Cette ambivalence entre habité et déserté est ce qui caractérise l’expérience de Minia dans Comme un vol de papang’ : elle habite son présent sur l’île de La Réunion, alors que sa grand-mère, Fanza, a dû déserter l’île de Madagascar. Mais l’inverse est aussi vrai : à l’intérieur du corps de Minia, Fanza habite La Réunion contemporaine, et Minia, par son langage, voyage incessamment à Madagascar pour y restituer la présence de son aïeule et faire de la Grande Île une île à nouveau habitée. Dans ce jeu de croisement, le corps de la narratrice est un pivot : il reçoit, à La Réunion, celui de sa grand-mère, tout en permettant, par son organe vocal, de retourner au temps banni d’avant l’exil, à Madagascar. Le principe de l’écriture semble alors de permettre cet étrange chassé-croisé en réalisant la jonction simultanée des deux entités. Ce qui est habité sera déserté, et ce qui a été déserté sera habité : les « Actes », situant l’action à Madagascar au temps de l’invasion coloniale, sont habités par la voix de Minia reconstituant le corps de Fanza ; les autres parties narratives, intercalées aux « Actes » de manière régulière, situent l’action dans l’île de La Réunion contemporaine, et sont habitées par le corps de Minia, lui-même investi par celui de Fanza. C’est de là que partent les lignes vocales tracées par la narratrice pour reconstituer l’histoire malgache.
Au travers de cette ambivalence corporelle et de cette permanente oscillation de la voix entre les espaces îliens de La Réunion et de Madagascar se pose une question fondamentale : comment habiter le lieu quand on ne peut se fixer pleinement quelque part ? Comment habiter une culture quand on est en exil ? A de nombreuses reprises, dans Comme un vol de papang’, le lien étroit qui unit de manière symbolique les ascendances malgaches et réunionnaises en un même corps, celui de l’aïeule Fanza et de sa descendante Minia, est rappelé. Le texte insiste, mais en tout premier lieu, ce lien étroit se lit dans le récit même de la naissance de l’enfant, témoignant ainsi du caractère inné et irrévocable de cette cohabitation généalogique :
‘[…] la dame Fanza elle-même [la grand-mère], alors dans sa soixante-neuvième année, rassasiée de ses jours et profitant d’une éclipse de soleil, décida d’aller explorer l’au-delà, enfin délivrée d’une vie à laquelle elle ne croyait plus.Bien plus que la répétition de la conjonction de temps exprimant la simultanéité de la mort de l’une et de la naissance de l’autre, la succession immédiate dans le texte des deux événements témoigne de l’étrangeté du phénomène qui se produit là : la transposition d’un personnage décédé dans le corps d’un autre, naissant. De plus, le jeu d’opposition entre le mouvement ascensionnel qui fait « monter la ramatòa » et le mouvement descendant de la « tite-fille » vers son berceau, réalisé selon une volonté divine, permet d’illustrer la nature du lien qui unit l’une à l’autre, qui marque la présence de l’une dans l’autre. A la suite du récit de l’entrée de la ramatòa dans la vie nouvelle de Minia, le texte n’aura de cesse de rappeler et de préciser ce lien. Comme pour dissiper les doutes liés à l’étrangeté du phénomène et créditer la véracité de la situation, le père de Minia, Kòto, tentera de convaincre les membres sceptiques de l’auditoire de Minia, et avec eux, les lecteurs :
‘– C’est plus Minia qui cause à zot’, avait interrompu Kòto, c’est sa grand-mère, sa nénibé Fanza.Le texte joue sur le redoublement de l’information : l’information apportée dans la première réplique (« c’est plus Minia qui cause […], c’est sa grand-mère, sa nénibé Fanza ») est confirmée dans la dernière (« Z’affaire Minia, c’est Fanza »). Par la voix de Kòto, un personnage vient donc publiquement apporter puis confirmer l’information. Cette officialisation a pour effet de créditer l’authenticité de la situation : par son interrogation finale, Kòto suggère à ceux qui ne croient pas que Minia puisse être habitée par Fanza de s’en aller, mais « les gra-mounes et les ti-mounes » (p. 19) présents se taisent, et restent. Ils seront même attentifs, acceptant de croire ce qui leur a d’abord semblé incroyable. Par la voix du père et le crédit enfin accordé par les membres de l’auditoire, le lien est officialisé. Il ne s’agit dès lors plus d’un phénomène merveilleux ou fantastique, mais d’un fait avéré et reconnu par tous en tant que tel. Cette adhésion de l’ensemble des membres de l’assemblée (pas un seul ne quitte les lieux) crédibilise ainsi auprès du lecteur une croyance qui aurait pu être perçue comme irréelle. Il n’y a donc pas là l’expression d’un phénomène surnaturel, mais divin (n’oublions pas que c’est le « Dieu Zanahàry » qui avait opéré la transposition) : « la ramatòa Fanza, la défunte née au siècle dernier et réincarnée en Minia » (p. 40).
Le corps de Minia devient un vecteur pour la voix de l’aïeule, et c’est à partir de cet événement fondateur que pourra se déployer l’écriture de l’espace réunionnais à l’espace malgache. Cette oscillation permanente étant le marqueur d’une impossibilité, celle de ne pas parvenir à habiter pleinement l’un ou l’autre espace, d’être tout à la fois présent et absent dans chacun d’entre eux. A ce sujet, proposant une réflexion sur le thème de l’ « absence » dans la littérature réunionnaise, Carpanin Marimoutou et Françoise Vergès informent que « la littérature réunionnaise n’a cessé de répéter ceci » :
‘Il n’y a pas d’histoire parce qu’il n’y a pas de lieu. Plus précisément : il n’y a pas d’appropriation de l’histoire parce que le lieu est inhabitable ; il n’y a pas de langue ni de langage qui puissent réellement dire cette histoire ni ce lieu, car ni la langue ni le langage ne sont habités par ce lieu et cette histoire, ni ne les habitent, réellement, pour de vrai. C’est là qu’est le défi : s’approprier le lieu et l’histoire, et les langues du lieu et de l’histoire. Dès lors, que peut rencontrer la fiction qui cherche à rendre compte de l’histoire et du lieu, sinon des traces, sinon des spectres ?308 ’Nous avons constaté que planaient effectivement au dessus de chacune des pages du livre les « spectres » d’une histoire oppressante. Dans l’expérience de Minia s’installe un nouveau « spectre », non plus nocif, mais vital : son corps est empli par la présence de sa grand-mère, traversé par sa voix. Se bousculent alors, sur le seul espace réunionnais, des voix venues d’ailleurs, non pas étrangères, mais familières. La ramatòa Fanza hante l’espace, hante le corps, hante le langage contemporain de Minia. « Ni la langue ni le langage ne sont [effectivement] habités par ce lieu », puisque c’est un autre lieu qui les habite : celui des origines malgaches. Mais peut-être que, afin de réaliser ce « défi » nommé par Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou, celui de « s’approprier le lieu et l’histoire, et les langues du lieu et de l’histoire » pour le rendre habitable, le corps devient-il chez Agénor, comme chez Farès, un lieu, bien plus que hanté, pleinement habité ? A défaut de pouvoir habiter le lieu, nous disent ces voix, elles habitent des corps. Ces corps, vivants, sont emplis de corps morts, voyageant dans les temps et les espaces antérieurs aux paroles contemporaines. Ce corps-vivant est par conséquent un corps-mort 309 flottant, un dispositif de mouillage discursif non-fixé, glissant entre une pluralité de rives ambivalentes : entre la vie et la mort, entre le passé et le présent, entre les espaces spatio-temporels d’avant et de maintenant. Il permet de s’amarrer, non pas à la terre ferme, mais à quelque chose de fragile et de fuyant, à la mémoire. Minia est toujours sur le qui-vive, se raccrochant sans cesse, pour comprendre son présent, aux expériences de sa grand-mère malgache.
A la fin du premier mouvement du livre, avant d’entamer ses récits qui donneront naissance aux « Actes » situant l’action dans le passé malgache de la ramatòa Fanza, Minia dira : « Moi Herminia l’étais Fanza 310 . / Moi Herminia l’étais la Fleur d’Herbes, / l’esclave favorite et affranchie de ma Reine / Manzàka (p. 18). Cette anaphore rhétorique qui par sa forme et sa typographie, son rythme aussi, marque une rupture avec le reste du texte, résonne dans le livre comme une parole incantatoire. Par ces mots, Minia invoque la voix de Fanza, et l’invite à se répandre à partir de son propre corps. Cette formule est d’ailleurs à mettre en parallèle aux toutes premières lignes mises en exergue de l’ « Acte I » : « Je suis Fanza, Fleur d’Herbes. / Je suis l’esclave favorite et affranchie / de ma Reine Manzàka » (p. 21). Il y a là un glissement de la première personne du singulier : dans les pages précédentes elle se référait à Minia, ici elle se réfère à Fanza. C’est une seule et même voix qui parle, et qui s’amarre tantôt à l’une, dans l’espace réunionnais, tantôt à l’autre, dans l’espace malgache.
Le corps-vivant est par conséquent un outil discursif qui permet de réaliser la jonction simultanée de deux entités vocales en un même lieu : la voix du personnage. Puisque Minia ne parvient pas à habiter pleinement l’un ou l’autre espace, puisqu’elle erre entre sa mémoire et son présent, par le mélange phonique, le texte propose de lui bâtir un corps qui, lui, est habité. Ce que l’espace géographique ne peut porter seul, faute de langues et de langages ancrés dans un temps et dans un lieu unique, le corps du personnage, par son hétérogénéité vocale, le portera. Puisque le lieu ne peut permettre de véhiculer la totalité des sommes identitaires, le corps, façonné par cette totalité, le véhiculera.
« Ramatòa : dame (malgache) », in Glossaire, p. 254.
Nous traduisons : « Ben, merde [beztamer est une expression courante, son sens radical est vulgaire, mais il est souvent employé comme une exclamation] ! ne nous raconte pas de blague ! J’ai connu la dame Fanza. Elle est morte ! ». Puis, la réplique de Kòto : « Si tu ne veux pas écouter son histoire, tu rentres chez toi. Les histoires de Minia sont celles de Fanza [mot à mot : les histoire de Minia, c’est Fanza]. Qui veut écouter, qui ne veut pas écouter ? ».
Françoise Vergès et J.-C. Carpanin Marimoutou, 2005, op. cit., p. 45.
« Dispositif de mouillage attaché à un poste fixe » (terme maritime) ; Le Nouveau Petit Robert, 2000, op. cit., article « corps-mort », p. 536.
Nous traduisons : « Moi Herminia j’étais Fanza ».