Voir « au-delà »

Il est une obsession récurrente dans chacune des œuvres du corpus et pour chacun de leurs protagonistes, à savoir : le désir de retrouver un temps aboli, celui de leurs origines. Non pas seulement celles du temps de l’enfance, mais celles d’avant l’enfance, le temps prénatal d’avant leur existence propre. Cela s’illustre par exemple chez Jean Lods par la mise en image, au début du Bleu des vitraux (p. 23-30), de la rencontre des parents de Yann, Anne-Sylvie et René Toulec. Par le recours à un procédé cinématographique286, le narrateur se lance dans la production d’un discours qui déplace le langage, puisque c’est, en plus du discours, une image qui est créée. Une image vivante et mouvante, sonore aussi :

‘Mais il faut que je chasse cet enfant arrivé trop tôt dans ma vision : plusieurs années doivent encore s’écouler avant que je sois là, même si depuis près d’un siècle les colonnes sont déjà dressées contre lesquelles je viendrai un jour m’adosser, même si cet univers me contient déjà sans le savoir, où les acteurs de ma vie sont en place et où le moteur du destin a commencé à tourner. (Lods, BV, p. 23)’

L’enfant qu’il « chasse » de sa propre « vision » n’est autre que lui-même. Nous sommes à ce moment de la narration encore dans les premières pages du livre. Dès cet instant, nous comprenons que Yann, afin de pouvoir se raconter, doit commencer par inscrire son existence dans la temporalité de sa généalogie. Son histoire, celle de son enfance, commence bien avant sa naissance : elle commence dès l’arrivée de sa mère sur l’île, c’est-à-dire « plusieurs années » avant qu’il n’apparaisse.

Le champ lexical de l’extrait amorce l’entrée dans une narration animée confirmant de fait ce que, dans ses travaux portant sur l’œuvre lodsienne, Annick Gendre a désigné par « une culture cinématographique consciente d’elle-même »287 : « vision » / « acteurs » / « le moteur […] a commencé à tourner ». Et les phrases suivantes précisent encore cette inscription : « Il faut que je me renvoie dans les coulisses pour attendre mon acte, que je fasse entrer mon père, que je l’amène près de la colonne où j’étais l’instant d’avant ». Yann, reconstituant son passé, est à la fois acteur et réalisateur : acteur parce qu’il prendra place dans ce film, et réalisateur parce qu’il en gère le timing (« attendre mon entrée en acte ») et la mise en scène (« Il faut […] que je fasse entrer mon père », etc.). Il s’inscrit donc doublement dans son propre discours, de manière passive (il est encore « dans les coulisses ») et de manière active (il organise les déplacements). Cette modulation du système narratif dans l’ensemble du livre n’est pas anecdotique, puisqu’elle a pour fonction de réaliser un autre impossible : de donner une existence à des personnages que le narrateur a peu ou mal connus, son père et sa mère. L’événement qu’il choisit donc de reconstituer est antérieur à sa naissance et se rapporte au moment clé de sa préexistence : la rencontre de ses parents. Le procédé est filé sur plusieurs pages et c’est ainsi que la caméra invite à traverser le temps et l’espace, joignant comme un fil inévitablement tendu les corps des parents, René et Anne-Sylvie :

‘Le regard de René Toulec échappe aux visages qui l’entourent, échappe à l’éclat des lustres sur la nappe blanche, échappe au va-et-vient des bonnes autour de la table, fuit par la véranda en direction de la mer, et la nuit est si claire qu’on voit jusqu’aux étoiles au ras de l’horizon. On voit au-delà de Madagascar, au-delà des Comores. On voit le Porthos qui avance lourdement, tous hublots allumés, piquant du nez dans une mer grosse, en direction de Monbassa. Il n’y a pas grand monde dans le salon-fumoir des premières transformé en piste de danse comme tous les soirs. Anne-Sylvie est là, invitée par les lieutenants, et les manches galonnées s’agitent autour d’elle. Elle a sa robe verte, de la couleur de ses yeux, une robe à manches courtes qui laisse nus ses bras minces.
– Qu’est ce que vous allez faire à enseigner le français et le latin à des sauvages ? soupire un blondinet aux joues encore rondes et roses.
(Lods, BV, p. 28-29)’

Dans cet extrait le regard s’échappe de la maison où se trouve René pour aller se poser en un seul mouvement « au-delà » de l’île, de l’autre côté des mers, sur le bateau où se trouve Anne-Sylvie. Le paragraphe produit une image fluide et glissante, se structurant en un plan-séquence : « il s’agit d’un plan assez long et articulé pour représenter l’équivalent d’une séquence », précisent les auteurs du Dictionnaire théorique et critique du cinéma 288. Puis, se référant aux analyses d’André Bazin289, ils ajoutent que « du point de vue esthétique […], de pair avec la profondeur de champ, [le plan-séquence est] un instrument de réalisme, permettant d’éviter la fragmentation du réel, et respectant donc à la fois ce réel lui-même et la liberté du spectateur »290. Le réel ne se fragmente effectivement pas ici, puisque avec l’œil de René Toulec, glisse en un seul mouvement et de manière fluide le regard du lecteur-spectateur. Il n’y a pas de coupe, et les occurrences du verbe « voir », ajoutées au pronom impersonnel « on » qui vise un pluriel et se réfère à la fois au narrateur et au spectateur, incitent à visualiser plutôt qu’à imaginer. L’abondance des détails, encore, renforce l’aspect visuel de la scène : c’est avec René Toulec, qu’ « on voit au-delà de Madagascar, au-delà des Comores. On voit le Porthos qui avance lourdement… ». Le paragraphe se termine par la sonorisation de la séquence, par une réplique annonçant le mépris des voyageurs (dont Anne-Sylvie, qui ne dément pas le préjugé) pour l’île où ils se rendent. Mépris qui sera par la suite confirmé et qui se lira de manière plus prononcée sous la forme du dédain de la mère pour son fils. Celui-là même qui reconstitue ici le moment de sa naissance. En effet, c’est ce regard métaphorique, tendu au-delà de l’île, entre le père et la mère, qui a conçu Yann. C’est à cause de ce regard échappé de l’espace, ayant fui l’île, que Yann prendra corps.

La fonction de ce passage cinématographique semble donc de produire une image d’un autre temps, prénatal. Le recours à un procédé technique propre au cinéma, permet non seulement d’accentuer la force de l’image, de lui donner une consistance visuelle, mais encore « d’éviter la fragmentation du réel » : par cette reconstitution, Yann invite l’œil du lecteur à se balader au travers des lignes, comme celui d’un spectateur dans les reliefs d’un décor. Il le fait planer en toute fluidité au-dessus de l’espace, dans une durée qu’il solidifie et qu’il étire, mais qui pourtant, il le sait, s’est désagrégée. D’où la nécessité de la reconstruire.

Ce fantasme de la conception exprimé par le narrateur du Bleu des vitraux est de nature paradoxale puisque, alors même qu’il produit un discours sur la rencontre qui lui a donné corps, en la reconstituant, il crée cette rencontre. Détaché par sa temporalité de l’histoire qu’il met en image, celle de l’origine de sa naissance, il produit un discours sur sa propre naissance, comme une auto-procrétation de son être par le langage. C’est là, comme le précise Jean-Michel Racault, un trait obsessionnel qui marque également en profondeur l’écriture de Jean-Marie G. Le Clézio :

‘« Choisir son passé, se laisser flotter dans le temps révolu comme on remonte la vague, toucher au fond de soi le secret de ceux qui nous ont engendrés » [VR, p. 124], c’est inverser le sens de la chaîne généalogique : c’est le fils qui devient le père de ses pères, puisque sa recherche les appelle à l’être.291

Ce trait s’exprime de manière explicite dans chacune des œuvres du triptyque leclézien. D’abord dans Le Chercheur d’or et le Voyage à Rodrigues où il se lit de fait au travers du désir exprimé par les narrateurs de marcher sur les traces de leurs ancêtres, de renouer des liens généalogiques ; ensuite, dans La Quarantaine, où Léon, le protagoniste du XXe siècle, avant de confier au lecteur la chronique de l’autre Léon sur l’île Plate, narre le parcours de celui-ci et de son frère, de Marseille à Maurice, en passant par Aden. C’est en rade dans le port de cette dernière ville qu’il fantasme une conception, la sienne propre, au travers de celle de son père :

‘Cet après-midi, Jacques [le grand-père de Léon] est de retour à bord de l’Ava. Le navire n’a pas terminé les manœuvres, finalement il ne repartira que demain à l’aube. Epuisé par la matinée à la pointe du Steamer, Jacques s’est couché dans l’étroite cabine, sur la couchette dure, enlacé à Suzanne. Ils ont fait l’amour longuement, leurs corps trempés de sueur dans la pénombre rouge. […]
Je peux imaginer cet après-midi lourd, étouffant, la lumière rouge entre les parois de la cabine, le hublot entrouvert voilé par le rideau fané. Il me semble que je porte en moi la mémoire de cette journée, comme le moment où mon père a été conçu. Le poids de la chaleur sur leurs corps, le goût de la sueur, les coups démultipliés de leur cœur, comme s’ils avaient plongé ensemble jusqu’au fond d’un puits de feu. J’ai toujours rêvé d’avoir été conçu sur un bateau, en rade d’une ville du bout du monde, à Aden.
(Le Clézio, LQ, p. 46-47)’

Là aussi, les détails abondent. La description est fournie et offre une image précise de la scène d’amour entre les aïeuls du narrateur : « le poids de la chaleur […], le goût de la sueur, les coups démultipliés [des] cœurs », ajoutés aux couleurs, à la description de la situation et de l’ambiance, de la position des corps sur la couchette, etc. sont autant de précisions qui témoignent de l’importance de l’événement. Pour se construire Soi, par le travail de l’imagination, Léon reconstruit l’un des moments forts de ce qui permettra son existence : la conception de son propre géniteur. Et là encore il s’agit d’une auto-procréation puisque ce n’est pas une voix omnisciente qui vient créditer la scène, mais celle du narrateur né de cette union. En donnant corps aux aïeuls qu’il imagine, en animant par le langage les corps façonnés dans son imaginaire, il se crée lui-même. C’est la genèse de sa propre existence. Ce qui n’est qu’un rêve, « d’avoir été conçu sur un bateau, en rade d’une ville du bout du monde, à Aden », devient une réalité… une réalité re-créée pour un corps – langagier – qui s’est auto-procréé.

Au travers de ces deux exemples issus du Bleu des vitraux et de La Quarantaine, nous voyons que les identités ne sont pas figées dans un temps : les auteurs nous y disent qu’elles prennent forme en amont, dans les histoires et les expériences qui ont précédé leurs naissances respectives. Le pouvoir conjoint de l’imagination et du langage aide par conséquent à pallier les manques : puisque ce qui s’est passé avant l’existence présente n’est pas ou peu connu, l’effort imaginatif et langagier permettra de ne pas sombrer dans l’ignorance ou l’oubli. Et par là-même, il permet de pérenniser les origines identitaires. Yann, le narrateur du Bleu des vitraux, tout comme Léon, celui de La Quarantaine, sont tous les deux nés d’une union réalisée hors espaces clos, « au-delà » de l’île pour le premier, au « bout du monde » pour le second. Bien avant leur propre existence, se profilaient donc déjà les mouvements de l’exil. Ni l’un, ni l’autre, n’a été procréé dans un lieu fixe, fermé, mais à l’inverse ils ont tous les deux été conçus dans des « au-delàs », dans des espaces « entre-temps », de passages et d’échanges, qu’ils habitent désormais pleinement… comme si le fait d’être né d’une union entre-deux (entre-deux corps, bien sûr, mais aussi entre-deux temps et entre-deux espaces) permettait d’expliquer leur errance contemporaine. L’un est né entre l’île et le bateau, au-dessus de la mer, et ne parvient pas à se situer dans sa contemporanéité (Yann erre entre les temps et les espaces de son âge adulte et de son enfance, entre le continent et l’île) ; l’autre est né entre Marseille et Maurice, dans le port d’Aden, et erre dans son discours entre les temps et les espaces de ses aïeuls, au XIXe siècle, et de son présent, au XXe.

Proposant une réflexion sur ce thème, Homi K. Bhabha postule :

‘Etre dans l’ « au-delà », donc, c’est habiter un espace « entre-temps », comme vous le dira n’importe quel dictionnaire. Mais habiter « dans l’au-delà », c’est aussi […], faire partie d’un temps révisionnaire, d’un retour au présent pour redécrire notre contemporanéité culturelle ; réinscrire notre communauté humaine, historique ; toucher le bord le plus proche du futur. En ce sens, donc, l’espace intermédiaire « au-delà » devient un espace d’intervention dans l’ici et le maintenant.292

L’auteur précise par la suite sa pensée en apportant des exemples et en se référant, entre autres travaux artistiques, à ceux photographiques de l’américain Allan Sekula qui interroge les espaces maritimes et portuaires : « Le port est le site où les marchandises apparaissent en vrac, dans le flux même de leur échange »293 (ci-contre). Le bateau du Bleu des vitraux qui vogue lourdement sur la mer est un « au-delà », comme l’est dans La Quarantaine l’Ava en rade dans le port d’Aden. Apparaissent alors « dans le flux même de leur échange », non pas tout à fait des marchandises, mais des vies. Et le principe du discours émis par les narrateurs semble ainsi de capter et restituer le moment de la première rencontre, celui de l’échange originel qui les a fait naître, dans sa fluidité d’alors. Ce n’est que de cette manière qu’il semble possible pour eux de préparer leur « retour au présent pour redécrire [leur] contemporanéité culturelle », leur identité d’aujourd’hui, née des expériences d’hier. L’espace originel recréé par le discours « devient un espace d’intervention dans l’ici et le maintenant », aidant à mieux définir les contours de l’existence présente.

Allan
Allan Sekula, San Pedro, California, Nov. 1992

Courtesy Gie, M. Rein.

Notes
286.

Nous reviendrons par la suite sur la présence, dans le discours littéraire, de références et de procédés artistiques autres.

287.

Annick Gendre, 2007, op. cit., p. 21.

288.

Jacques Aumont, Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Paris, Nathan, 2001 (2002), article « plan-séquence », p. 158.

289.

André Bazin, « L’évolution du langage cinématographique », in Qu’est-ce que le cinéma, vol. 1, Paris, Cerf, 1975.

290.

Jacques Aumont, Michel Marie, 2001 (2002), op. cit., p. 158.

291.

Jean-Michel Racault, Mémoires du Grand Océan. Des relations de voyages aux littératures francophones de l’océan Indien, Paris, PUPS, 2007, p. 239-240 (le chapitre V consacré à Le Clézio a initialement été publié sous la forme d’un article : « L’écriture des pierres. Fiction généalogique et mémoire insulaire dans Le Chercheur d’or et Voyage à Rodrigues de Le Clézio. », in J.-C. C. Marimoutou et J.-M. Racault (dir.), L’Insularité. Thématique et représentation, France, L’Harmattan – Université de La Réunion, 1995, pp. 383-392).

292.

Homi K. Bhabha, 2007, op. cit., p. 38.

293.

Ndla : Allan Sekula, Fish Story, manuscrit, p. 2. Ibid, p. 39.