Chapitre V. Vers de nouvelles perspectives francophones ?

Il n’y aura pas ici d’origine accusée. Seule l’Histoire a été folle. Elle s’est mise au travers des hommes. Elle les a réunis aussi.
Alain Lorraine , Dehors est un grand pays.

D’une littérature post-coloniale à… 248

Quel est le legs qui a façonné le patrimoine francophone contemporain ? Dans le cadre des littératures francophones d’aujourd’hui, comment penser sinon un héritage post-colonial, une modernité en construction ? Autrement dit, les productions littéraires d’aujourd’hui sont-elles toujours liées à des perspectives idéologiques et thématiques post-coloniales, ou tendent-elles à s’en émanciper ? Comme le rappelle Jean-Marc Moura, les littératures francophones ne correspondent pas à « un donné de fait » – car elles sont nées d’histoires successives de rencontres conflictuelles et de dominations, avant tout réalisées dans des perspectives de « francophonisme » :

‘Présenter (ainsi qu’on le fait souvent) les littératures francophones comme un donné de fait, un objet naturel soumis à la sagacité de l’interprète, nuit à leur compréhension et favorise la confusion de la francophonie (communauté linguistique) et du francophonisme (intérêts économiques et/ou politiques masqués par la communauté linguistique).249 ’

En raison des colonisations et des décolonisations qui ont ponctué l’histoire de ces derniers siècles, il semble difficile aujourd’hui de penser les francophonies sans questionner leur temporalité  et, de facto, leurs enjeux : peut-on penser le processus de décolonisation comme une étape qui a contribué à façonner, puis ouvrir des « communauté[s] linguistique[s] » transnationales liées entre elles par des « intérêts économiques et/ou politiques » ? Doit-on aujourd’hui étudier un corpus francophone en se référant aux perspectives et aux enjeux coloniaux et post-coloniaux ? Certes, que ce soit chez Lods, Agénor, Le Clézio ou Farès, il est possible de lire les traces et présences d’un passé colonial ayant marqué les mémoires (car ayant conditionné l’histoire de chacune des régions en présence dans leurs textes), mais il est un présupposé persistant qui fait état d’une parenté ambiguë, et qui veut que toute littérature francophone soit liée, du fait de sa temporalité post-coloniale, aux expériences de colonisations (cela se vérifie-t-il, par exemple, pour l’île de La Réunion ?). De plus, lire ces traces et présences dans les productions littéraires de ces auteurs signifie-t-il, indéniablement, qu’il ne s’agit là que de productions post-coloniales, c’est-à-dire seulement postérieures aux colonisations, sans liens avec des histoires ante-coloniales ? Serait-il justifié de penser les auteurs francophones contemporains comme étant inévitablement ancrés dans une histoire dont ils sont peut-être des prolongements historiques, certes, mais dont ils ne sont pas – ou plus – pour autant des acteurs ? Le risque d’une telle démarche n’est-il pas de prolonger un point de vue, de perpétuer un ordre dont les auteurs ne se réclament pas, et davantage, dont ils ne portent plus nécessairement les valeurs ? Nous ne voudrions pas ici exprimer une confusion entre une temporalité historique et un champ d’étude qui se propose d’interroger cette temporalité, ses enjeux et ses perspectives, ni même faire preuve d’une méfiance à l’égard d’un éventuel « signifiant dangereux » (par opposition à ce que Stuart Hall a désigné, dans son étude proposant de « penser la limite [du postcolonial] », par « un signe de désir »250), mais nous nous interrogeons : « Quand commence le “postcolonial” ? Que faut-il inclure et exclure de son cadre ? Où se situe la ligne invisible entre lui et les “autres” périodes (le colonialisme, le néocolonialisme, le Tiers-Monde, l’impérialisme) ? Par rapport à quelle fin n’a-t-il de cesse, sans qu’il y ait substitution définitive, de se marquer lui-même ? »251. Répondant à ces interrogations, Stuart Hall stipule que :

‘le terme « postcolonial » ne sert pas seulement à décrire « cette » société plutôt que « celle-là », ou celle d’ « hier » plutôt que celle d’ « aujourd’hui ». Il réinterprète la « colonisation » en tant qu’élément d’un processus « mondial » essentiellement transnational et transculturel – et produit une réécriture décentrée, diasporique ou « mondiale » des grands récits impériaux antérieurs centrés sur la nation. Sa valeur théorique repose donc précisément sur son refus des perspectives de l’ « ici » et du « là », de l’« hier » et de l’« aujourd’hui », du « chez-soi » et de l’ « étranger ». « Mondial », ici, ne veut pas dire « universel », mais ce n’est pas non plus un terme spécifique à une société ou à une nation. Il fait référence à la façon dont les relations croisées latérales et transversales de ce que Gilroy appelle le « diasporique »252 s’ajoutent au couple centre-périphérie en même temps qu’elles le déplacent, et à la façon dont le global et le local se réorganisent et se reforment mutuellement. Comme l’affirment Mani et Frankenberg, « le colonialisme » a toujours consisté à « mettre en scène les rencontres » entre les sociétés colonisatrices et leurs « autres » – « mais pas de la même manière ni au même degré »253 – et c’est aussi le cas du postcolonial »254.’

Selon cette lecture, les auteurs francophones qui composent notre corpus sont effectivement « postcoloniaux » (et donc pas seulement « post-coloniaux ») : ils proposent tous, dans leurs œuvres respectives et selon leurs singularités propres, de repenser les liens entre des sociétés post-coloniales. Ils semblent tous en effet réfuter les « perspectives de l’ “ici” et du “là”, de l’“hier” et de l’“aujourd’hui”, du “chez-soi” et de l’ “étranger” », proposant un agencement nouveau des rapports aux mondes et des rapports entre ces mondes. Ils n’opposent plus deux mondes distincts, le monde du colon et celui du colonisé, mais ils déplacent ce rapport centriste en y intégrant un pluriel : à la dialectique du Même et de l’Autre, semble se substituer celle du « nous/eux », entre autres interrogées par Arjun Appadurai dans sa Géographie de la colère 255. Cette nouvelle dialectique, portée entre autres par les nombreux et incessants déplacements, a pour effet de brouiller les limites entre des frontières nationales et culturelles définies. Et nous disons bien « entre autres » car, comme le souligne Arjun Appadurai, les populations mouvantes métaphorisées dans les œuvres de notre corpus (les coolies, les berbères, les premiers colons ou les premiers malgaches de La Réunion, etc.) constituent des minorités nomades qui participent, avec d’autres, à ce brouillage des frontières : « Les minorités que je viens de mentionner – les infirmes, les déviants religieux, les handicapés, les nomades, les illégaux et tous les malvenus dans l’espace de l’Etat-nation – brouillent les frontières entre « nous » et « eux », ici et là, dedans et dehors, sains et malades, loyaux et déloyaux, nécessaires sans être bienvenus ». Puis il ajoute : « ils sont tout aussi malvenus du fait de leurs identités et de leurs attachements anormaux »256. Or, ce qui est « anormal » dans l’expérience et les mouvements de l’exil, c’est la transversalité des rapports : les malades de Plates sont tout à la fois dans et au-dehors d’une société mauricienne (ils sont devenus mauriciens, pourtant ils sont coolies de l’Inde) ; les personnages des romans d’Agénor sont à la fois malgaches et/ou français et créoles. Chacun des romans problématise cette notion d’appartenance en explosant les limites normatives.

Prenons l’exemple du titre de la trilogie farésienne. La Découverte du Nouveau Monde marque un changement, une profonde rupture, et porte un espoir intrinsèque, celui d’une possibilité nouvelle d’existence. Par effet de miroir l’ancien monde existe, mais c’est tout de même le nouveau qui est formulé. Initialement, précise une note ouvrant le premier livre, cet ensemble devait se nommer « en marge des pays en guerre », mais « une plus grande attention à l’objectivité du monde où nous vivons, ajoute l’auteur, transforma ce premier titre » (CO, p. 8). La trilogie de La Découverte du Nouveau Monde ne pouvait plus s’écrire en marge, mais devait entrer dans le monde, faire corps avec lui, le redessiner, le façonner selon des perspectives, des enjeux et des besoins contemporains. Cela suppose-t-il que la démarche de l’auteur soit nécessairement de balayer d’une main ce qui a été pour substituer dans son œuvre ce qui est aujourd’hui ? Nous avons vu que non : il n’y a pas négation des expériences passées, mais il y a réinvestissement de ces expériences, pour en proposer une lecture autre, comme pour mieux y asseoir les fondations d’un ordre nouveau, métamorphosé sur les ruines de l’ancien. Les personnages farésiens sont en effet tout à la fois ici et là, dedans et dehors, sains et malades : en France et en Algérie, dans le présent et dans le passé, fiévreux et lucides, etc. Ils traversent chacun de ces corps et de ces états métaphoriques sans pour autant se fixer et se figer dans l’un d’entre eux.

Ce n’est plus autour des enjeux d’un « premier postcolonialisme »257 que semblent se construire ces écritures francophones contemporaines. Effectivement, il ne semble pas être mis en œuvre une « réévaluation de cultures et d’histoires différentes », mais une imbrication, du fait des mouvements d’exil, de ces cultures et de ces histoires différentes. Nous pourrions donc avancer que, à ce titre, les outils élaborés par les cultural studies et les études postcoloniales pour approcher le champ des mouvements et des enjeux mondiaux contemporains peuvent nous apporter une aide précieuse, puisque leurs « valeurs théoriques reposent précisément sur leurs refus des perspectives de l’ « ici » et du « là », de l’« hier » et de l’« aujourd’hui », du « chez-soi » et de l’ « étranger ». En outre, comme le suggère Maxime Cervulle dans sa préface à la traduction des travaux de Stuart Hall précédemment cité et auxquels nous nous référons : « Les échos entre le contexte de la Grande-Bretagne dépeinte par Hall et celui de la France contemporaine [et de son approche des francophonies]258 sont nombreux : montée de courants politiques populistes autoritaires et du libéralisme, tournant général à droite, crise identitaire nationale, tensions postcoloniales… »259. En outre, les récentes publications de travaux se rapportant à ce champ d’études, tant en français que traduites de l’anglais260, témoignent d’une potentielle convergence de vue qu’il conviendrait de ne pas ignorer. Ainsi, le postcolonialisme que nous approchons là ne correspond bien évidemment pas seulement à un après tournant colonial et post-colonial, mais davantage à une nouvelle manière de penser, d’exprimer et de vivre son rapport aux champs littéraires émergés à la suite des décolonisations ; à ceux d’un avant en interaction à ceux d’un maintenant. Ceux d’avant viennent éclairer ceux de maintenant et c’est en cela, peut-être, que les expériences coloniales sont encore marquantes dans les textes d’aujourd’hui : elles fournissent un substrat empirique auquel se réfèrent les écrivains pour savoir quelles sont les erreurs commises puis omises, à dévoiler, et à ne plus reproduire. Comme le souligne de nombreux travaux entrepris en France depuis quelques années, dans cette démarche pluralisante où le monde du colonisé rencontre celui du colonisateur dans un temps post-colonial, le « multiculturalisme assumé [devient] l’un des ressorts de l’écriture de plusieurs écrivains francophones contemporains qui se démarquent ainsi nettement des mouvements de retour aux racines et aux traditions qui ont souvent fondé les littératures francophones dans le moment de leur émergence »261. Parmi ces écrivains qui traitent de la racine sans en faire une souche totalitaire, nous pensons bien sûr à ceux de notre corpus, mais aussi, par exemple, à Albert Memmi, à Tahar Ben Jelloun, à Loys Masson, à Carl de Souza, à Jean-Luc Raharimanana, à Ananda Dévi, Maryse Condé ou Assia Djébar, etc.

Martine Mathieu-Job poursuit ainsi son propos : « Cette langue française écrite hors de France […] se prête aujourd’hui volontiers à l’expression d’identités composites qui se réfèrent moins à un espace national circonscrit qu’à un territoire culturel mouvant, ouvert à de multiples influences et rencontres » ; ce qu’elle désigne par un « entredire francophone »262. Cette notion qui problématise la condition d’émergence et la place des expressions francophones entre des marqueurs spatiaux et temporels nous conduit à porter notre attention sur la question de la modernité de ce champ littéraire non fixé, en perpétuelle négociation de l’entre-deux : langages, espaces, temps. Il nous semble en effet que nous devons également nous interroger sur un autre problème soulevé par l’inscription post-coloniale de la francophonie, à savoir, celui de sa mise en œuvre contemporaine, celui de sa modernité. Deux exemples récemment posés semblent pouvoir nous éclairer : l’un, général, est propre aux études francophones et postcoloniales ; l’autre, plus ciblé, se rapporte davantage à l’une des productions internes du système francophone.

S’interrogeant sur les traits de la modernité postcoloniale, Jacqueline Bardolph pose le problèmedes similitudes souvent soulignées par la critique entre ce qu’elle nomme « les deux “post” », à savoir, l’esthétique postcoloniale et l’esthétique postmoderne :

‘Le terme postmoderne qualifie un ensemble d’œuvres contemporaines qui vont de l’architecture à la littérature. L’esthétique postmoderne est définie par la critique d’une façon qui amène inévitablement à des points de comparaison avec certains aspects des écrits postcoloniaux […].
Beaucoup a été écrit sur ces deux « post ». Il faut remarquer cependant que malgré des procédés d’écriture communs qui visent à briser les cadres narratifs anciens, les œuvres postcoloniales dans leur majorité ne visent pas le même effet de lecture que les œuvres postmodernes […]. On a souvent l’impression que c’est réhabiliter les œuvres de lointaines ex-colonies que de leur conférer ce label, peut-être prestigieux, mais attribué parfois de manière discutable. Des romanciers enfin peuvent puiser dans leur propre tradition pour écrire des œuvres qui s’éloignent beaucoup du roman européen « traditionnel » sans pour cela participer à un courant proche de cette esthétique post-moderne, essentiellement nord-américain.263

Nous voyons que se pose un problème de qualification de la modernité des productions artistiques francophones contemporaines. Non pas « postmoderne » – puisque cette notion renvoie déjà à une production artistique propre à un autre espace – mais autre… la question reste ouverte. Si le qualificatif « postmoderne » ne peut leur convenir, cela implique-t-il qu’il faille nécessairement les penser dans un système autre que celui de la modernité, c’est-à-dire passéiste, toujours liées aux affres des histoires coloniales ? Le dire des productions francophones contemporaines ne tendrait-il pourtant pas à s’en émanciper ? Il existe des points de convergences entre les littératures des deux « post », mais celles du premier ne peuvent entrer dans la catégorie de la seconde, du fait de leur rattachement à d’anciennes colonies. Cela signifie-t-il également que la présence coloniale, malgré la distance temporelle qui sépare les auteurs d’aujourd’hui aux vécus d’alors, est encore l’un des traits majeurs des productions contemporaines ? Mais peut-être est-ce davantage notre regard qui tente de déterrer une présence qui n’en est plus une ? Un spectre colonial plane peut-être encore, mais est-il véritablement le trait majeur permettant de qualifier et de classifier ces productions, toujours, sous la bannière du premier « post » ?

Cette préoccupation, nous pouvons également la lire dans des travaux proposant d’analyser des champs francophones nationaux. Pour exemple, nous pouvons citer l’ouvrage dirigé par Hafid Gafaïti qui porte en son titre même une question programmatique : Cultures transnationales de France : des « beurs » aux … ? 264 Comme le souligne l’auteur dans son introduction, l’ouverture de l’interrogation n’est pas le seul lieu de questionnement :

‘« Cultures transnationales de France » : ce titre peut paraître contradictoire. En effet, comment peut-on parler de cultures transnationales, c'est-à-dire de productions et de modes de vie et d’expression qui traversent les frontières, qui n’obéissent pas au cloisonnement traditionnel de l’appartenance à un territoire et à une nation, et, en même temps, se référer à un pays particulier, la France en l’occurrence dans ce cas ? De ce fait, ce titre et la contradiction intrinsèque qu’il comporte éclaire la problématique, la difficulté et les réflexions contenues dans cet ouvrage.265

Deux interrogations principales sont donc au coeur de cette problématique : comment nommer un champ littéraire émergeant en prenant en compte sa vivacité et ses préoccupations modernes, sans pour autant se référer, sans cesse, à ses origines historiques et migratoires ? Comment prendre en compte le mouvement d’origine qui l’a fait émerger (les premières migrations réelles), sans pour autant en faire une littérature nationale (nier ses origines) et/ou étrangère (nier son mouvement) ? Nous avons précédemment constaté que la notion d’exil, à l’inverse de celle de la migration, excluait la fixité. Dans le cas de notre étude, le corpus analysé s’inscrit dans plusieurs circulationset présente un refus de fixité, non seulement dans l’espace littéraire national (comme en témoignent explicitement les cas de Lods et de Le Clézio qui, lors de leurs interventions publiques, brouillent volontairement les pistes de leurs appartenances), mais encore dans celui d’une thématique coloniale. Pourtant, post-coloniales les écritures de ces quatre écrivains le sont certainement. Mais il s’agit là d’une conséquence temporelle qui ne semble pas nécessairement impliquer l’omnipotence du fait colonial ; c’est avant tout de l’expression d’un quotidien contemporain dont il s’agit, de préoccupations d’aujourd’hui se construisant certes sur les souches – les ruines – de celles d’hier, mais sans pour autant en faire des facteurs conditionnant la totalité des œuvres. Monique Agénor, par exemple, bien qu’ayant produit ses textes dans une temporalité succédée à celle de la colonisation, ne peut-elle pas proposer un regard autre sur une société locale, dans un quotidien où le fait colonial en tant qu’Histoire, se substituerait à des histoires, dans l’intimité de langues, de mémoires et de paysages originaires d’espaces ante-coloniaux ? Ce qu’elle nous conte dans Comme un vol de papang’ au travers de l’histoire de la reine Ranavalona-Manzaka et de sa servante Fanza, n’est-il pas qu’il y avait une vie à Madagascar avant la conquête coloniale ? Un patrimoine mémoriel et traditionnel malgache antérieur à l’expansion coloniale ? Ce que disent les textes, c’est que l’histoire coloniale n’est, dans l’histoire de chacune de ces régions, qu’un creuset ; elle est une histoire dans le temps de l’Histoire, elle n’en est pas la seule. D’où sans doute l’importance accordée à l’expression du souvenir, à la mise en exergue de la mémoire de ce qui a existé avant la colonisation et qui a été enseveli sous ses affres (les traditions malgaches chez Agénor, les traditions berbères chez Farès, les traditions indiennes des coolies chez Le Clézio, etc.).

Ainsi, nous pouvons lire dans l’écriture de chacun des auteurs du corpus le désir de marquer leurs différences par la mise en œuvre de mouvements transversaux, transnationaux et transculturels qui vont bien « au-delà » du seul fait colonial : elles prennent en compte les expériences coloniales passées mais également les expériences antérieures, et encore présentes, faisant s’entrechoquer tous ces temps. En cela, par ces mouvements, elles redessinent les contours de l’exil, le faisant se mouvoir dans un sens nouveau, l’adaptant aux préoccupations contemporaines. La notion d’exil semble ainsi trouver une nature autre, redéfinie par les textes contemporains eux-mêmes. Il ne s’agira donc pas de plaquer des a priori thématiques et critiques sur une production artistique qui les réfuterait, mais de se mettre à l’écoute de son chant : exil et désarroi sont des termes qui ponctuent la trilogie farésienne, et c’est également bien d’exil qu’il s’agit chez Le Clézio lorsqu’il se réfère dans ses textes, à maintes reprises, au mythe de Robinson, qu’il le relit, qu’il le réécrit selon son regard actuel, qu’il l’actualise en fonction de ses préoccupations contemporaines. La notion existe, elle s’affirme dans chacun des textes, montrant que l’exil est un perpétuel mouvement, non seulement physique et ontologique, géographique et historique, mais aussi sémantique. L’exil d’Ulysse hors d’Ithaque n’est pas, nous l’avons vu, celui d’Abdenouar hors d’Alger, ni celui de Yann hors de Salazie, ni celui de Ranavalona-Manzaka et de Fanza hors de Madagascar, ni celui d’Alexis hors du Boucan.

Du fait de leurs parcours respectifs, du fait de leurs circulations perpétuelles et simultanées au sein de multiples espaces francophones, ces auteurs semblent proposer de nouvelles manières d’exprimer l’exil, son imaginaire et sa mise en œuvre. Ce n’est pas là une « quête identitaire » comme on pourrait l’entendre pour les chercheurs d’or, mais la mise en œuvre de nouvelles identités qui passe par le discours. Le livre n’est pas le témoin d’une quête, puisque, en Soi, il est déjà porteur d’identités : mon parcours est mon discours, et mon discours, par sa forme, ses intonations, ses variations et ses modulations dit qui je suis, nous font entendre chacune des voix en présence. En ce sens, c’est là la formulation d’une « identité du qui », une « identité narrative »266, façonnée par la somme des discours produits par Soi et sur Soi, par Soi et sur les différentes temporalités de son histoire propre.

Est-ce que la modernité de ces voix ne consiste pas à jouer des codes établis, à les modifier, et par là-même à renouveler les possibilités d’écriture ? Est-ce que la démarche de ces auteurs est toujours, à l’image de celle des premiers écrivains de la Négritude, de défaire l’ « appareil-à-penser » de l’Autre ? Peut-être que, à partir de ce qui a déjà été défait, il s’agit maintenant de construire autrement l’outil à penser devenu multiple, d’acter la pluralité des voix désormais présentes ? L’ « appareil-à-penser » de l’Autre a été défait, et il s’agit désormais de le faire sien, d’en affirmer son appropriation. C’est là peut-être une manière de garantir la sauvegarde de la diversité des imaginaires, des cultures, des langues et des mémoires : le faire sien en y incluant son (ou ses) propre(s) « appareil(s)-à-penser », ceux qui existaient déjà avant la colonisation et qui réclament aujourd’hui leur droit au désencombrement historique.

Nous nous référons là volontairement à une question de droit puisque, interroger la modernité de ces œuvres mouvantes échappées des contextes historiques oppressants et de leurs frontières, c’est interroger leur appartenance au monde d’après, celui de maintenant. Quelle place y a-t-il au sein d’un espace national cloisonné pour un être qui se réclame de plusieurs espaces, a fortiori extérieurs à ce même espace national ? A ce titre, l’exemple, de la jeune littérature francophone louisianaise peut servir d’appui : répondant à l’adage national favorisant l’anglicisation, « un drapeau, une nation, une langue », le français avait été interdit dans les écoles de la Louisiane de la fin du XIXe siècle à la fin des années 1960267 ; durant cette période, parler français signifiait donc s’inscrire en rupture contre l’ordre national. Aujourd’hui les Cajuns, en tant que minorité, ont reconquis leurs droits culturels, et de jeunes écrivains louisianais comme le poète Kirby Jambon, s’emparent de la langue non pas pour défaire l’ « appareil-à-penser » de l’Autre, mais pour témoigner de la coexistence de différents appareils. La cohabitation linguistique est flagrante, et des poèmes comme « Allons z’enfants » mêlent anglophonies et francités pour user, librement, d’un droit enfin reconquis. Jambon y propose sa singulière « conjugaison du verbe aller » :

‘Je vas parler français à l’école.
Tu vas parler français à l’école.
I va, a va parler français à l’école.
Nous autres, on va parler français à l’école.
Vous autres va parler français à l’école.
Eusses va parler français à l’école.268

Les tournures syntaxiques sont anglophones, dupliquant le plurilinguisme du « I va », mais le vocabulaire est majoritairement français. Il y a contamination de l’une et de l’autre langue, suggérant une contamination des imaginaires. Dans ce contexte, le français n’est pas agrammatical (penser ces formulations en termes de fautes relèverait d’un point de vue orienté), mais il est différent ; c’est un droit qui est pris. En outre, bien plus qu’une réclamation, c’est une affirmation, une ratification, par la mise en œuvre d’une différence assumée. Cet exemple montre que les préoccupations et les ambitions francophones, de par le monde, peuvent être similaires – et non pas universelles – malgré des influences toujours singulières : alors qu’il ne s’agit pas d’une expérience coloniale pour les français de Louisiane (ce n’est pas un peuple colonisé, mais c’est un peuple déporté dans un espace déjà habité où il a fallu, par nécessité, faire cohabiter une pluralité de cultures : anglophones, hispaniques, francophones et locales, amérindiennes), les enjeux du processus d’investissement de la langue s’accordent à ceux du concert international. A savoir, affirmer un droit à la différence, assumer une diversité culturelle et langagière, et acter de la présence en Soi d’une pluralité de voix : « French kiss. / 1 mélange de 2 langues, / mes 2 langues, / mes 2 langages, / mes 2 codes, / mes 2 cultures, / mais 1 de moi », poursuit Jambon dans son recueil269.

Cette présence est consécutive à des mouvements et des expériences d’oppression, mais elle n’est pas nécessairement tournée vers ces seules expériences. « Je vas parler français à l’école » est un futur qui ne tourne pas le texte vers un passé, mais qui porte des promesses d’avenir, différentes et nouvelles. Nous lisons là, comme ailleurs,la possible conciliation de deux mouvements : l’expression d’un renouveau littéraire – les traits d’une modernité ? – et la présence simultanée d’un patrimoine historique, se révélant dans l’écriture par des jeux de clair-obscur : ce sont le présent et l’avenir qui sont mis en lumière, mais dans leurs ombres se distinguent toujours les ombres du passé.

Notes
248.

Nous distinguons bien post-colonial en tant que temporalité succédée aux colonisations et décolonisations, de postcolonial en tant que pratique théorique permettant de questionner cette temporalité. Pour un historique de ces concepts et de leurs enjeux modernes, nous recommandons la lecture de l’article de Alfonso de Toro, publié sur le site Limag : « Post-colonialisme – post-colonialité – hybridité. Concepts et stratégies », <http://www.limag.refer.org/Textes/DeToro/Lyonpostcol2005.pdf>, (2007).

249.

Jean-Marc Moura, 1999, op. cit., p. 1-2.

250.

Stuart Hall, Identités et cultures. Politiques des Cultural Studies. (trad. de l’anglais par Christophe Jaquet), Paris, Amsterdam, 2007, p. 267 (une note de l’éditeur précise que « Quand commence le “postcolonialisme” ? Penser la limite. » est tiré de : Ian Chambers et Lidia Curti (dir.), The Post-Colonial Question : Common Skies, Divided Horizons, Londres, Routledge, 1996, pp. 242-260).

251.

Idem.

252.

Ndla : Paul Gilroy, L’Atlantique noir, 2003 (op. cit.).

253.

Ndla : Lata Mani et Ruth Frankenberg, « Crosscurrents, crosstalk : race, “postcoloniality” and the politics of location », in Cultural Studies, 7, 2, 1993, p. 301.

254.

Stuart Hall, op. cit., p. 274.

255.

Arjun Appadurai (trad. de l’anglais par Françoise Bouillot), Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Paris, Payot & Rivages, 2007 (Etats-Unis, 2006), p. 79.

256.

Ibid., p. 69-70.

257.

« Pour les écrivains postcoloniaux, la résistance à l’impérialisme, préoccupation cardinale et pour ainsi dire nécessaire du “premier postcolonialisme”, passe par la réévaluation de cultures et d’histoires différentes de l’Occident et à ce titre niées ou caricaturées » ; in Jean Bessière et Jean-Marc Moura, 1999, op. cit., p. 180.

258.

Nous ajoutons.

259.

Maxime Cervulle, préface de Stuart Hall, 2007, op. cit., p. 11.

260.

Nous pensons, pour les traductions, aux travaux d’Edward Saïd, de Homi K. Bhabha ou de Stuart Hall précédemment cités, mais aussi à ceux dirigés par Neil Lazarus (Penser le postcolonial : une introduction critique, Paris, Amsterdam, 2007).

261.

Martine Mathieu-Job, introduction de L’Entredire francophone, France, Pessac, 2004, p. 12.

262.

Idem.

263.

Jacqueline Bardolph, Etudes postcoloniales et littérature, Paris, Unichamps-Essentiel, Champion, 2002, p. 46-47.

264.

Hafid Gafaïti  (dir.), Cultures transnationales de France : des « beurs » aux … ?, Paris, L’Harmattan, 2001.

265.

Ibid., p. 9.

266.

Paul Ricœur, Temps et récit : 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985 (2005), p. 442-443.

267.

« One flag, one nation, one language », prononcé en 1887 par Mgr Ireland, évêque du Minnesota, et marquant le début de l’interdiction de l’enseignement du français dans les écoles. Pour plus de précisions concernant l’aménagement linguistique du français dans cet espace francophone d’Amérique, voir : Leclerc Jacques, op. cit., <http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/amnord.louisiane.htm> (2006).

268.

Kirby Jambon, L’Ecole Gombo, Etats-Unis (Shreveport), Les Cahiers du Tintamarre, 2006, p. 16.

269.

« French Kiss », in ibid., p. 45.