L’hétérogénéité des voies (2) : les arpenteurs

Les voies d’eau

Dans les écritures de Lods et de Le Clézio, la démarche ne semble pas être exactement la même que dans celles de Farès et d’Agénor. Si chez ces deux derniers les chemins empreintés pour interroger les origines sont intériorisés (figurés par ceux que prennent les voix mémorielles dans le corps des protagonistes), chez Lods et Le Clézio ils sont extériorisés. Les protagonistes et narrateurs de chacun des romans de ces auteurs se déplacent constamment, arpentant inlassablement, dans leurs présents respectifs, les lieux mémoriaux, comme pour mieux les questionner et les comprendre. Yann, le narrateur du Bleu des vitraux, n’a de cesse de parcourir le domaine de son enfance, tout comme le faisait Martin, celui de La Morte saison. Et il en est de même pour Alexis, le chercheur d’or, et pour son petit-fils, celui du Voyage à Rodrigues, qui ne peuvent tenter de comprendre leur situation autrement que par l’interrogation des cartes et des plans se rapportant à l’espace rodriguais. Enfin, Léon, le chroniqueur du XIXe siècle de La Quarantaine, n’a également de cesse de se balader sur l’île Plate, faisant fi des recommandations d’hygiène imposées par ses compagnons de voyage. Dès lors, le corps-vivant, le pivot qui permet de réaliser la jonction entre les temps, n’est plus le corps du narrateur (de l’acteur) mais celui du lieu (du décor dans lequel évolue cet acteur). En somme, pour Mokrane comme pour Minia, des voix antérieures à leurs existences respectives empruntent des trajectoires intérieures pour faire ressurgir les lieux mémoriaux, alors que pour Martin ou pour Léon, c’est leurs corps eux-mêmes qui réalisent des trajectoires sur les lieux mémoriaux. En parcourant l’espace, ils interrogent sa mémoire propre, pour ensuite en faire ressurgir ses voix. Le but recherché, dans l’ensemble des cas, est le même : offrir un espace qui puisse faire entendre les voix oubliées. La méthode, elle, diffère : les outils discursifs ne sont plus exactement les mêmes, ils se déplacent du corps à l’espace, à la géographie et à la géologie du lieu. En effet, alors que Mokrane et Minia interrogeaient dans leurs corps les voix qui se faisaient entendre, Martin et Léon interrogent par leurs corps la géologie des lieux, pour en faire remonter les voix silencieuses.

A ce titre, La Morte saison et La Quarantaine sont particulièrement représentatifs. Dans Le Bleu des vitraux, Le Chercheur d’or et le Voyage à Rodrigues, l’interrogation des espaces îliens (que sont respectivement La Réunion, Maurice et Rodrigues, et encore Rodrigues) passe par une démarche active de la part des protagonistes : les narrateurs de Jean Lods et de Jean-Marie Le Clézio marchent beaucoup, observant, cherchant, se déplaçant incessamment d’un point à l’autre de chacune des îles. Mais ils se déplacent avant tout par nécessité, répondant aux besoins de leurs quêtes respectives, et de même à ceux de la narration (le narrateur de Lods circule entre les espaces traumatiques de son enfance, et ceux de Le Clézio respectent les tracés de cartes précises). En revanche, La Morte saison et La Quarantaine présentent tous deux la particularité de faire de la découverte de l’espace une activité gratuite, non portée par les intérêts de la quête. Guidé par sa maîtresse Martin se promène sur les hauteurs de l’île de La Réunion pour y découvrir des paysages qu’il ne connaît pas ; et Léon, le personnage du XIXe siècle, suit un ami botaniste dans la récolte de ses informations sur la faune de l’île Plate. Dans chacun des deux cas, la géologie de l’île ne se révèle pas par la seule volonté de protagonistes interrogatifs, mais par celle de personnages médiateurs – des guides, rappelant par là la fonction de Hamid, le chauffeur du taxi dans lequel se trouve Abdenouar (MA) – qui, lors de marches au hasard des sentiers, les initient à la compréhension de l’espace et ainsi, à l’écoute des échos renvoyés par la mémoire.

Le personnage de La Morte saison, Martin, comme dans son enfance, est isolé dans le cirque de Salazie. La seule personne qui lui tient compagnie est sa « logeuse » Marieka (p. 34), fille de celle qu’il avait autrefois aimé mais qui n’avait pas voulu de lui. En rencontrant pour la première fois cette jeune femme seule et isolée dans les hauteurs de l’île, car bannie par sa famille (cette même famille qui avait banni Martin…), Martin prend conscience de l’importance de sa présence dans le cirque : « Je n’avais pas envie de partir. Plus que jamais je me rendais compte que c’était ici qu’il me fallait venir. Ailleurs cela n’avait pas de sens » (p. 39). L’ailleurs n’a pour lui aucun sens, car c’est cet ici qui a conditionné son présent, car c’est de cet ici que sont nés tous ses troubles présents. Par conséquent, s’il se rend à Salazie, c’est pour y rechercher les traces de son enfance, c’est pour y réveiller des souvenirs jusque là endormis. Mais il s’aperçoit, dès sa première incursion dans le cirque, que le temps a fait son ouvrage. Il ne reconnaît plus ce paysage qu’il connaissait pourtant si bien lorsqu’il était enfant. Il s’y perd même, égaré dans un désert végétal où la nature a repris ses droits. De retour dans le cirque après sa très longue absence, voici les premières impressions qu’il livre au lecteur :

‘J’arrivai plus tard que je ne l’aurais pensé : l’état d’abandon où se trouvait la route faisait se confondre avec les chemins de terre qui nervuraient la vallée, et je me perdis longtemps dans ce lacis de pistes pour charrettes à bœufs qui suivaient les rives marécageuses de la rivière où mes roues patinaient en soulevant des aigrettes de sable et de boue. Plusieurs fois je craignis de ne pouvoir me dégager de ces ornières qui se creusaient sous ma voiture, et je savais trop bien, pour avoir vainement heurté aux portes des rares cases qui s’étaient trouvées sur le bord de mon chemin, que je ne pourrais compter sur aucune assistance dans ce désert. (Lods, MS, p. 31)’

Puis, insiste-t-il :

‘Il devait être aux environs de dix heures quand je retrouvai enfin la route et traversai un village désert ; mes phares, balayant les façades mortes, se perdaient parfois dans l’ombre d’un mur éventré d’où sortaient d’entre les planches et les pierres éboulées des branches fantomatiques. (Lods, MS, p. 32)’

Le champ lexical usité pour décrire la route qui doit le conduire à la maison de son enfance, à Salazie, marque l’état de délabrement du lieu : c’est, comme le souligne l’occurrence du terme « désert », un domaine abandonné, vidé de toute présence humaine. C’est un domaine façonné par les « rives marécageuses », le « sable » et la « boue » où règnent l’eau et la végétation. Les maisons aux « façades mortes » y sont perçues comme des cadavres « éventré[s] », irréelles presque… « fantomatiques ». Il entre là dans un espace qui n’appartient plus aux hommes, mais qui a été réinvesti par le cirque.

Cette sensation sera par ailleurs confirmée par la suite, lors de l’une des ballades avec sa « logeuse ». Elle lui apprendra :

‘« C’est comme à Vielle Mare, à Etang-Mort ou à Ravine des Pluies [lieux-dits de Salazie] : tout le monde est parti. »
Je revis ces hameaux déserts que nous avions traversés, avec leurs toitures éventrées, leurs fenêtres envahies de ronces. Les sentiers qui y donnaient accès étaient déjà entièrement recouverts par cette végétation tropicale qu’une saison de pluie suffisait à faire pousser, et notre passage n’y avait laissé qu’un fragile sillage de lianes coupées et d’herbes foulées.
(Lods, MS, p. 135) ’

L’espace est déserté et inhabité parce que le travail des saisons le rend inhabitable. Cet extrait renvoie au titre du roman, signifiant ainsi que la morte saison est le long temps, celui de l’oubli et de l’inexistence, qui a séparé l’adulte de son enfance. Faut-il voir dans cette image une métaphore de la mémoire du personnage ? Une seule saison peut-elle suffire à forcer l’oubli, à recouvrir la mémoire ? L’insistance du texte sur l’état de délabrement du cirque, sur la manière dont la nature reprend inévitablement ses droits, jusqu’à rendre l’espace inhabitable, dit bien combien il est difficile pour le personnage de retrouver des marques et des traces dans ce lieu que tous ont déserté et qui a été recouvert par la faune. Le texte répète inlassablement les mêmes termes : « désert », « éventrer », stigmatisant ainsi l’impossibilité de nommer ce qui a disparu sous l’abondance de la « végétation tropicale qu’une saison de pluie suffisait à faire pousser ». Le présent de Martin est ce « fragile sillage de lianes coupées et d’herbes foulées » qui a été, à cause de la régularité des saisons, recouvert par de trop nombreuses lianes et autres herbes. Il marche, il sillonne le cirque tout en piétinant ses souvenirs, mais tout est indiscernable, noyé par les eaux dans le fouillis d’une végétation étouffante.

Nous nous rappelons ici du Silence des autres et de La Part de l’eau, où le travail des eaux et des lagunes érodait, lentement et sûrement, les hommes et leurs mémoires. Salazie n’est pas une lagune, mais cet espace enclavé, cerclé par des remparts, se remplit étrangement d’une eau qui semble venir du sol :

‘Ici, avec l’épaisseur des branchages au-dessus de nous, l’eau venait moins du ciel que du sol, transformé en ruisseau où nous enfoncions jusqu’à mi-bottes. J’avais l’impression d’étouffer, comme si j’étais plongé au fond d’une immense forêt sous-marine déserte, inextricable et assourdissante. (Lods, MS, p. 136)’

Tout est recouvert par ce « ruisseau ». L’ « immense forêt sous-marine déserte » avale les personnages, recouvre l’espace, donnant aux choses une impression de flottement permanent. Ainsi, comme les personnages, la maison dans laquelle ils vivent et qui symbolise leur isolement au milieu de l’île, est elle aussi, du début à la fin du roman, en permanence noyée :

‘En contrebas sur la gauche, la Grande Maison semblait flotter dans l’air. (p. 21)’ ‘A un endroit du sentier, à travers une trouée ouverte dans la futaie, je vis la maison en contrebas, blanche et comme flottant sur la prairie sombre qui l’entourait. (p. 66)’ ‘Tout en bas, dans l’alignement de cet escalier d’eau, la Grande Maison flottait, blanche au milieu de la prairie, avec l’araucaria planté comme une lance sur la gauche. (p. 73-74)’

Et enfin, dans les toutes dernières lignes de l’œuvre :

‘Tout en bas la Grande Maison semblait flotter dans l’eau. (p. 236)’

La continuité de ces quelques extraits permet de relever les principaux attributs de la maison. D’abord sa couleur : elle est « blanche », ce qui la fait détonner dans son environnement de verdure ; ensuite sa localisation : elle est perdue « au milieu de la prairie », dans l’immensité du cirque, et ne peut d’ailleurs être observée qu’à partir d’un point de vue surplombant (elle se voit toujours « en contrebas ») ; et enfin son état : elle n’est ni enracinée, ni amarrée, mais elle « flotte » en permanence, ne pouvant adhérer à la surface du cirque trop gorgée d’eau. Toutes ces informations ne sont pas objectives, puisqu’elles relèvent de la seule perception du narrateur et de ses observations faites lors de ses promenades dans le cirque, autour de la maison. Son besoin d’être errant est de retrouver une fixité, celle du lieu de l’enfance d’où il a été arraché, et, pense-t-il, ce lieu peut être la maison. Hors, ce qu’il comprend en arpentant le cirque, en gravitant autour de la Grande Maison, c’est qu’elle n’est pas apte à lui fournir ses attaches, puisque elle-même ne parvient pas à adhérer au sol. Ce corps matériel, fixé de manière paradoxale dans le cirque, ne parvient pas à s’y ancrer pleinement : il reste dans l’enclave, mais il flotte, inlassablement.

Dans Le Chercheur d’or, c’est la même métaphore qui vient nourrir le texte : dès la fin de la première partie du livre, un cyclone dévastateur vient noyer la maison familiale du protagoniste, annonçant, comme il le comprend, « la fin de [son] bonheur ». Comme chez Lods, cette maison du Boucan est l’attache nécessaire du personnage, elle lui fournit des appuis mémoriaux, lui rappelant qui il est et d’où il vient : ses ancêtres l’ont construite et y ont vécu. Mais, comme autour « les cannes vierges ont été fauchées […] par une gigantesque faux » (celle du cyclone et des vents de l’Histoire), flottant autour d’ « arbres dont les racines sont retournées vers le ciel », symbolisant par cette image le déracinement du narrateur même, la maison rompt toute attache : « Une épave, c’est à cela que ressemble notre maison, en vérité, à l’épave d’un navire naufragé » (p. 89). Chez Le Clézio et chez Lods, une nature métaphorique vient faire son travail de sape, noyant sous les eaux les voix mémorielles, les forçant à rompre les amarres et, comme les maisons respectives, à errer, à flotter comme des « épaves ».

Chez Lods, le corps-vivant n’est donc pas celui du personnage, mais celui de la Grande Maison. L’objet non-fixé qui sert de point d’appui pour revisiter le lieu originel perdu est la maison. Elle est traversée et habitée par les personnages, comme elle est traversée et habitée par les eaux du cirque, par les voix du lieu : « Il n’y avait alors que le cirque qui parlait, avec ses mots de gouttes sur les vitres, de branchages brutalement essorés par une rafale, de pluie rebondissant sur les tôles du toit ou sur le béton de la terrasse » (p. 140). Le texte n’a de cesse de répéter au lecteur que dans cette végétation étouffante les personnages ne peuvent avoir prise sur rien. Partout où ils mettent les pieds, le sol se dérobe, enfonçant les corps dans le trop-plein de la végétation comme s’enlisent les souvenirs dans l’oubli. C’est un peu comme si, pour retrouver sa mémoire et les voix de son passé, le personnage devait creuser le sol, mais que chaque ornière qu’il creuse se rebouche instantanément sous les effets de l’eau et de la boue. A l’image de son véhicule qui s’embourbait dans les « chemins de terre qui nervuraient la vallée » lors de son arrivée dans le cirque, Martin s’enfonce de manière « inextricable » dans les eaux dévorantes de Salazie, ne pouvant entendre d’autres échos que ceux portés, non pas seulement par la maison de son enfance, mais par l’ensemble de l’espace, le cirque tout entier.

Dès lors, la seule manière pour lui de retrouver les traces de son passé, devient de faire corps avec l’espace. Il lui devient nécessaire de l’arpenter comme pour mieux l’observer, l’interroger et le comprendre, et du même coup comme pour mieux le libérer de l’emprise de la Grande Maison, flottante, qui ne peut lui apporter toutes ses réponses : « il me prenait le désir de voir plus loin que ces sentiers dont les fils aux boucles courtes repassaient toujours par le chas de la Grande Maison », « je me sentais appelé par ces parois vertes du cirque […]. Il me fallait sortir » (p. 129). Ainsi, être à l’écoute de l’espace, de ses voix mémorielles qui appellent, c’est se fondre dans cet espace, en l’arpentant en tous sens. C’est en cela que Marieka – habitante du lieu – lui servira de guide, non seulement pour l’orienter dans les dédales de la végétation qu’il ne reconnaît plus, mais également pour l’aider à comprendre comment cet espace peut lui apporter ses réponses :

‘Nous partions [à pieds dans le cirque], mais pour nous arrêter peu après, invoquant la chaleur trop grande, et toujours la maison demeurait sous notre vue, blanche et comme suspendue au-dessus de la prairie. Et c’était face à elle que nous faisions halte […]. Spontanément alors je me mettais à parler de mon enfance dans le cirque, et très vite je trouvai en Marieka une seconde partie accompagnant la mienne en l’enrichissant de ses thèmes propres, et me poussai à ajouter de nouveaux maillons à cette chaîne rouillée dont il me semblait que chaque nouvelle longueur tirée de l’ombre me liait encore davantage. (Lods, MS, p. 141-142)’

Le mécanisme présenté dans cet extrait est le suivant : Martin suit Marieka lors d’une marche dans le cirque, et s’arrête face à la maison. Il est à l’extérieur du lieu traumatique de son enfance, et c’est cette distance spatiale établie entre lui et ce lieu qui lui permet de se souvenir et, « spontanément », d’émettre un discours sur son passé. En ce sens, la présence de Marieka est nécessaire, puisque c’est elle qui le conduit dans ces endroits surplombants d’où il peut observer son histoire. C’est par conséquent lors de ses échappées dans le fouillis végétal du cirque qu’il peut tenter de reconstituer les maillons de sa « chaîne rouillée ».

L’espace jusque là inhabité, dans l’écriture lodsienne, ne peut devenir véritablement habitable que si le personnage l’arpente. Il n’y a pas de fixité du corps dans l’espace pour être investi par des voix mémorielles, mais il y a déplacement, gravitation du corps dans l’espace pour en faire ressurgir les souvenirs. C’est n’est pas en s’interrogeant dans l’étroitesse des murs de la maison, mais en se baladant dans le cirque que Martin parvient à être attentif aux voix de son enfance. Le personnage, guidé dans son parcours, emprunte les canaux creusés par les eaux du cirque, des « voie[s] d’eau » (p. 137), pour s’y engouffrer et combler ses lacunes mémorielles. Emprunter ces voies, arpenter l’île et le cirque de Salazie, lui permet d’esquisser les nouveaux contours d’un lieu plus apte à figurer son histoire, celle de son errance, rappelant ainsi « l’étrange destinée de ces poissons qui, après toute une vie passée dans un exil d’eau douce, s’en retournent pour mourir dans la mer qui les a vu naître » (p. 139). Mais la vie passée dans les eaux douces ne fait-elle pas de la mer un nouveau lieu d’exil ? Salazie est le lieu d’exil de Martin, mais dans un même temps, Salazie est son nouveau lieu d’habitat : tout le texte durant, c’est le cirque qu’il arpente et qu’il anime dans son discours, faisant de son discours un lieu d’habitat pour le cirque, et réciproquement, faisant du cirque un lieu d’habitat pour son discours.