur ; Le Chercheur d’or et Voyage à Rodrigues sont les carnets croisés d’un grand-père et de son petit fils, et enfin dans La Quarantaine, s’entrelacent les chroniques de deux personnages faisant partie d’une même filiation. Chacune de ces mises en abyme révèlent des voix autonomes, étrangement détachées de celle de l’auteur ; dans chacun des cas, nous entendons l’auteur s’exprimer, pourtant les « je » énoncés ne se rapportent pas aux auteurs eux-mêmes, mais à leurs personnages. Ils sont altérés, comme l’est le Léon sur les traces de l’autre Léon, exilé sur Plate : dans La Quarantaine le « je » est double, il correspond à chacun des deux Léon. La tentation d’une lecture autobiographique peut se profiler, mais elle se trouve vite contredite par l’effacement délibéré des auteurs. Par exemple, dans les chroniques de Bé-Maho ce n’est pas l’auteure qui parle, mais son père, et il en est de même dans Le Chercheur d’or oùc’est le grand-père qui s’exprime à la première personne du singulier. Les auteurs ont parcouru ces espaces qu’ils mettent en mots, il y ont vécu, mais en lieu et place de leur parcours, prend forme le discours d’un autre, antérieur à leur naissance. Cet autre est seul sujet à bord d’un discours qu’il crée à mesure que l’auteur lui fait parcourir l’espace.
Comme un symbole, l’expérience de l’un des protagonistes de Bé-Maho peut servir à illustrer cette démarche. En raison d’un handicap, Médéo est surnommé par la communauté de Plateau Cochons : « Parlpa ». Littéralement, « Parlpa » signifie « ne parle pas ». Le personnage est donc ainsi surnommé parce qu’il a « le filet amarré dans son gosier depuis sa naissance » (p. 21), c’est-à-dire qu’il est muet226. Or, ce qui justement est posé comme problème dans l’ouvrage, c’est la rupture de la communication : les habitants des « îlettes » et des hauts plateaux sont coupés du reste de l’île, comme la population de l’île est coupée de celle de sa mère patrie, la France. La seule communication établie entre l’Europe et l’océan Indien, passe par des instances politiques : le gouverneur de l’île choisit de se rallier à la France de Vichy. La population de Plateau Cochons, elle, ayant compris les enjeux de cette collaboration, entre en résistance. Mais, pour que la victoire puisse avoir lieu, pour que l’île puisse sauver son intégrité face à l’Histoire, elle doit parvenir à se positionner dans ce conflit et à entrer en contact avec les forces de résistance du continent.
Nous avons constaté dans les pages précédentes que le personnage du « prince Vinh-Kuy », grâce à la TSF, est parvenu à établir cette communication. Mais il ne l’a pas fait seul ; Parlpa l’a secondé. Et c’est bien là l’utilisation d’un symbole, puisque c’est au travers d’un personnage muet que se rétablit la communication. Dépourvu de parole, il parvient à surmonter son handicap pour éviter l’enlisement de son histoire – celle de son île – dans les atrocités de cette guerre. Il ne s’agit pas seulement d’une récupération de parole mais, bien plus, c’est l’expression de la capacité d’un anonyme à pouvoir façonner l’Histoire, à pouvoir se positionner en tant qu’acteur dans un mouvement qui, a priori, le dépasse. Parlpa est actif, il n’est pas l’un des objets charroyés par les vents de l’Histoire, mais il est un sujet, influant de manière concrète sur le cours des choses.
A ce titre, se faisant entendre à la toute fin de Bé-Maho, après la victoire de Parlpa, Monique Agénor donne l’une des définitions possibles de la fonction de l’écrivain francophone contemporain :
‘Les cochons avaient fini de piétiner et de manger un petit carreau d’arums et roulaient maintenant leur dos dans la boue, les groins tournés vers le ciel pleureur. Ils se faisaient des plaisanteries en jouant à saute-mouton dans les fleurs dont certaines gardaient dignité et hauteur malgré l’outrage.Nous lisons-là que Médéo n’est pas que « parfait messager-passeur de mots » (c’est là l’une de ses fonctions, mais pas la seule), mais qu’il a repris possession de son identité (lui en tant que sujet), par la faculté de dire, alors même que la possibilité de parler lui avait été interdite. Au travers de cet extrait doublement marqué par une charge symbolique (le muet accède au langage / cet extrait est la clôture du texte), Monique Agénor, l’une des voix francophones façonnées par les histoires et les rencontres qui se sont succédées sur l’île, dit que l’accession au statut de sujet autonome passe par la récupération de sa propre parole. Rompre le silence donc, malgré les éboulis assourdissants du passé, faire du langage le lieu en Soi de la délivrance, du désencombrement de l’Histoire, mais aussi de la rencontre réalisée et vécue ; c’est-à-dire faire de l’écriture un acte.
Deux constantes principales marquent l’œuvre de Monique Agénor : l’inscription dans un réel historique non-fantasmé, car documenté (dans Bé-Maho, comme dans Comme un vol de Papang’, mais encore dans L’Aïeule de l’Île Bourbon), et la continuelle présence de l’exil. D’abord celui de l’auteure et d’un substrat biographique qui vient en amont nourrir les textes, ensuite celui des personnages, ignorant tout de leurs histoires respectives qu’ils découvrent et déploient au fil des mots. Le regard distancié et décentré (l’Europe n’est plus un centre névralgique qui gère et organise les pensées) permet une observation différente de l’Histoire, à contre-pied des versions officielles et de la manière dont elle s’immisce dans le quotidien des protagonistes. La mise en écriture de l’exil semble alors devenir un prétexte à la mise en mots d’une culture jusque là silencieuse… silencieuse car oubliée et ignorée, silencieuse car brimée. Mais encore, du fait même de la parole, la mise en œuvre de l’exil devient également un prétexte à la formulation d’une identité nouvelle qui n’est plus celle relevée ou analysée par un autre venu du centre, pour le centre (comme pouvaient l’exprimer les tendances exotiques de la littérature du début du siècle), mais qui est exprimée par les acteurs mêmes de l’histoire narrée. Parlpa, en rétablissant la communication entre l’île et le continent sauve l’île d’un encombrement historique, mais du même coup, il se sauve lui-même. Il ne laisse pas à un autre la possibilité de le raconter ; il se raconte lui-même. Sa voix singulière se mélange à la multitude des autres qui, selon des modalités particulières, se disent toutes de manière autonome, sans intermédiaires historiques. C’est par exemple le cas de l’instituteur s’exprimant à la première personne dans ses chroniques, et s’acharnant à attester de la force et de la pertinence des interventions des habitants de Bé-Maho dans une histoire qu’ils construisent au fil de leurs actions quotidiennes.
Et c’est bien en ce sens que nous comprenons les parenthèses que sont l’année 1942 et Bé-Maho dans la vie de Parlpa : il se découvre, « lui et les autres. Lui par rapport aux autres », il se découvre et se positionne autrement. Il prend place dans l’Histoire de l’île, il sauvegarde le lieu, et le façonne à son image. Après cette année 1942, suggère la fin de l’ouvrage, l’île sera changée : elle ne sera plus seulement une possession française de l’océan Indien, mais elle sera un lieu pleinement investi, sauvegardé et façonné par ses propres habitants. Elle sera désormais à l’image de Parlpa, muet qui a su trouver sa voix pour parvenir à se dire.
L’une des fonctions de l’écrivain francophone, nous renseigne Monique Agénor, est de parvenir, par le langage, à se dire, à penser et révéler sa propre mémoire en la vidant du poids encombrant de l’Histoire officielle et impersonnelle, celle-là même qui n’a pas voulu laisser de place aux acteurs locaux ; elle est encore de marquer la présence de ces acteurs en tant que sujets dans le lieu qu’ils façonnent au quotidien, toujours de manière autonome. Les poussées paternalistes et civilisatrices qui ont ordonné les rapports à l’île pendant la période coloniale sont donc démenties, puisque les acteurs mis en scène n’éprouvent nul besoin d’être pris par la main ou d’être éduqués pour sauver leur habitat de l’oppressante emprise historique. Comme cela a été exprimé chez Jean Lods ainsi que chez les autres écrivains précédemment cités, c’est divinement seules que ces voix parviennent à éteindre l’incendie qui menace leurs mémoires, leurs cultures, leurs identités.
En somme, par cette stratégie d’écriture par laquelle les auteurs se déchargent d’une historicité trop marquée en s’inscrivant dans l’expression plurielle de quotidiens autonomes propres à l’espace, ils permettent aux voix en présence de façonner leur entour selon leurs propres ambitions, convictions, imaginaires et mémoires. C’est par conséquent dans l’espace d’une diversité langagière que le vrai peut avoir lieu. Ces expériences francophones sur lesquelles nous nous appuyons montrent que ce qui a lieu n’est pas que le fruit d’une vérité une et indivisible, le vrai qui a lieu dans ces espaces littéraires est multiple. Que ce soit chez Agénor, Farès, Lods, Le Clézio ou Condé, c’est la multiplication des présences, le croisement d’une pluralité de voix qui permet de faire émerger les vérités possibles. Le vrai qui a lieu dans l’espace littéraire francophone contemporain est la somme de toutes les vérités possibles : celle de l’instituteur ou des protagonistes de Bé-Maho, celle de l’enfant ou de l’adulte de La Morte saison et du Bleu des vitraux, celle des grands-pères ou des petits-fils du Chercheur d’or, du Voyage à Rodrigues ou de La Quarantaine, celle des nombreuses voix de la trilogie du Nouveau Monde, de Brandy Fax à Mokrane en passant par Abdenouar, celle de chacun des habitants de Rivière au Sel construisant, bonne ou mauvaise, une réputation à Francis Sancher, mais encore, par exemple, celle qui émerge de la diversité des discours de Nedjma de Kateb Yacine. Concernant ce dernier roman, Charles Bonn et Xavier Garnier précisent d’ailleurs que « la maîtrise de son identité passe en effet par la capacité à se raconter soi-même, alors qu’une littérature dépendante comme une Histoire dominée se font dans les mots de l’autre et surtout dans ses normes de lisibilité »228. Les auteurs notent encore que dans cette œuvre de Kateb, « l’inversion des polarités du Même et de l’Autre », « le retournement de la perspective coloniale » et la « déstabilisation générique » font que :
‘[…] l’objet exotique y devient le colon français sous le regard des narrateurs algériens du roman. Cette transformation en objet de la description du pôle culturel qui en était traditionnellement sujet permet le surgissement de locuteurs nouveaux. Elle est véritablement une prise de la parole par ceux qui en étaient dépossédés, et en même temps une mise à distance du discours romanesque qui les maintenaient en situation d’objets.229 ’Chacun des exemples cités ci-dessus semble proposer des démarches similaires. Nous pouvons effectivement, dans chacun des cas, remarquer une inversion des polarités, un retournement de la perspective coloniale, une déstabilisation générique, et le surgissement d’une pluralité de locuteurs ; l’ensemble de ces éléments participant au retournement de l’ancien objet colonial – et exotique – en sujet de sa propre histoire. Mais, ce n’est pas qu’un système bipolaire qui est renversé ; c’est un système de perception et d’expression qui est mis en cause : pour se défaire de la « situation d’objet », la « mise à distance du discours romanesque », de normes littéraires établies, est nécessaire. Les écritures bouleversent les codes de lecture, les modifient, comme pour mieux rendre compte de la nécessité d’un nouvel agencement littéraire plus apte à exprimer les situations contemporaines. Au cœur de ce système mis en place par ces écritures, se trouve la multiplicité. Non pas un, mais une pluralité de points d’ancrage, tant géographiques, que mémoriels, langagiers et phoniques.
Les vérités qui ont lieu, dans chacun des cas, ne sont plus unes et indivisibles, historiques, mais elles sont multiples, elles se construisent à partir de la somme des souvenirs, des confessions, des aveux, etc. Ainsi, à la perception d’un ordre colonialiste qui s’organisait à partir d’un centre, l’écrivain francophone contemporain substitue une perception multiple et ouverte, nourrie par la somme des expériences. La subjectivité se dissémine dans les méandres de paroles qui se croisent, s’enchâssent, s’embrassent, se contredisent parfois, affirmant par là que ce n’est que dans la diversité des expériences et des expressions que peut prendre corps et forme un discours plus à même de révéler les singularités des parcours francophones contemporains.
Julien Gracq, En lisant, en écrivant, Paris, José Corti, 1980 (2002), p. 169.
Idem.
Arthur Rimbaud, dans sa lettre à Paul Demeny, datée du 15 mai 1871.
Il s’agit d’une dénomination courante à La Réunion concernant les personnes muettes. Elle se retrouve d’ailleurs dans d’autres productions littéraires ; nous pensons par exemple au personnage surnommé « Parle-Pas » dans Train fou d’Axel Gauvin (Paris, Seuil, 2000).
« Ti-moune : les créoles appellent ainsi les habitants des Hauts : les petites gens, le petit peuple », Bé-Maho, in Glossaire, p. 289.
Charles Bonn et Xavier Garnier, Littérature Francophone, 1.Le Roman, Paris, Hatier, 1997, p. 191.
Idem.