Dans cette première partie, j’ai choisi de qualifier les expériences de renaissances consécutives aux déracinements et aux exils par le terme de « reviviscences ». Il s’agissait là d’un choix terminologique délibéré me permettant d’évacuer toute connotation religieuse, comme ça aurait pu être le cas avec des termes tels que « résurrections » ou « avatars ». Pourtant, « résurrection » et « avatar » sont des concepts présents dans certains des textes analysés (respectivement, dans Le champ des Oliviers de Nabile Farès et La Quarantaine de Jean-Marie G. Le Clézio). Le dernier livre du triptyque leclézien met en effet en scène la reviviscence de personnages. Récurrente dans l’œuvre de l’auteur, ce type de mise en abyme généalogique se retrouvait déjà dans Désert, par exemple, où Lalla, sur la trace des ses ancêtres marocains, revisite sa généalogie. Mais, si la dimension religieuse est parfois absente (comme c’est le cas du chercheur d’or sur les traces du corsaire, ou celui du narrateur qui arpente l’île de Rodrigues sur celles de son grand-père) elle s’affirme parfois, comme dans La Quarantaine.
Un « avatar », informe Le Robert, est « dans la religion hindoue, chacune des incarnations du dieu Vishnou »230. Ce premier sens se complète d’un sens figuré : « métamorphose, transformation »231. Dans les précédentes œuvres que nous venons d’étudier, nous avons pu constater que les narrateurs respectifs (ceux du Bleu des vitraux et du Voyage à Rodrigues par exemple) se scindaient et se métamorphosaient par le langage en des personnages venus d’un autre temps : celui de l’enfance pour le texte de Lods, celui des générations familiales antérieures pour celui de Le Clézio. Il y avait donc « transformation » et « métamorphose » de corps morts, puisque ces corps caractéristiques d’un autre temps, révolu, réapparaissaient sous une forme contemporaine, dans les corps vivants de l’adulte et du petit-fils. Les personnages du présent se dédoublaient, habités par des entités antérieures, et par là même faisant revivre ces entités (l’adulte fait revivre l’enfant chez Lods, le narrateur son grand-père chez Le Clézio). Ce processus de réinvestissement d’un corps mort par un corps vivant, d’une reviviscence d’êtres au passé dans un être au présent, est celui qui régit La Quarantaine puisque Léon, le narrateur principal du texte, fait revivre en lui, par son discours, un autre Léon (le frère disparu de son grand-père). Se souvenant de son enfance et des images qui lui avaient fait prendre conscience de sa généalogie, le Léon contemporain fait un aveu :
‘J’ai regardé souvent cette photo dans l’album de ma grand-mère. Je l’ai si souvent regardée que parfois il me semblait que j’oubliais qui j’étais, comme si j’avais changé de corps et de visage. Alors j’étais Léon, l’autre Léon, celui qui avait rompu toutes les attaches et avait tout changé, jusqu’à son nom, pour partir avec la femme qu’il aimait. (Le Clézio, LQ, p. 457) ’Il y a une nette distinction entre les deux « Léon ». L’un vit au XIXe siècle, l’autre au XXe ; l’un a vécu l’expérience de l’isolement au large de Maurice, l’autre cherche à reconstituer, par le langage, cet événement ; l’un est davantage narré que narrateur, l’autre est celui qui génère le livre par son désir de « comprendre » (p. 441). Malgré l’homonymie des deux personnages, il n’y a pas de réelle confusion pour le lecteur tant les sphères auxquelles ils appartiennent sont distinctes. Pourtant, ils se ressemblent, si bien que l’un devient l’autre (« alors j’étais Léon »).
La démarche est identique à celle du Chercheur d’or et du Voyage à Rodrigues, puisque sur les traces d’un ancêtre, le narrateur se perd, il est déstabilisé : il ne sait plus qui il est. Est-il lui-même ou son ancêtre ? Lui-même et son ancêtre ? Il ne semble en définitive s’agir ni d’un rapport d’opposition, ni d’un rapport de coordination, mais plutôt de superposition : il est lui-même en même temps que son ancêtre. Comme si le corps vivant du personnage contemporain – celui du premier « je » – réinvestissait le corps mort du personnage du passé, faisant de lui un autre « je », simplement déplacé dans le temps. « L’enquête [que le premier Léon est] venu faire à Maurice, la recherche de Léon » (p. 447), le force à entrer « dans une autre vie, dans un autre monde » (p. 425), à les intégrer, les faire sien. Tout se passe comme si, pour comprendre, il fallait devenir l’Autre, prendre possession de sa voix, de sa parole, et par là même de sa singularité, de son « je ». Par ailleurs, cette donne, placée dans l’environnement des coolies de l’île Plate, pourrait porter à croire qu’il puisse s’agir là d’avatars. Mais dans la mesure où, premièrement, il s’agit du point de vue d’un européen découvrant au fil de son parcours l’indianité de la communauté présente sur l’île et, deuxièmement, que l’auteur ne tente vraisemblablement pas de produire une étude ethnologique sur cette même indianité dans l’océan Indien, nous pensons qu’il serait inapproprié d’appliquer un concept religieux se rapportant à une culture qui se découvre et qui est interrogée par un profane (à distinguer du profanateur). Léon n’est en contact qu’avec la culture hindoue, il n’est pas un coolie. Par cette rencontre, comme il le souligne, ce n’est pas une autre culture qu’il veut révéler, mais plutôt, par cette approche d’une autre diversité, c’est lui-même qu’il veut re-trouver ; il rencontre non pas pour divulguer un savoir éthno-, socio-, ou autre sur une communauté, mais il rencontre pour s’enrichir d’une différence, et par cet enrichissement, par le dépassement de son enfermement dans une culture cloisonnée – celle de la bourgeoisie mauricienne dont il est issu – il re-formule sa propre identité. En somme, il se re-découvre au contact d’une autre culture dont il ignorait jusque-là l’existence et l’histoire, et non pas : il devient une reproduction contemporaine, une figure actualisée de cette culture. Il n’est donc pas un avatar (le mot n’apparaît d’ailleurs pas dans le texte, alors même que le narrateur participe à la vie des coolies qu’il rencontre ; ce qui semble relever d’une volonté délibérée de la part de l’auteur).
La Quarantaine met donc en scène un rapport entre deux entités : Léon écrit son rapport à l’Autre et à la différence, mais il ne décrit pas l’Autre dans sa différence (il ne hiérarchise pas cette différence). Il ne s’agit pas là d’une simple nuance, puisque dans le premier cas, l’Un se découvre lui-même par rapport à l’Autre, alors que dans le second cas, l’Autre, passif, serait découvert par l’Un, subissant le discours en tant qu’objet. En revanche, les véritables objets de la narration, ceux à qui la parole a été retirée et qui sont pointés du doigt, sont ceux-là mêmes qui ont fait du narrateur et des coolies des victimes, les retranchant sur l’île en marge de Maurice, ceux-là mêmes qui avaient, tout au long de l’Histoire, fait de la généalogie du narrateur et de celle des coolies, des objets :
‘« Mais ouvre les yeux ! Ce sont eux qui ont tout fait, les Patriarches, ce sont eux qui nous ont abandonnés, comme ils avaient abandonné les passagers de l’Hydaree [les coolies], pendant des mois sur cette île. Tu ne comptes pas pour eux ! Rien ne compte pour eux, en dehors de leurs champs de canne. Tu parles du nom des Archambau, mais tu es le fils d’un homme que les Archambau ont humilié, ont jeté dehors ! Un fruit sec ! C’est l’oncle Archambau qui le lui a dit, après la reddition de comptes. Et quand il a eu ce qu’il voulait, il nous a mis tous à la porte, il a envoyé maman à la mort. Parce qu’elle n’était pas du grand monde, parce qu’elle était eurasienne ! Et toi, tu voudrais que je retourne chez eux, que je fasse comme s’il ne s’était rien passé ? […] Moi, je n’existerai pas pour eux. Ils ne sauront même pas qui je suis. Je ne les verrai jamais, sauf quand ils passeront au galop dans les voitures, et que je me mettrai dans le fossé pour ne pas être écrasé. » (Le Clézio, LQ, p. 355-356) ’Après avoir pris conscience de sa situation et de sa solidarité avec celle des coolies, Léon « déverse sa rancœur ». Comme peut en témoigner l’abondance de point d’exclamation, le personnage s’enflamme, reprochant au frère à qui il s’adresse son manque de lucidité : ils ne sont pas maîtres de leur situation, ils ne font tous que subir l’intolérance et le racisme de ceux qui gèrent leur sort selon leur gré. Tous, narrateur, famille du narrateur, coolies, tous ceux qui ont été « abandonnés » sur l’île, n’existent pas pour les Archambau et le « grand monde » qu’ils symbolisent. Dès lors, le narrateur se place en rupture par rapport à leur monde, leur principe. Il n’est pas – plus – un Archambau, il est désormais autre, habité par une tolérance qui lui permet ni d’être rejeté des coolies, ni de les rejeter. Il exprime distinctement le refus de se résigner à retrouver un monde, désormais véritablement autre, qui n’a pas voulu de lui et dont il ne veut pas.
La politique du retournement notée chez Farès se lit donc également dans l’œuvre de Le Clézio, puisque, là encore, est poussé dans le silence celui-là même qui avait marqué l’Histoire par ses ronflements assourdissants. Puisqu’il n’existe pas « pour eux », Léon, plutôt que de se mettre lui-même « dans le fossé pour ne pas être écrasé », les y pousse. Les Archambau n’apparaîtront jamais de manière directe dans la narration ; ils ne seront que nommés de manière indirecte, devenant les objets de leur propre histoire. Ce sont les îles Plate et Gabriel qui occuperont la majorité de l’espace littéraire, alors même qu’elles avaient été pensées par les Archambau comme étant une marge mauricienne. L’île Maurice devient donc, avec son « grand monde », la marge du discours. Mais cette démarche, dans le texte, n’est pas explicitée, elle ne se dit pas, mais se vit. En revanche, une lecture croisée du champ des Oliviers de Farès où le sentiment d’objéification est exprimé de manière similaire, permet de mieux saisir le sens de la démarche leclézienne : « Le mouvement de résurrection, écrit Farès, devant être l’envers du mouvement de destruction » (p. 214). Et c’est bien ce qui semble se passer dans La Quarantaine : une inversion du mouvement de destruction, un retournement des présents de l’Histoire en absents du discours, un renversement des absents de l’Histoire en présents du discours.
C’est par conséquent en ce sens que nous comprenons « le mouvement de résurrection » énoncé par Farès : ré-investir les champs passés et usurpés, et les révéler sous un nouveau jour. Ré-enraciner les mémoires dans les lieux qui les ont produites, et non les laisser se construire à partir des velléités de ceux qui ont façonné l’Histoire. Faisant écho aux touts premiers mouvements de notre présente étude, nous nous positionnons là dans la perspective de la pensée de Césaire qui, rappelant les chemins parcourus et le « rôle de ferment et de catalyseur »232 de la Négritude, dit que la résultante de cette « attitude active et offensive de l’esprit »233 a permis de contribuer « à inaugurer une ère nouvelle pour l’humanité toute entière »234 :
‘Tremblement des concepts, séisme culturel, toutes les métaphores de l’isolement sont ici possibles. Mais l’essentiel est qu’avec elle [la Négritude] était commencée une entreprise de réhabilitation de nos valeurs par nous-mêmes, d’approfondissement de notre passé par nous-mêmes, du ré-enracinement de nous-mêmes dans une histoire, dans une géographie et dans une culture, le tout se traduisant non pas par un passéisme archaïsant, mais par une réactivation du passé en vue de son propre dépassement.235 ’Nous ne prétendons pas faire de l’écriture de Lods, Agénor, Farès et Le Clézio que nous étudions des écritures de la Négritude, mais nous disons que la Négritude, comme le rappelle Césaire, « est l’une des formes historiques de la condition faite à l’homme »236. En cela, elle peut aider à la compréhension d’écritures qui se sont façonnées dans sa post-temporalité, et à plus forte raison dans le même système littéraire francophone. Nos auteurs semblent en effet dans chacun de leurs textes proposer « une réactivation du passé » : relecture, réécriture, repositionnement par rapport à des histoires nées de concepts idéologiques orientés, façonnés par d’autres que ceux concernés par la quotidienneté de ces histoires : les coolies, les p’tits blanc des hauts, le peuple, chacun des sujets étant désormais autonome.
De plus, des historiens telle que Françoise Vergès confirment la pertinence de cette approche :
‘La dimension du monde noir et de ses productions culturelles, soulignée par de nombreux chercheurs, et que L’Atlantique noir de Paul Gilroy237 a rendu familière, s’inscrit dans une problématique qui refuse le repli identitaire, trace une cartographie d’échanges et de contacts, et propose une éthique de la solidarité, « avec nos ancêtres noirs et ce continent d’où nous sommes issus et puis une solidarité horizontale entre tous les gens qui en sont venus et qui ont, en commun, cet héritage »238. […]239 ’Nos auteurs ne peuvent-ils pas faire partie de ces « gens […] qui ont, en commun, cet héritage » ? Le bagage littéraire et imaginaire d’Agénor, Lods, Farès, Le Clézio et bien d’autres, ne peut-il pas être empli, sinon dans sa totalité, au moins en partie, par les premières expériences de la Négritude ? Bien sûr, comme le souligne encore Françoise Vergès, « il n’est pas question de faire de Césaire un post-colonial avant la lettre. Ce serait ridicule, mais il est question d’insister sur une approche césairienne de la postcolonialité, à la fois modelée par le colonialisme et échappant à son emprise »240. « Modelée par le colonialisme et échappant à son emprise »… n’est-ce pas là l’un des traits que nous avons relevé dans les écritures des auteurs de notre corpus ? La tentative n’y est-elle pas de s’émanciper de l’Histoire coloniale dont elles sont pourtant consécutives ? Nous postulons ici que la Négritude n’a pas été une impasse, et qu’elle a, entre autres, mené à l’émergence de nouvelles possibilités de percevoir, d’exprimer et de dire, de vivre le monde (tout du moins francophone) dans sa diversité. Ce fut là, semble-t-il, l’expression de la possibilité pour chacune des humanités ensevelies de pouvoir se libérer des impedimenta de systèmes oppressifs, de pouvoir se dire Soi « dans une géographie et dans une culture », de se positionner de manière autonome et volontaire dans ces espaces. En ce sens, la reviviscence s’apparente davantage à une re-naissance, non pas tournée vers la reproduction d’un passé qui est condamné, mais vers « une réactivation du passé en vue de son propre dépassement ».
Ce « dépassement », cette métamorphose, semble alors se réaliser dans l’exhumation du patrimoine commun, dans la révélation de la diversité de l’héritage commun, solidarisant entre elles, par le discours, les multiples voix rencontrées lors du parcours. L’écrivain francophone contemporain ne serait-il pas un démiurge, se bâtissant « avec des bouts de ficelle / avec des rognures de bois / avec tout tous les morceaux bas / avec tous les coups bas »241 ? Il ne s’enferme pas dans un communautarisme identitaire, mais sur un mode artistique, ouvre son identité à la multiplicité des identités environnantes. Par la politique du retournement il reformule la perception du monde, il se formule dans le monde. Ce n’est pas le symptôme d’une épiphanie (l’écrivain ne naît pas au monde), mais c’est l’expression d’une reviviscence, à savoir : une re-naissance du sujet, non pas dans un sens synchronique temporel, mais dans un sens de ré-activation d’une vie déjà existante, en vie différente, bouleversée, changée. Désormais l’environnement n’est plus le même, les perceptions de l’environnement sont elles aussi retournées, mais il semble toutefois moins s’agir de se ré-enraciner que de refuser un nouveau repli identitaire, que de tracer une cartographie d’échanges et de contacts , que de proposer une éthique de la solidarité… en somme, que d’acter, à partir de la singularité de la souche originelle extirpée par l’expérience coloniale, de la diversité des possibilités de rencontres, puisque les points de contact ont été multipliés.
Est-ce là, du fait du nombre grandissant des déplacements contemporains, l’un des traits de la modernité littéraire des francophonies ? Proposant une réflexion théorique sur le postcolonialisme et s’interrogeant dans son avant-propos sur les lieux de la culture dans le cadre de la globalisation contemporaine, Homi K. Bhabha rappelle que « Les trente dernières années [son texte a paru en 1994] ont vu plus de gens vivre au travers ou entre les frontières nationales que jamais auparavant – selon une estimation basse, 40 millions de travailleurs étrangers, 20 millions de réfugiés, 20 à 25 millions de peuples déplacés à la suite de famines et de guerres civiles »242 (et ces estimations ne prennent pas en compte tous les types de déplacements) ; c’est donc bien là une réalité contemporaine dont n’est pas exempte la francophonie et qui ne peut pas être négligée :
‘Car la démographie du nouvel internationalisme est l’histoire de la migration postcoloniale, les récits de la diaspora culturelle et politique, des vastes déplacements sociaux de communautés paysannes et aborigènes, la poésie de l’exil, la sombre prose des réfugiés politiques et économiques. C’est en ce sens que la frontière devient l’endroit à partir duquel quelque chose commence à être dans un mouvement comparable à l’articulation ambulante et ambivalente de l’au-delà […] : « Toujours, et d’une façon chaque fois différente, le pont ici ou là conduit les chemins hésitants ou pressés pour que les hommes aillent sur d’autres rives […]. Le pont rassemble car il est l’élan qui donne un passage […]243. »244 ’Au moment de conclure cette première partie, « fondations et métamorphose d’écritures francophones contemporaines », nous vous invitons à porter à nouveau attention à la photographie choisie pour l’illustrer245 : Pont sur la rivière, Ahoada, extraite de L’Africain de Jean-Marie G. Le Clézio, et provenant des propres fonds d’archives de l’auteur. Le cliché pris par le docteur Le Clézio (le père de l’écrivain) est, malgré lui, orienté. Nous disons orienté malgré lui car, comme le précise Le Clézio dans L’Africain, son père s’est exilé en Afrique pour « rompre avec la société européenne » d’alors qu’il rejetait (p. 50). Ce que souligne également Mary B. Vogl dans son article analysant l’importance de la photographie dans cet ouvrage : « Dans ce livre, J.-M. G. Le Clézio s’efforce de comprendre ce père taciturne, secret, renfermé et ombrageux, ce père ayant tant souffert de la guerre […], du système colonial auquel il rechignait […] »246. Malgré lui donc parce qu’il ne tentait pas de produire délibérément une iconographie coloniale, mais orienté tout de même, parce qu’il ne lui a pas été possible d’échapper aux canons de son époque :
‘Il prend des photos. Avec son Leica à soufflet, il collectionne des clichés en noir et blanc qui représentent mieux que des mots son éloignement, son enthousiasme devant la beauté de ce nouveau monde. La nature tropicale n’est pas une découverte pour lui. A Maurice, dans les ravins, sous le pont de Moka, la rivière Terre-Rouge n’est pas différente de ce qu’il trouve en haut des fleuves. Mais ce pays est immense, il n’appartient pas encore tout à fait aux hommes. Sur ces photos paraissent la solitude, l’abandon, l’impression d’avoir touché à la rive la plus lointaine du monde. (Le Clézio, L’Africain, p. 51)’« L’impression d’avoir touché à la rive la plus lointaine du monde » ne relève-t-elle pas d’une impression orientée ? Le cliché est pris de l’une des rives, et l’on voit, à l’autre extrémité, l’autre rive. Sur la passerelle faite avec des bouts de ficelle, se trouve un homme, casque colonial vissé sur la tête. L’image relève d’un regard exotique posant l’homme colonial dans la luxuriante végétation africaine. Mais ne pouvons-nous pas porter aujourd’hui un regard différent sur ce type d’iconographie ? Ne voyons nous pas y prendre place, au lieu du seul homme colonial posant ici, d’autres présences ? Ce pays immense n’appartenait-il pas déjà à d’autres hommes, niés, oubliés ?
Une rive est présente (elle se voit), l’autre est absente (elle ne se voit pas, mais se devine), comme si cette ambivalence visuelle renvoyait à la dichotomie de deux mondes distincts : le monde colonial d’où est pris le cliché / le monde colonisé qui se distingue en arrière plan. Seul le colon était alors visible et se mettait en scène, et monopolisait l’espace du pont, et réalisait la jonction entre les deux rives. Seul le colon se trouvait sur le lieu de passage. Pourtant, « l’histoire de la migration postcoloniale », et avec elle les poétiques de l’exil sur lesquelles nous portons notre attention, ont fait se déplacer les présences. Les rives, témoignent nos textes (de manière délibérée ou non), se joignent désormais non plus sous la seule force du colon, mais sous la force des multiples « circulations » consécutives à cette présence. Désormais le pont « rassemble », et l’homme posant sur la photographie n’est plus le seul à l’habiter, à le traverser…
Nous pouvons alors concevoir un axe de lecture qui s’inscrit non plus dans des perspectives centristes et/ou globalisantes. A l’inverse, il est possible désormais de se positionner autrement, de concevoir, selon la récente définition proposée par Romuald Fonkoua, la francophonie – les francophonies ? – comme étant « non seulement des lettres venues d’ailleurs mais aussi des manières autres de voir le monde, sinon des manières de voir le monde autrement »247. Ce monde autre, nous disent les voix de Jean-Marie G. Le Clézio, Nabile Farès, Monique Agénor et Jean Lods dans le vaste concert littéraire francophone, est un monde ouvert où l’ailleurs est un ici, différent mais vivant, où se réalisent par le discours les rencontres et les échanges modelés lors du parcours… parcours qui est errance entre et au travers des frontières réelles et imaginaires, et qui témoigne du déploiement de l’écriture et de l’identité en réseaux où se connecte la multiplicité des corps (ré)investis.
Le Nouveau Petit Robert, 2000, op. cit., article « avatar », p. 190-191.
Idem.
Aimé Césaire, Discours sur la Négritude (prononcé en 1987), in Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 2004 (1955), p. 86.
Ibid., p. 84.
Id., p. 87.
Idem.
Id., p. 81.
Paul Gilroy, L’Atlantique noir, trad. de l’anglais (E.-U.) par Jean-Philippe Henquel, France (Lille-Paris), Kargo-Eclat, 2003 (1992 pour la version originale).
Ndla : François Beloux, « Un poète politique : Aimé Césaire », in Magazine littéraire, n° 34, novembre 1969, <http://www.magazinelittéraire.com/archives>, (2006).
Françoise Vergès, « Pour une lecture postcoloniale de Césaire », postface de Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai, entretien avec F. Vergès, Paris, Albin Michel, 2005, p. 99-100.
Idem.
Aimé Césaire, « maillon de la cadène », in Moi Laminaire, in La Poésie, Paris, Seuil, 1994 (2006), p. 410.
Homi K. Bhabha, Les Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, trad. de l’anglais (E.-U.) par Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007 (1994 pour la version originale), p. 21.
Ndla. : Martin Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et conférences, trad. Jean Beaufret, Paris, Gallimard, 1958, p. 183.
Homi K. Bhabha, 2007, op. cit., p. 34-35.
Cf. Page de titre de la première partie.
Mary B. Vogl, « Le Clézio en noir et blanc : la photographie dans L’Africain », in Nouvelles Etudes Francophones, automne 2005, op. cit., p. 81.
Romuald Fonkoua, « Pour une histoire littéraire de la francophonie », in Le Magazine Littéraire, n° 451 « Défense et illustration des langues françaises », Paris, mars 2006, p. 31.