L’errance des voix narratives entre la multiplicité des espaces investis – ou réinvestis, comme c’est le cas pour le second Léon de La Quarantaine – contribue à élaborer un réseau d’échanges où viennent se connecter dans les œuvres, simultanément, chacune des fibres paysagères : l’avant rencontre le maintenant, des hommes rencontrent leur avant et celui d’autres, les faisant s’entremêler dans le maintenant commun… Le titre même de notre second mouvement, « errances et constructions de réseaux d’échanges », est par conséquent une manière de renvoyer au concept que Gilles Deleuze et Félix Guattari désignèrent par la notion de « rhizome »311. Or, pour penser le rhizome, il semble d’abord falloir commencer par penser une souche, le lieu x du trouble à partir duquel se déploie dans l’errance le dire de l’exil. Nous avons donc, selon la proposition d’Edouard Glissant, commencé par l’étude de cette mesure commune qui semblait sinon faire défaut, du moins être problématique dans chacun des textes de notre corpus : la racine. Maintenant, afin de continuer dans cette perspective, il semble nécessaire de suivre le processus proposé par ce dernier, à savoir : considérer cet élément, la racine, comme la possibilité d’une ouverture conduisant à l’élaboration d’un réseau, et non comme un objet « totalitaire », immuable et replié sur lui-même :
‘Gilles Deleuze et Félix Guattari ont critiqué les notions de racine et peut-être d’enracinement. La racine est unique, c’est une souche totalitaire qui prend tout sur elle et tue alentour ; ils lui opposent le rhizome qui est une racine démultipliée, étendue en réseaux dans la terre ou dans l’air, sans qu’aucune souche y intervienne en prédateur irrémédiable. La notion de rhizome maintiendrait donc le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre.312 ’Il s’agira donc maintenant de s’interroger sur la manière dont les identités formulées dans nos œuvres « s’étend[ent] dans un rapport à l’Autre » : comment peut se lire la « pensée du rhizome » dans notre corpus ? Qu’est-ce qui nous autorise à croire qu’il peut s’agir là d’œuvres s’organisant et s’agençant de manière rhizomique ? De quelle manière l’expérience de l’exil contribue-t-elle au déploiement des écritures ?
Comme nous l’avons constaté, entre autres pour l’écriture de Jean Lods, c’est seulement après avoir tué la mère, « souche totalitaire », que le langage pouvait s’épanouir et se déployer librement selon ses désirs. Dans ce cas, l’espace îlien n’y était pas racine, puisque c’était avant tout le rapport maternel qui bloquait toute émergence possible de l’île. Une fois la racine maternelle – unique et totalitaire – coupée, à partir de cette nouvelle souche, émergeait une nouvelle possibilité de dire. Le bourgeonnement de l’île auquel nous avons assisté dans la chronologie de l’œuvre de l’auteur a montré que prenait corps et forme, à partir de cet espace émergeant, une multiplicité de radicelles (souvenirs, voix de l’enfance, etc.). Dans cette perspective, nous pouvons avancer qu’il ne s’agissait pas là d’un « livre-racine », « premier type de livre »313 relevé par Deleuze et Guattari, mais qu’il s’agissait plutôt d’un livre correspondant à la seconde figure relevée par ces derniers :
‘Le système-radicelle, ou racine fasciculée, est la seconde figure du livre, dont notre modernité se réclame volontiers. Cette fois, la racine principale a avorté, ou se détruit vers son extrémité ; vient se greffer sur elle une multiplicité immédiate et quelconque de racines secondaires qui prennent un grand développement. Cette fois, la réalité naturelle apparaît dans l’avortement de la racine principale, mais son unité n’en subsiste pas moins comme passée ou à venir, comme possible.314 ’L’unité présentée dans l’œuvre lodsienne est celle d’un discours qui se construit et se développe à partir d’une multitude de radicelles greffées à l’île, elle-même déjà née de l’amputation d’une première souche, sacrifiée pour les besoins du discours, la mère. Effectivement, c’est à partir de la mise à mort de cette dernière, au profit de la mise en œuvre de l’île, que naissent et se multiplient les rencontres et les échanges entre temps, espaces, mémoires, personnages, etc. Et il en est de même dans les œuvres de chacun des autres auteurs qui composent notre corpus : les rencontres ne semblent pouvoir se réaliser dans et par le discours, qu’après qu’aient été détruites les cloisons géographiques, historiques, etc.
Pour chacune des œuvres en présence, il a été fait état de la manière dont la « racine principale a avorté » : l’écriture de Lods se libère du poids maternel pour greffer sur la souche nouvelle l’île à partir de laquelle se déploie le discours ; l’écriture de Farès s’émancipe des paroles officielles et d’une histoire traumatique découvrant un « nouveau monde » fait de la somme des anciens ; l’écriture de Le Clézio, s’inscrivant à l’encontre d’une oppression familiale, plonge une multitude de radicelles dans le terreau généalogique des narrateurs ; et enfin l’écriture d’Agénor décloisonne les sociétés fermées des hauts de l’île de La Réunion pour les ouvrir aux mondes qui les ont façonnées. Chacun à leur manière – toujours singulière – ces auteurs développent à partir de leurs œuvres respectives une multitude de radicelles qui vont, chacune, s’enraciner dans un espace différent. Que cet espace soit contemporain, ou qu’il soit passé, qu’il soit ici ou là. Ils font tous exploser les centres normatifs de cultures initialement fermées, pour les ouvrir à l’Autre, à la rencontre. Cette ouverture se réalise à deux niveaux : d’abord il y a le temps des rencontres forcées (des impacts), celui des passés oppressifs, ensuite il y a le temps des rencontres se réalisant sur des modes nouveaux (des contacts), selon les mouvements des exils contemporains. C’est à partir de ce second mouvement que prend forme ce que Glissant a nommé une « poétique de la Relation ». La relecture du passé et la mise à jour des fonds mémoriaux permettent de placer un socle nouveau – une racine moderne faite des expériences d’hier et d’aujourd’hui – sur lequel viendra se « greffer » la multitude des surgeons contemporains.
Ainsi, les caractères du « système-radicelle », tels qu’ils sont présentés par Deleuze et Guattari, semblent pouvoir se retrouver dans chacune des productions. Non pas en leur cœur, mais agencés autour. La souche langagière et structurale de chacune des œuvres est toujours la même : des formes romanesques – plus ou moins – libres, d’expressions francophones. Mais, à partir de cette souche se développera un langage transitif, propre aux singularités des espaces narrés – le pluriel suggéré par le « système-radicelle » constituant l’essence de chacune de ces écritures. Il n’y a pas, comme dans l’Histoire à chaque fois réinvestie, d’unicité tendant à l’identique ou à l’universel, mais à l’inverse, il y a création d’un mouvement de déploiement d’une pléiade de paysages, autour d’une souche recréée selon les leçons tirées des expériences passées : « Le monde est devenu chaos, soulignent les auteurs de Mille Plateaux, mais le livre reste image du monde, chaosmos-radicelle, au lieu de cosmos-racine »315. Un « chaosmos-radicelle » qui s’organiserait, d’après leur découpage proposé, en six « principes » :
Ces principes permettent-ils de délier les fibres du maillage complexe façonné par chacune de nos œuvres ? Nous avons vu comment les livres de notre corpus se fragmentaient en une multitude d’espaces spatio-temporels formant des ponts, au moyen de diverses voix, entre Europe et îles india-océanes pour Jean Lods, Monique Agénor et Jean-Marie G. Le Clézio (et également l’Inde dans La Quarantaine), et entre Europe et Maghreb pour Nabile Farès. Chacun de ces espaces littéraires est morcelé (donc multiple), tout en restant cohésif (donc hétérogène) ; la cohésion interne sous-tendant des connexions entre les espaces éclatés. Ces espaces sont morcelés, mais par le jeu des ponts discursifs et phoniques, chacun des fragments reste solidaire des autres, répondant à la fois aux « principes de connexion et d’hétérogénéité », ainsi qu’au « principe de multiplicité ». La racine avorte d’un objet, replace un ensemble de voix en tant que sujets d’un discours auto-créé, mais de cet avortement ce n’est pas un autre centre discursif qui émerge, mais une constellation de voix narratives, simultanément autonomes et solidaires : chacune des voix a sa vie propre, comme chacune des voix se prononce en corrélation avec d’autres. De là prennent forme trois strates identitaires qui se superposent : d’abord celle de l’œuvre dans son ensemble ; ensuite celle du livre en tant qu’objet littéraire autonome appartenant tout de même à l’ensemble d’une trilogie, d’un triptyque ou d’un diptyque ; et enfin celles, plurielles, façonnées à l’intérieur de l’objet-livre par les multiples voix narratives. Il y a donc un morcellement progressif de chacune des strates, de la plus large à la plus petite, de la plus unifiée à la plus diversifiée.
Par ailleurs, nous avons mentionné que nous nous appuierons sur les textes, et les textes seulement, pour y déceler les définitions identitaires qu’ils donnent à lire, et nous le ferons. Toutefois, nous devons préciser ici un point théorique afin de mieux asseoir, par la suite, notre lecture. Il pourrait sembler mal approprié d’avoir terminé notre première partie en nous appuyant sur la pensée de Césaire, et d’avoir entamé la seconde par, entre autres, celle de Glissant, tant ces auteurs divergent sur certains points. Et notamment celui de l’identité. Quand en 1955 Aimé Césaire prononce dans son Discours sur la Négritude, réédité depuis sans perdre de son actualité : « Je sais bien que cette notion d’identité est aujourd’hui contestée ou combattue par certains qui feignent de voir dans notre hantise identitaire une sorte de complaisance à soi-même annihilante et paralysante »317, c’est à Edouard Glissant et à ce qu’il a désigné par une « racine totalitaire » que nous pensons. Puis, Césaire précise encore sa pensée :
‘Je pense à une identité non pas archaïsante dévoreuse de soi-même, mais dévorante du monde, c’est-à-dire faisant main basse sur tout le présent pour mieux réévaluer le passé et, plus encore, pour préparer le futur. Car enfin, comment mesurer le chemin parcouru si on ne sait ni d’où l’on vient ni où l’on veut aller. Qu’on y pense. Nous avons bataillé durement, Senghor et moi, contre la déculturation. Eh bien, je dis que tourner le dos à l’identité, c’est nous y ramener et c’est se livrer sans défense à un mot qui a encore sa valeur ; c’est se livrer à l’aliénation.Nous lisons que l’identité selon Césaire n’est pas antinomique de celle de nos auteurs. Les écritures de Lods, Agénor, Le Clézio et Farès, par la singularité de leurs formes, affirment toutes « une identité non pas archaïsante dévoreuse de soi-même », revendiquent toutes un patrimoine et un héritage qui sont replacés dans le contexte des luttes contemporaines : celles contre l’oppression, celles contre l’anéantissement, celles contre l’oubli. En revanche, s’il n’y a pas « déculturation » mais affirmation d’une identité culturelle, il y a aussi « aliénation ». L’Autre est toujours présent, qu’il soit à l’origine des exils (comme le Bédouin, amant de la Kahéna dans Mémoire de l’Absent), ou bien qu’il soit un hôte rencontré lors de l’errance (comme Surya, l’amante indienne du narrateur de La Quarantaine). Nous percevons donc là, comme une réponse, les mots d’Edouard Glissant :
‘Quand les différences du monde, dans le monde, se rencontrent, les variétés, qu’elles se reconnaissent, tout aussi bien se multiplient. C’est parce que les différences, par s’ajouter et se changer, situent peu à peu l’étant, et que nous ressentons celui-ci comme seul demeurant de cela qui toujours bouge et change. La différence est à l’amorce vive du mouvement, et non pas l’identique, ou identité. […] Les variétés accumulées, dont l’ensemble conforme la diversité, passent par des diversions qui changent leurs natures ainsi que par des proliférations qui les rapprochent en les opposant, opérations non prévisibles. La diversité est ainsi la matrice-motrice du chaos-monde.319 ’Là encore, les écritures des auteurs de notre corpus se retrouvent : « les variétés accumulées » durant leurs parcours (celles qui forment leurs paysages respectifs), accordent la diversité de leurs discours. Suite aux impacts de l’Occident l’écriture farésienne change sa nature, comme changent au contact des différences celles de Lods, Agénor et Le Clézio. Pour chacun des auteurs, les « opérations » sont effectivement imprévisibles, et contribuent à former des livres « chaosmos-radicelle », témoins du « chaos-monde » nommé par Glissant. L’identique, dans chacun des cas, est réfuté, et c’est bien « l’amorce vive du mouvement », celui de l’exil, qui permet de créer les conditions d’émergence de la diversité. Mais comment « les différences du monde » pourraient-elles se rencontrer si, en amont, il n’y avait pas de souche marquant, affirmant, et assumant sa différence ? Les textes que nous étudions tendent à montrer que ces deux conceptions de l’identité – celle de Césaire qui l’affirme comme l’expression d’une singularité assumée et celle de Glissant qui la condamne pour son aspect cloisonné et totalitaire – ne s’opposent pas. Elles se complètent. Et le concept de « rhizome » proposé par Gilles Deleuze et Félix Guattari semble en permettre la jonction : sur quoi faire pousser des « radicelles » pour les développer dans la Relation si ce n’est sur une souche préalablement affirmée ? Comment penser que puissent avoir lieu des rencontres et des échanges culturels s’il n’existe pas déjà un terreau identitaire qui se revendique pleinement comme tel ? En somme, comment décloisonner si il n’existe pas de cloisons ? Comment s’ouvrir au pluriel si l’identique n’existe pas ?
Chacune des voix en présence dans notre corpus montre que ce qui constitue la principale différence entre une identité archaïsante et totalitaire et une identité ouverte et diversifiée – non pas seulement au contact d’une autre culture, tolérante, mais aussi à cause des impacts traumatiques des histoires passés et présentes –, c’est l’état de disponibilité dans lequel elle se place : Brandy Fax, Abdenouar, Mokrane, Alexis, le chercheur d’or et son petit fils, Léon et Léon, les parents de La Quarantaine, Martin, Yann, Minia, Parlpa et Julien Saint-Clair, s’ouvrent tous de manière volontaire à l’Autre. Ils ne se replient pas sur une seule et unique racine, mais à partir de cette souche géographique et historique (qui existe, qui est nommée et narrée), ils font se proliférer leurs mots, les connectant à toutes les différences rencontrées, que ce soit de manière violente ou non. L’identité n’est par conséquent pas niée, ni rejetée, ni annihilée, mais elle est modifiée : elle se pluralise, il n’y a plus une mais des identités. Il y a création d’un multiple identitaire dont chacune des ramifications renvoie toujours, simultanément, à la complexité des modalités de rencontres ante-coloniales, coloniales et post-coloniales, à la fois aux impacts et aux contacts, aux conflits et aux échanges possiblement nés malgré les conflits. La production d’une diversité passe donc par la réalisation d’une fragmentation de la souche identitaire initiale, comme pour mieux la déployer et l’épandre ensuite au travers des espaces investis.
Dans ce contexte, le paysage global du livre répond au « principe de multiplicité », puisqu’il est façonné par une hétérogénéité de paysages internes, figurés par le parcours, dans le discours. Chaque étape de l’errance et/ou de la quête des personnages à la dérive entre les espaces parcourus se meut alors en nœud320, et le livre, au fil des parcours et des nœuds créés, devient rhizome. Un rhizome cimenté par le langage, et dont chacun des plateaux et des plates-formes rend compte de son déploiement au travers des espaces et des temps, selon des cartographies toujours singulières, « non prévisibles », du fait, entre autres, de la compléxité des rapports humains.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Introduction : Rhizome », in Mille Plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1980 (L’avant-propos précise qu’il s’agit là d’une seconde version modifiée de ce texte paru en 1976, chez le même éditeur, p. 8).
Edouard Glissant, 1990, op. cit., p. 23.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980, op. cit., p. 11.
Ibid., p. 12.
Idem.
Id. (respectivement, pour chacun des points : p. 13, p. 15-16, p. 16 et p. 19).
Aimé Césaire, 2004 (1955), op. cit., p. 90.
Idem.
Edouard Glissant, 2006, op. cit., p. 63.
Errance et/ou quête, dans la mesure où c’est le caractrère aléatoire des mouvements qui définit certains parcours (nous pensons par exemple aux personnages farésiens ou lodsiens, à la manière dont ils tournent autour de lieux, ou dont ils arpentent d’autres lieux au hasard des chemins), et la volonté de se tendre vers un but qui en définit d’autres (la recherche d’un trésor chez Le Clézio ou la libération de l’île chez Agénor, par exemple). Mais, ces deux mouvements – ces deux tendances – sont complexes et tendent à s’entremêler : les personnages de Le Clézio savent-ils vraiment ce qu’ils cherchent ? Et les personnages farésien, bien qu’ils soient perdus, ne savent-ils pas qu’ils cherchent à formuler un « nouveau monde » ?