L’hétérogénéité des voies (1) : les trajectoires intérieures

Les trajectoires corporelles

Dans ce parcours imaginaire qui tend l’être entre les temps de son existence originelle et de son existence présente, le discours révèle l’espace tel qu’il était et tel qu’il est perçu aujourd’hui. C’est un espace bafoué, métaphore de la condition contemporaine des exilés. Mais si l’espace était autrefois habité (par la Kahéna et les Berbères par exemple) puis, à cause des exils, vidé, il n’en est pas pour autant complètement désempli aujourd’hui. Comme un liquide coloré permet en remplissant un contenant transparent d’en révéler les contours, le langage remplit l’espace, dévoile ses formes. Dans L’exil et le désarroi, après avoir passé les « huit derniers jours, sous les couvertures », à cause d’une fièvre, Mokrane se réveille et se verse une tasse de café (p. 25 à 27). D’abord, le liquide « tombe, et, colore le verre, presque entièrement » : « Un parfum court de-ci de-là à la recherche d’un jeu qui n’existe plus, de coordonnées, ou existences, qui n’existent plus » (p. 25). Quel est ce « jeu » ? Quelles sont ces « coordonnées » et ces « existences » nées d’une simple boisson ? L’exil et le désarroi étant le dernier livre de La Découverte du Nouveau Monde, nous pouvons nous demander à cet instant si la fièvre qui a ravagé huit jours durant « le corps de Mokrane [qui] ressemble à un mince filet de lune bien pâle » (p. 25), n’est pas celle des troubles du champ des Oliviers et de Mémoire de l’Absent ? Les « existences » de Brandy Fax et d’Abdenouar, tous deux des personnages errants, n’avaient pas de « coordonnées », car ils s’étaient perdus entre l’Occident et l’Orient, entre les rives de leurs incompréhensions et de leurs désirs. Le café, dans ces premières pages du livre de la trilogie, intervient comme une métaphore annonçant en plus du « retour à la vie verticale » de Mokrane (p. 27), celle de nouvelles « coordonnées » identitaires, le dessin de nouvelles « existences » :

‘Le café brûle, ouvre les yeux de Mokrane, grandement, vers quelque chose que Mokrane ne veut pas voir, mais que de toute évidence, et malgré la brûlure, il ne peut voir. Tout cela, comme si son attention avait été fixée par le brûlant liquide, parfum du café, comme si, avant de se remettre à vivre, debout, loin de la grippe et du lit, il devait arrêter quelque temps ou idée en lui, se mettre, en quelque sorte, en place, et se mouvoir après l’esseulement de ces derniers jours. (E&D, p. 25-26) ’

La « brûlure » provoquée par la boisson réveille le corps, lui donne une existence. Avant cet épisode du café, dans les quelques pages qui le précédaient, le personnage n’existait pas. Ou plus exactement, puisqu’il est bien précisé dans le texte « avant de se remettre à vivre », il était là, mais malade, endormi, absent ; il sommeillait déjà dans Le champ des Oliviers et dans Mémoire de l’Absent. Et ce qui n’existait pas auparavant, avec lui, prend forme : c’est là l’inscription du discours dans un corps, aussi réel qu’imaginaire, matériel et métaphorique, puisque fait tout à la fois de « pensées » et de « muscles » :

‘Terrible irruption de la vie, que Mokrane sent avancer en lui selon les différentes trajectoires de ses pensées, muscles, car chaque fois que Mokrane sent cette vie battre en lui, il lui suppose d’étranges desseins, comme celui, parmi tant d’autres, de croire très fermement en lui. (E&D, p. 26) ’

Cette vie qui bat en lui réveille un corps qui est nommé, décrit, qui prend forme et existe désormais. Ce n’est plus le corps ferroviaire de Brandy Fax ou celui d’Abdenouar, mouvant, à l’intérieur d’un taxi, qui occupe l’espace, mais celui palpable de « soixante kilos répartis sur une hauteur de cent soixante-seize centimètre » de Mokrane (p. 25). Le corps a une consistance, il est fait de chair dont les contours sont révélés par le liquide, comme l’a été la transparence du verre sous l’effet des gouttes colorées : « Le café brûle chacune des pensées et volontés de Mokrane, descend le long des bras, des jambes, brûle, s’empare de l’estomac, tourne, brûle encore, glisse, s’installe confortablement dans Mokrane, vitalement » (p. 25). C’est l’annonce d’une vie non plus imaginaire, mais authentique, organique même, d’un corps désormais doté d’une consistance matérielle. Les nombreuses occurrences du verbe « brûler » permettent d’intensifier la sensation provoquée par le café, ainsi que d’aider à mieux visualiser son parcours dans le corps, à donner une consistance palpable aux membres et aux organes qu’il atteint : « bras », « jambe », « estomac ». De même, l’insistance sur le prénom du personnage (dans ce court extrait il est nommé à deux reprises, et durant l’épisode du café, sur trois pages, il sera au total nommé dix-sept fois), permet d’appuyer la présence de ce dernier, de figurer la « terrible irruption de la vie ». Sous l’effet du café, prend forme sous nos yeux, un corps dans toute sa consistance. Une seule gorgée a suffi pour le vitaliser, lui donner vie et le rendre visible : il a des membres, des organes intérieurs, il est habillé, et porte un nom. Il pense aussi, et ce que révèle encore cette gorgée de café brûlant, en plus de son propre corps, ce sont ses pensées et ses souvenirs : « Le café brûle, ouvre les yeux de Mokrane, grandement ». Ce qu’il « ne veut pas voir » mais qu’il cherche malgré tout des yeux, ce sont « les passages de son être, de ses espoirs, de sa vie », ceux qui l’ont conduit, au-delà des frontières, à se retrouver là, dans une chambre, à Paris.

‘Le café descend plus profondément encore, comme s’il atteignait, en même temps que le corps, la mémoire, cette mémoire contiguë à chacun des mouvements de Mokrane, mais que Mokrane tente, bien vainement, de refluer à chaque pas ou, humeur, loin, pour avancer encore dans la vie. (E&D, p. 27) ’

Comme ce corps se remplit d’un liquide dévoilant dans chacune de ses « différentes trajectoires » une intériorité rendue visible, il emplit les espaces jusque là désertés : ceux de la chambre, mais également, ceux de la mémoire. Le remplissage du corps organique par le café aide ainsi à lire le remplissage de l’espace par ce même corps, ainsi que le remplissage du corps mémoriel par la fluidité du langage. A la suite de cet extrait, insistant et sonnant comme un rappel, ce parcours de revitalisation de la mémoire métaphorisée par celui du café dans le corps, se réitérera sous une autre forme. Mokrane allume une cigarette, et, « A la troisième bouffée, il avale, sent la fumée accomplir les mêmes trajets corporels, et, pour ainsi dire, visibles, que ceux accomplis quelques instants plus tôt par le café » (p. 27).

La première apparition de Mokrane dans L’exil et le désarroi est par conséquent marquée par la monstration d’un parcours métaphorisant ceux déjà réalisés dans les précédents livres : la tension que nous avions précédemment relevée dans Mémoire de l’Absent se retrouve dans ces premières pages qui, sous l’impact de chaque brûlure provoquée dans le corps de Mokrane, ravivent les douleurs antérieures. Le corps est un espace organique fixé dans l’espace géographique de la chambre : il s’éveille à Paris mais amorce, selon des trajectoires intérieures, l’errance des voix à venir vers les temps mémoriaux. C’est l’annonce d’une rupture par rapport aux œuvres précédentes : le parcours intérieur de Mokrane va se substituer aux parcours extérieurs de Brandy Fax et d’Abdenouar (respectivement dans un train et un taxi). La voix de Mokrane s’apprête à descendre le long des mots, des phrases, brûler, s’emparer des pages, tourner, brûler encore, glisser, s’installer confortablement dans le livre, en répondant à un besoin vital, celui de comprendre, comme dans l’ensemble de la trilogie, « les distances installées, vivantes, entre la vie, et, la mort. Les distances installées, construites, entre les deux séjours », le premier, avant l’exil, à Alger, et le second, maintenant, à Paris. Le corps est une voie organique palpable traversé par les voix mémorielles comme il a été parcouru par le café, réduisant en son intériorité « les distances » entre Paris (qui contient le corps) et Alger (qui est contenu dans le corps), et conférant ainsi la même matérialité et la même consistance aux pôles occidentaux et orientaux, aux pôles habités et désertés.