J’ai choisi pour illustrer la page de garde de cette seconde partie, intitulée « L’errance ou la construction de réseaux d’échanges », une reproduction de l’une des œuvres d’art abstraites du peintre Jackson Pollock, One : number 31, 1950 278. Le choix de ce tableau s’est posé d’emblée : un « errant », informe Le Robert, est d’abord un être « qui ne cesse de voyager », et ensuite un être « qui va de côté et d’autre, qui n’est pas fixé »279. Le parcours réalisé par le peintre est un voyage ininterrompu, il réfute la fixité puisque cette peinture énergique est mouvement, perpétuel, où se déplace de manière a priori chaotique sur la surface de la toile un réseau de lignes qui, a posteriori, se connectent entre elles pour créer un ensemble homogène et harmonieux. L’espace global est cohérent. Pourtant, il est morcelé. Si l’on s’approche de la toile, on peut distinguer des formes – des lignes – indépendantes, mais si l’on s’en éloigne, c’est un seul et même corps qui prend forme sous nos yeux. C’est là un seul et même parcours, mais il se multiplie à l’infini par le dessin de lignes connexes. Cette image problématise notre perception du réel : elle ne figure pas la réalité d’un parcours, mais elle métaphorise l’idée que nous pouvons nous faire du parcours. C’est là, semble-t-il, l’une des manières possibles de rendre compte d’une errance, d’exprimer sa propension au déploiement dans un espace. Dans le cas présent, l’espace est langage, puisqu’il produit une image. Cette image n’est pas fidèle à la réalité, mais elle tend à la redéfinir, à la dévoiler autrement. « S’écarter, s’éloigner de la vérité »280 est, nous apprend encore le dictionnaire, l’acte qui définit l’errance. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans cette peinture : le regard s’écarte, s’éloigne de la vérité comme pour mieux en approcher une autre. Comme les lignes, il erre dans les limites du cadre. Il ne s’agit plus dès lors de la seule vérité subjective de l’œil, mais de celle plus affinée de l’expérience : c’est l’expérience du parcours qui est ici métaphorisée. L’errance, lisons-nous là, est déploiement, est multiplication et connexion de mouvements distincts formant une expérience globale, cohésive.
Que peut nous apprendre cette œuvre de son identité ? Qu’elle n’est pas une et indivisible mais que, dans un ensemble unitaire, elle est multiple : One : number 31, 1950, comme le souligne la précision de sa dénomination, est une œuvre unique, singulière comme une empreinte digitale, pourtant elle donne corps à plusieurs identités. Il y a là autant d’identités qu’il y a de lignes, de points, de formes, de couleurs, de points de contact, etc. Chaque élément qui compose la peinture est une identité dont le pluriel se révèle dans la globalité. Que nous apprennent nos auteurs sur leurs identités ? Qu’elles ne sont pas identiques, qu’elles ne sont pas non plus fermées, qu’elles sont la somme des expériences passées et présentes, des paysages d’hier et d’aujourd’hui.
Comme nous l’avons déjà spécifié, notre corpus est diversifié : il s’ouvre non seulement à des écritures singulières, mais également à des espaces variés. Chaque auteur, chaque écriture, se rapporte donc à des espaces spatio-temporels qui leur sont propres, à savoir historiques et mémoriels (l’inscription simultanée dans l’Histoire et dans son intimité), géographiques (l’inscription dans une pluralité spatiale), et culturelles (l’inscription dans une pluralité de sphères imaginaires et langagières). L’identité, elle, ne se dessine pas en marge de ces entités, puisqu’elle en est la somme, le maillage. Afin de délier les fils de cette trame, nous proposerons donc de les soustraire un à un de leur ensemble, en s’attachant d’abord à relever la manière dont se noue dans le discours la totalité de ces paysages : comment se connectent entre elles les différentes strates historiques, mémorielles, géographiques et langagières pour former un paysage imaginaire et identitaire ? Comment au sein d’un espace langagier cohésif se diversifient ces paysages afin de rendre compte de la pluralité des échanges ? En somme, comment l’ensemble des données viennent-elles se connecter dans le discours pour acter des rencontres et des échanges conçus durant le parcours ? Il s’agira moins de se baser sur des a priori théoriques concernant la notion d’identité que de lire dans les textes la manière dont s’expriment, se disent et se vivent les altérités littéraires : que nous apprennent les textes de notre corpus de leurs diversités ? Quelles sont-elles ? Comment se construisent-elles ?
Notre hypothèse est la suivante : ce que nous disent les textes, c’est que l’identité n’est pas « le caractère de deux objets de pensées identiques »281, mais semble plutôt être le caractère d’une pluralité de sujets s’exprimant, tendant non pas à l’identique, mais au multiple. Ce qui les rapproche – et non les unifie – c’est moins une unité de pensée et de perception du monde (un regard communautaire, une pensée de l’identique) que la manière dont ils perçoivent le monde (un mode de structuration de la pensée et de la perception du monde, affirmant et assumant sa diversité).
‘Nous sillonnons l’océan Indien, à la recherche des plus merveilleux nuages, des brises les plus ensorcelantes, des flaches les plus irisées, des chants, des couleurs les plus rares, le bleu nous passionne, et nous savons faire déferler les vagues sur le sable et les récifs.282 ’Cet extrait du poète réunionnais Jean Albany, choisi par Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou pour introduire la notion de seascape dans leur ouvrage sur les créolisations india-océanes, illustre à quel point un paysage – ici l’océan – peut contribuer à l’élaboration d’un imaginaire : « L’appréhension de notre terre [l’île de La Réunion] intègre l’océan. La notion de seascape, intraduisible en français, se prête à notre propos : l’océan est paysage mental, immense et vide […] » 283. Savoir « faire déferler les vagues sur le sable et les récifs », n’est bien évidemment pas l’apanage des seuls poètes réunionnais, mais cette aptitude témoigne avant tout de l’importance du paysage, de sa propension à sculpter un univers référentiel, un imaginaire. Dans le cas présent, cela sous-tend un imaginaire façonné par l’entour marin de l’île : ce n’est pas le poète qui, par son langage, rend compte de l’existence de la vague ; c’est la vague qui, par un long travail d’érosion, vient définir les contours de l’imaginaire et du langage. Egalement, c’est le pluriel que porte cette citation qui attire notre attention : des nuages, des brises, des flaches, des chants, les vagues. Ce qui est quêté par le poète ce n’est pas l’authenticité ni la pureté d’une entité, mais la diversité d’un paysage, la multiplicité des points d’accroches qu’il peut offrir à l’observateur. Le texte s’ouvre donc, faisant du pluriel le marqueur d’une richesse potentielle. Cet exemple permet d’illustrer la façon dont le paysage (métaphorique ou non), dans sa diversité, influe de manière déterminante sur l’imaginaire ; il permet d’illustrer la manière dont il façonne, selon sa nature, chacune des écritures.
L’importance et la variété de la production littéraire de Jean-Marie G. Le Clézio, par exemple, montre combien les paysages ont été variés dans le parcours personnel de l’écrivain : continents, montagnes, déserts, îles, mers, etc. Et c’est d’ailleurs cette dernière, la mer, qui ouvre le premier des ses trois romans îliens. Dans Le Chercheur d’or c’est la mer qui est présentée, dès le début, comme sculpteur paysager :
‘Du plus loin que je me souvienne, j’ai entendu la mer. Mêlé au vent dans les aiguilles des filaos, au vent qui ne cesse pas, même lorsqu’on s’éloigne des rivages et qu’on s’avance à travers les champs de canne, c’est ce bruit qui a bercé mon enfance. Je l’entends maintenant, au plus profond de moi, je l’emporte partout où je vais. Le bruit lent, inlassable, des vagues qui se brisent au loin sur la barrière de corail, et qui viennent mourir sur le sable de la Rivière Noire. Pas un jour sans que j’aille à la mer, pas une nuit sans que je m’éveille, le dos mouillé de sueur, assis dans mon lit de camp, écartant la moustiquaire et cherchant à percevoir la marée, plein d’un désir que je ne comprends pas. (Le Clézio, COr, p. 11) ’La première phrase du livre inscrit d’emblée la narration à venir dans un environnement marin. L’ensemble des éléments dépeints dans cet incipit permet de dessiner le décor global qui façonne – et façonnera encore – l’imaginaire du narrateur : le bruit de la mer, le vent qui l’accompagne, ses rivages, les paysages qui s’y dessinent en amont, et son rythme, aussi. A quel temps se réfère le « maintenant » énoncé dans ce tout premier paragraphe du livre ? Est-ce un « maintenant » marquant une contemporanéité, ou est-ce un « maintenant » absolu, marquant la permanence de ce paysage dans l’imaginaire ? L’énoncé « Du plus loin que je me souvienne » dit bien la constance de cet élément sculptural dans la vie du personnage.
Dans sa thèse proposant d’étudier les incipit de l’œuvre leclézienne, concernant ce même extrait, KhalidZekri remarque que « La mer est ici métaphore de l’intériorité de l’être car, ajoute-t-il en citant Jean Onimus, “ce qu’il faut susciter c’est la mer que nous portons dans notre être […]. L’important c’est d’explorer l’océan spirituel dont les vagues sont nos rêves : la mer éternelle du désir” »284. La mer est la source de l’incompréhensible désir du narrateur, sa permanence et son omniprésence dans ses souvenirs sont effectivement ce qui constitue l’ « intériorité de [son] être ». Ce qui est ici « seascape » semble par conséquent constituer la première strate paysagère de l’imaginaire du personnage. Elle trouvera d’ailleurs sa résonance, de manière récurrente, à l’ouverture de chacun des titres qui ponctuent le livre :
Le paysage marin apparaît de manière récurrente à l’ouverture de chacune des parties du livre, rappelant sans cesse sa présence en toile de fond, rappelant sans cesse sa permanence. Inlassablement, Alexis se perd dans sa contemplation : « Nous regardions la mer du matin au soir, et même la nuit, quand la lune allume le sillage ». Et, à l’exception des deux parties centrales (« Rodrigues, Anse aux Anglais, 1911 » et « Ypres, hiver 1915 – Somme, automne 1916 ») où le narrateur ne se situe ni en bord de mer, ni en pleine mer, mais de plain-pied au cœur des terres (respectivement dans « les hautes montagnes du centre de l’île » et dans « dans la neige », sur le continent) chacune des ponctuations narratives s’ouvre avec la mer. La mer qui, selon ses différents visages, façonne, dessine les contours de l’imaginaire, modifie la perception de l’environnement (comme peut en témoigner la comparaison de la maison de Forest Side avec un « navire qui fait eau »). Effectivement, Alexis « l’emporte partout où [il va] », et rares sont les moments où il n’y conduit pas avec lui le lecteur. Le Chercheur d’or se conclut d’ailleurs comme il s’est ouvert, sur la permanence de ce paysage : « Il fait nuit à présent, j’entends jusqu’au fond de moi le bruit vivant de la mer qui arrive » (Fin, p. 375). Chaque nouvelle ponctuation narrative du livre, jusqu’à la finale, fait de la mer un décor de fond qui érode le paysage intérieur du narrateur. Elle est omniprésente et façonne, à la manière du ressac des vagues, son imaginaire.
Mais c’est là un exemple propre à la trilogie de Jean-Marie G. Le Clézio. Chacun de nos autres auteurs, ont eux aussi un imaginaire façonné par leur entour géographique : Jean Lods est avant tout marqué par l’environnement intérieur de l’île de La Réunion, celui des remparts du cirque de Salazie dans lequel se déroule toute la quête des narrateurs de La Morte saison et du Bleu des vitraux ; Monique Agénor, elle, est également marquée par l’intérieur de cette même île, mais ce sont les îlettes qui façonnent son imaginaire ; et enfin, chez Nabile Farès, c’est l’espace maghrébin, le sable du désert, les montagnes de l’Awrès et les quartiers d’Alger qui s’inscrivent en toile de fond. Selon des modalités qui leur sont propres, les auteurs témoignent de la manière dont les paysages géographiques de leurs enfances respectives ont érodé leurs imaginaires. Mais, ce n’est semble-t-il là qu’une infime part de leurs paysages identitaires. Le champ visuel constitue, comme les « seascapes » lecléziens, ce qui façonne en premier lieu l’imaginaire. Mais cela ne signifie pas pour autant que la géographie et la morphologie de l’environnement sensoriel soient les seuls sculpteurs paysagers (c’est là l’un des fils du vaste maillage imaginaire et identitaire). Le géographique n’est pas le seul, mais est l’un des corps investi par le langage.
Les quelques exemples du Chercheur d’or, par le biais de la chronologie qui s’y rapporte, montrent encore que le paysage ne se fige pas dans le temps, il est évolutif. Le regard que porte le narrateur de « Forest Side » à « Vers Rodrigues, 1910 », par exemple, n’est pas le même : la phrase « Ce n’est pas la mer d’émeraude que je voyais autrefois » témoigne de l’aspect évolutif du « seascape » qui s’inscrit dans une temporalité (« que je voyais autrefois ») et qui de fait change de nature (« n’est pas la mer d’émeraude »). Par conséquent, si le paysage constitue d’abord un environnement sensoriel immédiat, il constitue également un environnement mémoriel empirique, se modulant dans le temps, se modulant dans sa durée.
Jackson Pollock, One: Number 31, 1950, 1950. Huile et émail sur toile non-apprétée, 269,5 x 530,8 cm, Sidney and Harriet Janis Collection Fund (by exchange), © 2004 Pollock-Krasner Foundation / Artists Rights Society (ARS), New York.
Respectivement, définition 1 et 2 de l’article « errant, ante », Le Nouveau Petit Robert, 2000, op. cit., p. 906.
Article « errer », idem.
Le Nouveau Petit Robert, 2000, op. cit., Article « identité », p. 1258.
Jean Albany, Fare Fare, Chez l’auteur, Paris, 1978, p. 19.
Françoise Vergès et J.-C. Carpanin Marimoutou, 2005, op. cit., p. 25.
Khalid Zekri, 1998, op. cit., p. 68 (citant Jean Onimus, 1994, op. cit., p. 49).
Dans chacun des exemples, nous soulignons.