Les ouvrages de Lods et de Le Clézio s’inscrivent majoritairement dans des espaces insulaires oscillant entre les îles india-océanes et le contient européen. De ce fait, ce sont les images de la mer, du large, celles du port encore, qui viennent symboliser le flux de leurs échanges. Les œuvres farésiennes, elles, s’inscrivent sur deux continents, entre le nord du continent africain (l’Algérie) et l’ouest du continent européen (la France et l’Espagne). Le parcours de chacun des personnages de sa trilogie ne se réalise donc pas au-dessus des eaux, mais sur la terre. C’est ainsi que les symboles utilisés pour illustrer les lieux de passages s’adaptent à l’environnement narré, celui de la terre ferme et des villes, et deviennent gares, trains, taxis : Le champ des Oliviers s’ouvre sur Brandy Fax dans un train en partance pour Barcelone, et Mémoire de l’Absent sur Abdenouar découvrant Paris dans un taxi. Train et taxi semblent remplir dans l’écriture farésienne la fonction du bateau et du port dans les écritures lodsienne et leclézienne : ils renvoient à des entre-temps et entre-espaces, faisant circuler sans cesse les marchandises-personnages au travers d’une multitude de paysages. Le recours à ces symboles tend à confirmer que l’errance est un mouvement ininterrompu, conduisant à la structuration d’identités-carrefours, multipliant les points de croisement.
Dans Mémoire de l’Absent par exemple, Abdenouar n’atteindra jamais le centre de Paris, mais il déambulera de manière circulaire du début à la fin du livre, avec Hamid son guide et cousin, autour de ce centre parisien. Toujours en mouvement, jamais fixé, le taxi y est un espace clos et exiguë, métaphorisant la perpétuelle errance. C’est là le premier lieu de passage qui est habité par le personnage ; c’est là le premier lieu, mouvant, qui lui offrira un point de vue sur la ville et lui permettra de découvrir l’ « au-delà » de son exil. Découverte qui se fera dès les premières pages du livre : « Le taxi tourne autour de la place, large avenue devant lui, au bout de laquelle, un arc, grand, illuminé, et Hamid là, toujours tourné vers nous, qui parle, oui, qui parle […] » (p. 27) ; jusqu’aux dernières :
‘Hamid insiste du doigt et du visage, ses yeux sourient, la place est belle, très belle, pleine de lumières, magnifique vraiment magnifique Qui nous prend en elle, sur ses boules blanches, entre de multiples files de voitures et de gens dont les visages brillent et fuient dans les multiples luminosités de la nuit.Le taxi est un point d’observation et de découverte : c’est au travers de l’écran de ses vitres que le premier contact avec la nouvelle ville s’établit. A l’inverse des descriptions du Clos-Salembier ou de la Cité-Malheur (quartiers d’Alger d’où vient Abdenouar), le monde ne paraît pas hostile : tout est « grand, illuminé », ou encore « magnifique vraiment magnifique ». Ce ne sont toutefois pas les couleurs et les images qui importent ici, mais l’atmosphère produite par la force des mouvements :
‘Les voitures bougent, ont des gestes vivants colorés, fuyants, mouvants, les voitures bougent, glissent rient oui rient là sur notre gauche parce qu’ils sont trois à l’avant ils rient (Mère pleure) et je vois tout cela, et je tire mes yeux à distance de mes bras qui voudraient étreindre les lumières le bonheur et les rires, prendre, et d’un coup, être capable de tuer tout le monde. (Farès, MA, p. 195)’Bouger, fuir, mouvoir, glisser, sont autant de manière pour le narrateur de témoigner de la puissance de son vertige. Et les rires aussi, ceux qui lui rappellent qu’il n’est là que de passage, qu’il n’appartient pas au paysage qui s’illumine sous ses yeux. Il n’est pas dans la ville, mais il est dans un taxi qui sillonne la ville : il voit le bonheur, mais il ne peut pas l’ « étreindre ». Sans doute est-ce de là que naît ce sentiment de répulsion qui provoque en lui l’envie « de tuer tout le monde », d’anéantir le bonheur qui lui est interdit, car vivant dans un mouvement contraire au sien : « oui, puisque les trajectoires sont définitivement mêlées, embrouillées […], que le taxi roule entre les trottoirs et des rues que j’ignore » (p. 194). Le taxi offre un point d’observation idéal mais, du même coup, il ne lui permet pas d’entrer dans le monde le laissant à distance de ce qu’il voit mais ne peut pas vivre. Il ne lui est permis que de regarder, d’observer. Le véhicule est en mouvement, il le déplacera d’un point à l’autre de Paris, durant toute l’œuvre, sans jamais s’arrêter. D’abord il lui fera traverser les carrefours symboliques de l’arc de Triomphe et de la place de la Concorde, ensuite il le conduira où il devra habiter, « très près du centre de Paris […] près de la gare Saint-Lazare » (p. 32). Abdenouar est donc bien sans cesse en mouvement, absent du centre où tout se passe : il traverse un carrefour, puis un autre, tout cela pour aller habiter près d’une gare, lieu de départs ou d’arrivées selon les trajectoires, mais en tous les cas, lieu de passage. Et, puisqu’il n’a « aucun lieu ou repère en cette ville » (p. 33), en cette vie-ci, il cherchera dans les profondeurs du temps ce qui fonde sa contemporanéité. A savoir, le moment où « la terre a rencontré [pour lui] un nouveau sens (p. 147) » :
‘« Femme, pourquoi avoir déserté l’olivier, pour la peau dure du bédouin ? »Les nombreuses occurrences de l’adverbe « autour » se rapportant à l’inatteignable « centre », suivies de la répétition finale du verbe « tourner », illustrent la spirale dans laquelle « les hommes » accusent la Kahéna des les avoir entraînés. Encore, l’amorce de chaque sentence par l’apostrophe « Femme », provoque un effet giratoire : le texte tourne d’abord plusieurs fois autour de la femme, avant de se décentrer, et par une force centrifuge, de propulser « les hommes » dans leur errance. Nous voyons là que la spirale dans laquelle est entraîné malgré lui Abdenouar à bord du taxi qui tourne interminablement autour de l’arc de Triomphe, autour de la place de la Concorde, autour du centre de Paris, trouve ses origines dans un temps bien antérieur à sa propre errance. Les raisons de son exil contemporain sont expliquées par ce qui est présenté comme une faute originelle : accusée d’avoir trahi son peuple, la Kahéna est châtiée : « Femme, Tu continueras ta marche » résonne comme un bannissement ; « en traînant encore beaucoup d’hommes aux gestes d’Oliviers » comme une malédiction. C’est l’événement fondateur d’une ère nouvelle, celle du « déchirement parmi les alliances » (p. 146), de l’explosion de l’unité du peuple Berbère et du commencement de sa longue nuit d’errance.
La Kahéna, reine et « femme libre des Montagnes de l’Awrès » (p. 152), est une figure historique de l’Afrique du Nord : symbole berbère, elle a mené au VIIe siècle la résistance contre l’invasion Arabe. Dans sa très pertinente thèse dont nous recommandons la lecture, et présentant entre autres intérêts d’avoir été dirigée par Nabile Farès lui-même, Karine Chevalier consacre une partie de son analyse à l’étude du mythe de la Kahéna294 et de sa représentation dans Mémoire de l’Absent. S’appuyant en un premier temps sur les travaux de Jean Déjeux, elle rappelle que « Cette trace a la particularité, comme celle de l’Ogresse, d’être orale, mémorielle et plurivoque, “nous sommes aussi bien dans l’histoire que dans le mythe, dans la légende et le merveilleux que dans quelques traditions historiques” »295. Mais, précise-t-elle concernant l’utilisation qu’en fait Farès :
‘Farès ne tombe pas dans l’héroïsme ni dans le merveilleux romantique. Il se situe en réaction, montrant que cette trace est liée à une mémoire en crise, consciente des vides. A la différence des autres utilisations, celle de Farès respecte le statut de trace de la Kahéna, ne surexploitant pas le thème, dispersant les différents mythèmes dans le texte sans les expliciter.296 ’Le renoncement pour l’auteur à la surexploitation du thème, a pour effet de perdre le lecteur profane : aucun repère historique n’est divulgué, ni dates, ni événements. Les marqueurs de cette histoire n’apparaissent qu’en filigrane, comme l’illustre Karine Chevalier : « “la politique de l’incendie de la terre brûlée pour dissuader l’adversaire” n’apparaît que par le motif du feu sans que le récit n’offre d’explication »297. En effet, seules quelques répliques laissent deviner cette stratégie défensive appliquée par la Kahéna : « J’ai incendié / le pays / de l’orgueilleuse / Kairouan, / comme on / incendie / la face droite / de son / propre cœur » (p. 156). Cet exemple illustre une autre stratégie, celle de l’auteur cette fois : la mémoire ne se donne pas, elle se cherche et ne peut être trouvée que dans les cendres de mots qui se refusent.
Comme portés sur une scène, les protagonistes de cette histoire entrent un a un en jeu, sans toutefois présenter leurs rôles véritables dans ce drame historique annonçant « la lente agonie et mort du plus vieux royaume berbère » (p. 147). Les repères événementiels sont disséminés dans un texte qui se refuse et pratique à son tour une poétique de la terre brûlée. Placée comme un chœur autour de la Kahéna, l’Assistance écoute les paroles énigmatiques du Récitant, personnage qui n’est autre que la voix transcendée de Abdenouar : « Abd-Nouar contre / moi, Osmane devenu / le Récitant ! », dira la Kahéna (p. 162-163). C’est donc Abdenouar, le jeune homme errant dans un taxi sans jamais atteindre le centre de Paris qui interroge l’histoire, celle de sa mémoire berbère. Dans le long chemin qui sépare son présent de la « blessure originelle »298, la mémoire éclate et livre au lecteur un dialogue morcelé, saccadé et découpé comme le seront les têtes de la Kahéna et du Récitant. Car, peine perdue, clame l’Assistance :
‘« Jeu de la mort entrée parmi nous ! Que peut nous apprendre le Récitant que nous ne connaissons déjà ! Nous sommes nés, nous-mêmes, dans la blessure et traîtrise du partage, puisque, escorte du délire et du songe, nous marchions près de Kahéna, en route d’exil. Oui. Nous marchions dans la caresse du sable et la peau de la terre. Nous marchions. Car l’Etranger avait atteint notre cœur ou louange en la personne de Khaled, l’amant de Kahéna.Cet extrait résume tout le tragique de la situation : c’est en raison de son amour pour Khaled, un « Etranger » porteur d’une culture autre, que la Kahéna est condamnée à l’exil, et avec elle tout le peuple berbère. C’est l’expression de la naissance d’une nouvelle ère identitaire, celle de la longue marche dans l’exil, marquant la rupture unitaire d’un peuple. La situation présente d’Abdenouar serait donc l’écho d’une expérience originelle, et c’est en ce sens qu’il lui est nécessaire de la rapporter dans son discours : elle lui explique son errance contemporaine. La Kahéna est par conséquent une figure mémorielle et identitaire puissante qui ne permet pas uniquement d’invoquer le passé ou de ne pas sombrer dans l’oubli. A l’inverse d’autres figures liées à l’identité nationale du territoire et propres à l’espace maghrébin, celle-ci ne renvoie pas à l’élaboration d’une identité, mais à sa perte (nous avons vu que Nabile Farès n’a de cesse d’interroger ce qu’il désigne par le « pays ? »). Ce qui est encore rappelé dans le texte par : « Désormais, le pays est ouvert, dispersé en de multiples territoires ».
Par ailleurs, le choix de cette figure semble relever d’un point de vue engagé, puisqu’il permet davantage de narrer la destruction de l’identité berbère plutôt que son élaboration. La figure de la Kahéna s’inscrit ici en opposition à d’autres figures mémorielles fondatrices, telle que celle de Jugurtha par exemple, récurrentes dans les littératures maghrébines d’expression française. Comme le souligne Afifa Bererhi en se référant à « L’Eternel Jugurtha » de Amrouche299 : « Le récit de vie rapporté devient histoire d’un symbole de résistance et de liberté, histoire d’un mythe fondateur confié à la transcendance épique sous la plume des littératures, de Rimbaud « Jugurtha »300 à Kateb Yacine (Nedjma) »301. Si Jugurtha participe à l’élaboration d’un mythe fondateur de l’identité nationale, la Kahéna en est le portrait inversé : en raison de l’amour qu’elle a porté à un Bédouin, elle est accusée d’avoir causé la perte du royaume berbère, « car l’Etranger avait atteint notre cœur ou louange en la personne de Khaled, l’amant de Kahéna », car, répète le texte, « c’est depuis cette époque que le pays est devenu plusieurs, et que, le Maghreb est devenu l’histoire de l’impossible royaume berbère » (p. 166). Ce qui est au cœur du récit ce n’est pas l’amour d’une femme pour un étranger, ni même sa trahison envers son peuple, mais c’est le premier retentissement d’une histoire qui trouvera des échos, plusieurs siècles plus tard, dans la contemporanéité d’Abdenouar. C’est la première confrontation d’un peuple, les Berbères, à une expérience d’asservissement : l’Islam entre par le biais d’un amant dans l’histoire berbère, comme l’Europe y entrera plus tard, imposant sa colonisation. L’unité qui est bousculée « comme une vulgaire pelote de chiffons » est celle de la singularité identitaire d’un peuple devant se soumettre à un autre :
‘La Kahéna est éloignée de la croyance divine mais l’amour, l’amour, est là qui cherche la raison du désepoir ou de la mort, l’amour déchiré comme le corps encore jeune vif et la tunique de Kahéna.Ce que dit explicitement le texte, c’est que la Kahéna n’était pas portée par une « croyance divine », mais par « l’amour ». Malheureusement cet amour a « déchiré » son corps, symbole du territoire, de l’unité et de l’identité berbère. Et cette « terre où se déplace le cavalier venu du plus lointain désert », donc du dehors des limites du territoire, s’en trouve profondément blessée, marquée, par une expérience originelle qui trouvera un écho dans la conquête coloniale. L’écriture de la « blessure originelle » permet de revisiter la mémoire et de proposer une lecture autre de la contemporanéité : la confrontation de l’Islam et du peuple berbère permet de porter un regard différent sur une autre confrontation, celle-là même qui a forcé Abdenouar à s’exiler d’Alger, celle de la France et de l’Algérie.
Etudiant la « permanence de l’islam-civilisation » dans le Maghreb contemporain, Daniel Rivet constate que :
‘La tension eschatologique, qui est une constante de l’histoire du Maghreb, véhicule l’aspiration permanente à renouer avec le temps des origines. D’une certaine manière, tout ce qui se situe dans l’intervalle constitue un espace mort, privé de signification.302 ’Cette tension soulignée par Daniel Rivet se retrouve effectivement dans le dire de Nabile Farès. Mais, elle se rapporte davantage à la mise en mots d’une expérience traumatique originelle fondatrice d’une identité nouvelle, celle de la perte unitaire et de l’exil, plutôt que de se référer à « l’espoir d’un retour au temps indépassable du Prophète »303. Le retour dans la narration au mythe de la Kahéna permet de remonter au temps indépassable du jugement premier, celui qui a conduit sur les routes de l’errance l’ensemble de l’humanité berbère, du temps de la Kahéna, à celui contemporain d’Abdenouar. Cette tension, récurrente dans chacune des œuvres de la trilogie, se lira dans le troisième livre par l’expression d’un souhait : « Père, s’il existe des paroles antérieures à ma naissance, ce sont elles que je veux comprendre ; oui, celles qui ramènent, ensemble, l’homme et le monde, et, non pas, celles qui condamnèrent l’homme et le monde » (E&D, p. 55). Nous notons dans cet extrait un paradoxe : alors même que c’est au temps de l’édification du peuple que souhaiterait remonter cette voix, c’est au temps de son éclatement que remonte celle d’Abdenouar. Dans Mémoire de l’Absent, ce sont les « paroles antérieures […] qui condamnèrent l’homme et le monde » qui sont formulées et qui emplissent l’espace du livre. Le souhait exprimé ici serait donc de dépasser cette condamnation originelle, non pas en remontant plus en amont dans son histoire, mais en proposant une approche autre du monde, en se libérant de toutes les formes d’asservissement, à commencer par celles antérieures « à [la] naissance » : « Il faut me comprendre père, je ne désire rien d’autre, maintenant, que d’échapper au Livre, celui qui au Maghreb connut tant de disciples et de prophètes » ; puis encore : « il me faut atteindre le monde, par delà304 le Livre » (E&D, p. 55). Le « Livre », hypéronyme du Coran (qui ne sera d’ailleurs jamais nommé, excepté dans Le champ des Oliviers), renvoie par allusion au mythe de la Kahéna, puisque ce mythe constitue le moment de la rencontre entre les mondes musulmans et berbères, puisque celui-ci annonce le début du morcellement identitaire. « Je désire comprendre le monde, sans le Livre », ajoutera encore cette voix.
Nous constatons que la tension eschatologique qui peut se lire dans l’œuvre farésienne, le retour au jugement et à la blessure originelle, permet de proposer une lecture autre de l’Histoire, de reconstituer une mémoire en se référant aux expériences passées qui ont conduit à celles présentes. « Par delà » le livre, dans les temps anciens, il y a eu une première perte, qui se poursuit aujourd’hui au-delà, par une autre perte. Forcer la mémoire à se dévoiler, forcer le temps à se déployer des plus anciens aux nouveaux déchirements, c’est comprendre ce qui induit l’exil contemporain. Les réponses aux interrogations des voix de la trilogie ne se trouvent pas toutes dans leurs présents respectifs, mais il faut remonter aux temps des origines pour les trouver. Ainsi, pour Abdenouar circulant en taxi dans les rues de Paris, émettre un discours se rapportant aux temps antérieurs à sa naissance, c’est interroger son présent pour mieux comprendre sa situation actuelle.
Est-ce bien là une constante de la seule histoire maghrébine ? Ne serait-ce pas là l’un des traits du vécu dans l’exil ? Nous avons précédemment vu que chez Lods et Le Clézio, la mise en mots d’un « au-delà » se référant aux origines généalogiques des narrateurs exilés permettait de donner corps et forme à un paysage identitaire. Toutefois, la tension eschatologique ne pouvait se rapporter à un trop ancien « temps des origines », puisque cette distance temporelle pose déjà un problème : à quelles mémoires (périodes historiques, évènements, mythes, etc.) peut renvoyer le temps des origines dans des îles de l’océan Indien qui n’ont commencé à être habitées que très tard dans l’histoire ? Au plus loin qu’ils remontent dans ce temps, les personnages de Lods et de Le Clézio, mais aussi ceux d’Agénor, n’atteignent que des limites généalogiques. Yann, le narrateur du Bleu des vitraux, naît de la rencontre de ses géniteurs ; Léon, le narrateur de La Quarantaine, tout comme ceux du Chercheur d’or ou du Voyage à Rodrigues, ne remontent qu’aux traces de leurs aïeuls ; et encore, dans Bé-Maho ou dans Comme un vol de papang’, Monique Agénor ne fait remonter la naissance de ses personnages qu’à leurs proches ancêtres, respectivement, européens et malgaches. Néanmoins, bien que les inscrivant dans un passé proche, ces tensions n’en sont pas moins eschatologiques : c’est dans chacun des cas jusqu’au « temps indépassable », non pas d’un Prophète, mais de leurs propres ancêtres que remontent les personnages. Errants, ils recherchent tous l’événement fondateur de leur contemporanéité, ils tentent tous de renouer avec le temps de leurs origines.
Dans ce cadre, l’« intervalle » nommé par Daniel Rivet ne constitue-t-il véritablement qu’un « espace mort privé de signification » ? N’est-ce pas justement cet « intervalle » que les auteurs cherchent à (ré)investir par le langage ? Théorisant ces creux en les rapportant au concept de cultures minoritaires (et les nommant « interstices »), Homi K. Bhabha insiste : « Une fois encore, c’est l’espace d’intervention émergent dans les interstices culturels qui introduit l’invention créatrice à l’existence. Et une dernière fois, il y a un retour à la performance d’identité comme itération, re-création du soi dans le monde du voyage […] »305. Le langage est parcours, et dans chacune de ces oeuvres il est également aller et retour, exil constant entre passé et présent, entre l’hier des origines et l’aujourd’hui de l’errance. Par conséquent, l’exilé ne se situe pas dans un gouffre atemporel, mais il paraît se situer au-dessus de cet espace vide, sur un pont qui en relierait les deux extrémités. Dès lors, cet « espace mort », ce creux, ne peut-il pas être un espace signifiant ? L’acte de parole n’en fait-il pas un espace identitaire signifiant ? La création littéraire ne donnerait-elle pas corps et sens à cet « espace mort », faisant de lui un puissant lieu de signifiance ? L’ « interstice » est le lieu d’investiture du langage : d’abord parce qu’il est le lieu de la trace laissée par le trouble originel, ensuite parce qu’il est le lieu qui, permettant l’oscillation entre passé et présent, dessine le paysage imaginaire contemporain. Un paysage qui n’est pas le simple reflet des objets vus durant le parcours, mais qui est empirique, se tissant en un maillage complexe et fait de la somme des expériences vécues. Des expériences présentes : celles des errances dans le présent de la narration ; et des expériences passées : celles des temps originels, des temps fondateurs où, comme l’a écrit Farès, « la terre a rencontré un nouveau sens » (MA, p. 149), contribuant à redéfinir le présent, contribuant à reformuler l’identité contemporaine, désormais plurielle.
Karine Chevalier, 2004, op. cit., p. 86 à 95, <http://www.limag.refer.org/ThesesSommaire.htm#C-G>.
Ndla : Jean Déjeux, « Chapitre 1. La Kahina (aux VIIe et VIIIe siècles) », Femmes d’Algérie : légendes ; traditions ; histoires ; littérature, Paris, La Boîte à Documents, 1987, p. 75 ; in ibid., p. 86.
Ibid., p. 87.
Idem.
Id., p. 81.
Jean Amrouche, « L’Eternel Jugurtha », in Henri Kréa, Tombeau de Jugurtha, Alger, SNED, 1968 [première édition in L’Arche, n° 13, 1946].
Référence donnée par l’auteure : Arthur Rimbaud, « Jugurtha », trad. de Marc Ascione, in Le Magazine littéraire, n° 289, juin 1991, p. 48.
Afifa Bererhi, « L’âme tutélaire de la Montagne », in Expressions Maghrébines « Mohammed Khaïr-Eddine », vol. 5, n° 2, CICLIM, hiver 2006, p. 90.
Daniel Rivet, 2002, op. cit., p. 59.
Idem.
Nous respectons l’orthographe du livre.
Homi K. Bhabha, 2007, op. cit., p. 40.