Comme l’arpenteur de La Morte saison se construit par le discours un lieu qui puisse être habitable, celui de La Quarantaine parvient à apprivoiser le lieu grâce au langage. Dans son exil forcé sur l’île Plate, Léon se prend au jeu de suivre John Metcalfe, un botaniste devenu compagnon de circonstance. Le botaniste (figure du guide, au même titre que Marieka ou Hamid) n’est pas dans le roman un personnage focal, mais il lui est attribué un rôle de médiateur. En effet, la majeure partie des chroniques de Léon qui découpent le corps central du roman – c’est-à-dire la partie du livre intitulée « La quarantaine » et qui déroule l’action sur l’île Plate et son îlot Gabriel (p. 51 à 416) – s’ouvre et/ou se clôture par une note, non signée, de John Metcalfe (jusqu’à la page 174). Mais, avant de s’interroger sur la fonction de ces notes, nous devons rappeler la manière particulière dont s’ouvre cette partie éponyme du livre.
Il s’agit là du début de la toute première chronique de Léon, celle datée du « 27 mai » de l’année 1891, date du débarquement des voyageurs sur l’île :
‘Plate est par 19° 52’ de latitude sud et 57° 39’ de longitude est. A environ 20 milles au nord du cap Malheureux, c’est une île presque ronde, dont la forme rappelle, en plus petit, celle de Maurice. Contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, l’île est occupée au sud-ouest par les restes d’un double cratère dont les bords se sont effondrés du côté de la mer. Née de la formidable poussée volcanique qui a soulevé le fond de l’océan il y a dix millions d’années, l’île a d’abord été rattachée à Maurice par un isthme qui s’est lentement enfoncé dans l’Océan. Plate est flanquée au sud-est d’un îlot aride appelé Gabriel. Un rocher de basalte en forme de pyramide est détaché de la pointe la plus à l’est, et sert de refuge aux oiseaux de mer : Pigeon House Rock. D’autres îles sont disséminées au large, et témoignent de l’ancienne plate-forme : l’île Ronde, l’île aux Serpents, et, près des côtes de Maurice, Gunner’s Quoin, le Coin de Mire. (Le Clézio, LQ, p. 53)’Cette entame discursive permet de présenter l’île sur laquelle se déroulera la plus grande partie du roman. Elle ne répond pourtant pas aux attentes du lecteur, puisqu’elle ne place pas les personnages dans un contexte, mais à la manière d’un document scientifique, elle présente la morphologie de l’île : sa forme, sa situation dans le monde (degré de latitude et de longitude), sa géologie (époque et processus de la formation de l’île, nature du sol, etc.) et son environnement (îles alentours). Par ailleurs, cette présentation se complète de la carte d’époque présentée dans les premières pages du livre (p. 10-11, ci-contre). C’est donc une fiction que s’attend à lire le lecteur, or c’est une description scientifique que lui offre l’auteur. En somme, l’amorce de la partie intitulée « La quarantaine » déroute d’emblée le lecteur, puisqu’elle s’inscrit en rupture avec les codes de la fiction : nous n’entendons pas là la voix d’un narrateur, mais celle d’un enseignant donnant une leçon, ou plus exactement celle d’un géologue ou d’un aventurier rapportant une découverte. Mais ce n’est pas là une exception puisque, à de nombreuses reprises, le lecteur sera encore confronté à ce type de leçon – ou de rapport.
La seconde chronique de Léon s’ouvre en effet par ce titre : « Journal du botaniste ». La date qui y est présentée est celle « Du 28 mai au matin ». Or, c’est justement à cette date que John Metcalfe, apprendrons-nous bien plus tard, a commencé à rédiger son « journal » : « Sur la couverture, sur une étiquette, de la main penchée et régulière de Sarah [la jeune épouse du botaniste], avec laquelle elle recopiait chaque soir les noms étranges des plantes, il y a écrit : Flat Island, 28 may 1891 […]. C’est la date à laquelle nous sommes entrés dans la Quarantaine […] », confirme le narrateur (p. 384-385). Dès lors, naît une confusion : ce sont les notes et les chroniques de Léon que nous lisons (la première personne du singulier désigne ce personnage), or ces chroniques s’ouvrent et/ou se clôturent presque toujours par le « journal du botaniste ». Ces extraits du journal du botaniste viennent conforter l’impression étrange de se trouver en présence d’un document scientifique puisqu’ils restent dans le ton des premières lignes de « La quarantaine » :
‘Sorti de bonne heure afin d’éviter la chaleur. Sol aride et caillouteux autour de la Quarantaine, diverses variétés de chiendent, toutes endémiques. Graminées : quelques exemples de Panicum maximum (fataque) et Stenotaphrum complanatum (gros chiendent), toutes deux bonnes herbes à fourrage.Qu’apportent ces éléments de botanique à la narration ? Le lecteur sait que pousse sur Plate des « Panicum maximum »et des« Stenotaphrum complanatum », des « colonies de moreae » (p. 71), des « Terminadia catappa » (p. 81), et autres plantes diverses, etc. A priori, rien ne peut présager de l’importance du travail de fourmi réalisé par le botaniste : il arpente, il observe, il recueille des échantillons, il les annote, les répertorie, etc. Les extraits de ses carnets restituent chacune de ses découvertes. Le lecteur, lui, peut être sceptique et s’interroger sur la fonction de ces notes : en quoi cela peut-il être utile, dans une œuvre de fiction, de décrire avec précision scientifique l’espace dans lequel évolue le personnage ? Sont-ce des préoccupations pédagogiques qui ont poussé l’auteur à décrire cette faune, chacune de ces plantes par son nom scientifique ?
Ce que comprend Léon après avoir suivi pendant plusieurs jours les « leçon[s] de botanique » de John Metcalfe (p. 122), c’est que cette observation du sol et de ce qui en sort permet de mieux comprendre l’espace dans lequel ils sont enfermés : la nature révèle des traces à qui sait l’observer, et qui sait les lire détient les clés de la compréhension du lieu. Observant la manière dont les herbes ont été tassées à l’un des endroits où il passe de manière répétée, Léon constate : « Tout le jour, je suis allé et venu entre la Quarantaine et la pointe rocheuse […]. J’ai découvert que les plants de batarans et les buissons portent maintenant la marque de mes pas, une sorte de sente que j’ai tracée à force de circuler, comme la trace d’une bête ». Puis il comprend : « C’est cette découverte qui m’a fait ressentir le temps écoulé, plus que ne l’aurait fait aucun calendrier » (p. 121). L’observation minutieuse de la nature environnante permet bien plus que de connaître la morphologie de l’île, de pouvoir relever les marques laissées par les hommes, de pouvoir lire, comme dans un livre, les traces de leur passage. Des passages qui ne se rapportent pas qu’au présent de la situation, mais des passages bien antérieurs à l’arrivée de ces exilés-ci, sur l’île. Ainsi John Metcalfe note-il au sujet des « Terminadia catappa », par exemple :
‘Le fait qu’ils soient groupés, à l’abri d’un ravin, me laisse penser qu’ils ont été plantés. Le plus grand doit atteindre douze pieds. Âge approximatif trente à quarante ans. Cela pourrait dater la plus ancienne occupation de l’île (1856, premier établissement de la Quarantaine à l’île Plate). (Le Clézio, LQ, p. 81) ’Cette note du botaniste montre comment le lieu, vierge de toute mémoire transmise et donnée aux protagonistes, peut se décoder, tout comme chez Lods, à partir de sa simple observation. Alors que les personnages sont ignorants de tout sur cette île où ils sont en exil, c’est l’observation d’un petit groupement d’arbres qui leur permet de trouver les traces d’une ancienne présence, d’une histoire. Cette démarche, celle du botaniste, sera également celle de Léon qui aura moins appris à connaître les noms scientifiques de la faune locale qu’à comprendre comment peut se décoder un espace. A l’inverse des narrateurs du Chercheur d’or ou du Voyage à Rodrigues, le protagoniste de La Quarantaine ne possède ni plans, ni cartes pour lui permettre d’interroger et de comprendre l’espace. Ses seuls outils sont ceux de son corps qui lui permettent de marcher, beaucoup, sur toute la surface de l’île, et ainsi de l’observer, de l’interroger. Chaque découverte faite par Léon sera le fruit d’une longue observation de l’espace, l’inscrivant dans une démarche plus proche de celle du botaniste ou du géologue que du chercheur d’or.
Comme Martin, le narrateur de La Morte saison, Léon parvient à se construire un espace habitable – un lieu de vie qu’il ne quittera d’ailleurs pas, préférant y rester plutôt que de repartir pour Maurice avec ses compagnons de voyage – en s’inscrivant au plus près du sol qui le porte. C’est là semble-t-il la clé de sa compréhension de l’espace et de son désir d’y finir ses jours. Il l’a arpenté, l’a interrogé, et semble avoir compris l’importance de cette démarche impulsée par le botaniste :
‘Il me semble que John l’a laissé [son journal] juste pour moi, pour que je me souvienne, que je continue après lui les leçons de botanique. Je me souviens de ce qu’il disait, quand nous marchions à la recherche de l’indigotier : « ce sont les plantes qui sauveront les hommes. » (Le Clézio, LQ, p. 385) ’L’aboutissement de cette compréhension pourra se lire dans deux éléments discursifs. D’abord, le récit « La Yamuna » (qui fait entendre les voix des premiers coolies ayant été exilés sur l’île) naîtra du silence du botaniste : lorsque s’éteignait dans le texte la voix de John Metcalfe (page 174 : dernier extrait de son journal), prenaient forme quelques pages seulement auparavant celles des coolies (page 157 : première apparition de « La Yamuna »). Ce chassé-croisé vocal laisse entendre que ce n’est qu’après avoir été suffisamment attentif aux traces antérieures laissées dans l’espace environnant, que le personnage parvient à être attentif aux voix qui s’en échappent. Ensuite, le second narrateur (le Léon du XXe siècle), dans sa recherche du passage de ses ancêtres sur les îles Plate et Maurice, poursuivra cette démarche initiée un siècle plus tôt, à savoir nommer par leurs noms scientifiques les éléments de la faune et de la flore locale qu’il interroge. Par exemple : « l’ourite (Octopus vulgaris) » ou les « pailles-en-queue (Phaeton rubricauda) » (p. 438). A posteriori, nous savons qu’il n’y a là rien de gratuit ou de pédagogique, mais un puissant désir de ne rien négliger dans sa quête.
Arpenter le lieu, l’observer, le décoder et le nommer sans erreurs ni omissions, c’est parvenir à le comprendre dans son intimité, c’est parvenir à se porter attentif aux voix des hommes et des femmes qui l’avaient initialement aménagé pour le rendre, enfin, habitable. Et entendre ces voix, c’est déjà ne pas nier leurs apports, c’est s’inscrire dans un rapport à l’Autre tendu vers un objectif commun : rendre habitable pour tous un espace qui a été imposé, et que personne n’a véritablement choisi d’habiter – puisque, de toute façon, ailleurs n’est pas habitable. Personne, à Maurice, ne veut des damnés de Plate, insiste le texte. Il est alors une nécessité : « Oublier Maurice, comme Maurice nous a oubliés » (p. 385), faire de l’île Plate le seul lieu de vie possible, comme elle l’est devenue dans le discours : ailleurs n’existe désormais plus.