Afin d’aller plus en avant dans la compréhension du « système-radicelle », il semble nécessaire au préalable de définir avec davantage de précision les espaces à partir desquels il se développe. Si nous souhaitons travailler la notion de rhizome telle qu’elle a été élaborée dans Mille Plateaux, il conviendra de vérifier la présence de chacun des éléments qui composent ce système dans notre corpus ; à commencer par sa première unité, ce que Gilles Deleuze et Félix Guattari, se référant aux travaux de Bateson321, ont nommé « plateau » : « Un plateau est toujours au milieu, ni début, ni fin. Un rhizome est fait de plateaux ». Puis : « Nous appelons “plateau” toute multiplicité connectable avec d’autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre un rhizome »322.
Sur l’ensemble des œuvres qui composent notre corpus le cas du Voyage à Rodrigues de Jean-Marie G. Le Clézio peut servir de première illustration à ce propos. Ce récit a effectivement une autonomie propre : « ni début, ni fin », il fonctionne dans l’œuvre leclézienne comme une production indépendante et libre. Néanmoins, un réseau de « tiges souterraines superficielles » permet de le connecter à une autre œuvre, Le Chercheur d’or. « Texte séminal »323, nous avons constaté que le Voyage à Rodrigues entretenait des liens étroits avec le roman paru un an plus tôt, non seulement du fait d’une parenté généalogique des narrateurs, mais encore du fait de l’expression et de la mise en œuvre d’une quête similaire, dans un même espace. Le récit propose en effet une réécriture de l’un des chapitres du roman.
Le Voyage à Rodrigues s’ouvre sur ce paragraphe :
‘J’avance le long de la vallée de la rivière Roseaux, les montagnes sont toutes proches maintenant, les flancs des collines se resserrent. Le paysage est d’une pureté extraordinaire, minéral, métallique, avec les arbres rares d’un vert profond, debout, au-dessus de fleurs flaques d’ombre, et les arbustes aux feuilles piquantes, palmiers nains, aloès, cactus, d’un vert plus aigu, plein de force et de lumière. (Le Clézio, VR, p. 9)’Edité une année auparavant, Le Checheur d’or, dans son chapitre intitulé « Rodrigues, Anse aux Anglais, 1911 » (p. 187-274), donnait à lire un passage narratif similaire :
‘Maintenant, je marche dans la vallée de la rivière Roseaux, sans savoir où aller. Vue d’ici, la vallée semble large, limitée au loin par les collines noires et par les hautes montagnes. Le vent du nord qui entre par l’embouchure de la rivière apporte la rumeur de la mer, soulève de petits tourbillons de sable pareil à de la cendre, qui m’ont fait croire un instant à l’arrivée de gens à cheval. Mais ici le silence est étrange, à cause de toute cette lumière. (Le Clézio, COr, p. 192)’Plusieurs éléments de cet extrait permettent de constater qu’à partir de ce moment, le lecteur est en présence du narrateur du Voyage à Rodrigues : la présence réciproque d’un même marqueur temporel (« maintenant »), l’action des narrateurs (« j’avance » / « je marche »), et enfin leurs contemplations respectives d’un paysage qui se caractérise par sa luminosité (« plein de force et de lumière » / « toute cette lumière »). Par ailleurs, la présence du marqueur temporel, précis pour Le Chercheur d’or puisqu’il s’inscrit dans la continuité narrative du roman, mais déconcertant pour le Voyage à Rodrigues (à quel temps peut renvoyer un « maintenant » lorsqu’il est formulé dans la première phrase d’une œuvre ?), semble témoigner de l’interaction qui régit ces deux textes. Bien que déroutant pour un lecteur ignorant Le Chercheur d’or, ce marqueur temporel n’empêche pas une lecture indépendante du second texte. Mais, bien évidemment, lire le roman permet d’éclairer les premières lignes du Voyage à Rodrigues. Il y a bien là une ambiguïté relationnelle entre les deux textes, puisqu’ils peuvent tout à la fois fonctionner de manière autonome, ou s’éclairer mutuellement. Cette constatation nous permet donc d’avancer que le Voyage à Rodrigues pourrait constituer, en soi, un « plateau ».
Par conséquent, si le Voyage à Rodrigues constitue un plateau autonome et qu’il reprend un chapitre du Chercheur d’or, nous pouvons nous interroger sur l’autonomie de ce chapitre à l’intérieur même du roman : puisqu’il peut être repris et lu indépendamment, comme en témoigne la publication du récit, ne pouvons-nous pas penser qu’il s’agit là d’un plateau interne au roman, autonome, fonctionnant déjà en corrélation avec les autres chapitres-plateaux internes ?
En effet, la dénomination de plateau semble davantage se prêter à la structure du roman, puisqu’elle permet de prendre en compte l’aspect autonome de chacun de ses espaces particuliers… espaces qui, rappelons-le, bien qu’ils s’inscrivent dans une même continuité narrative au sein de l’ouvrage, s’ancrent à chaque fois dans des géographies et temporalités qui leur sont propres. A titre d’exemple, voici la structure du Chercheur d’or :
Chacun de ces plateaux s’inscrit effectivement dans un espace géographique particulier, et dans un temps particulier (le quatrième plateau étant celui qui contient le Voyage à Rodrigues). L’unité entre ces plateaux, à la fois indépendants et solidaires, est créée par l’agencement en une suite chronologique, mais encore par la présence en chacun d’eux d’une même voix narrative, celle d’Alexis. De plus, il ne semble pas s’agir d’une spécificité propre à ces deux textes, puisque La Quarantaine, encore, se structure en plateaux superposés. En revanche, dans ce roman, l’unité produite n’est ni le fait d’une chronologie, ni celui de la présence d’un même narrateur. Plus complexe, ce livre propose quatre plateaux officiels :
Il existe une autonomie géographique et temporelle propre à chacun des plateaux. Mais, à l’inverse des plateaux internes du Chercheur d’or, l’interaction des plateaux entre eux se crée ici par le jeu des généalogies ; ces plateaux internes à La Quarantaine fonctionnent entre eux comme le Voyage à Rodrigues fonctionne par rapport au Chercheur d’or. Si nous avons précisé qu’il s’agissait là de quatre plateaux officiels, c’est parce qu’il faut encore y ajouter un autre, officieux, se rapportant à l’histoire silencieuse dont il se veut le témoin : « La Yamuna » est un cinquième plateau qui vient s’immiscer dans le troisième intitulé « La quarantaine ». Ce plateau caché, dont la présence est marquée par une rupture typographique où le texte s’écrit en marge, trouve sa cohérence dans l’ensemble de l’œuvre par l’histoire qu’elle raconte : le Léon du XXe siècle y narre une histoire débutant en Inde et se terminant sur l’île Plate, celle de la mère de l’amante du Léon du XIXe siècle. La complexité du maillage narratif est telle qu’il semble laborieux de vouloir la penser en une succession de chapitres figés et dépendants. Chaque plateau est une histoire en soi, présentant sa propre géographie et sa propre temporalité, indépendamment des autres plateaux
Ce caractère relevé dans le triptyque leclézien n’est pas étranger aux œuvres de nos autres auteurs. Dans une perspective aussi complexe, La Morte saison et Le Bleu des vitraux de Jean Lods se structurent également en plateaux : pour chacune des œuvres ils sont au nombre de deux, l’un s’inscrivant dans le présent des narrateurs adultes, l’autre dans l’enfance de ces mêmes narrateurs. Mais, si La Morte saison présente trois plateaux principaux dont seules les trois premières plates-formes 324 du livre s’ancrent pleinement dans le passé de l’enfance, Le Bleu des vitraux s’organise de façon plus complexe : d’une manière globale, une plate-forme sur deux place la narration dans l’enfance réunionnaise, alors que les autres plates-formes la situe en France continentale, dans le présent du narrateur adulte.
Ce schéma est également celui usité par Monique Agénor dans ses deux romans. Bé-Maho se structure en deux plateaux, scindés en plusieurs plates-formes : le premier plateau est marqué par la voix d’un narrateur omniscient, l’autre par celle d’un chroniqueur. Quatorze plates-formes narratives s’intercalent donc de manière régulière (une sur deux) aux treize plates-formes de la chronique. Et, il en est de même pour Comme un vol de papang’ qui se structure en neuf plates-formes narratives intercalées à huit autres plates-formes (distinguées dans le texte par une numérotation en « Acte »). Le premier plateau correspond à la vie de Minia sur l’île de La Réunion, alors que le second plateau correspond à celle de son ancêtre Fanza, à Madagascar ; la jonction des deux se réalisant par le biais du corps et de la voix de Minia (de ce que nous avons désigné par son corps-vivant). Là encore, chacun des deux plateaux pourrait être lu indépendamment de l’autre puisque, dans le premier plateau, seules les allusions de Minia concernant son ancêtre se réfèrent aux événements se déroulant dans l’espace Malgache du second plateau… second plateau qui, lui, n’entre jamais de manière directe en interaction avec le premier. Par conséquent, l’indépendance entre les plateaux se construit autour de présences géographiques et temporelles distinctes, puisque chacun d’entre eux propose de s’inscrire dans un univers spatial différent de celui avec lequel il entre en interaction.
Enfin, concernant Nabile Farès, les plateaux se révèlent dans chacune des œuvres par la présence de voix narratives différentes qui se succèdent et qui créent l’interaction des plateaux entre eux par un jeu de conversation. Chacune des voix interroge celles des autres plateaux, et c’est le dialogue qui se crée entre les plateaux indépendants qui permet de les concevoir en un ensemble solidaire. Aussi, plus nous avançons dans la trilogie, plus le système d’interaction se fait complexe. Si Le champ des Oliviers présentait deux plateaux principaux (« L’ogresse au nom obscur »et« Les grives au nom diurne »), Mémoire de l’Absent et L’exil et le désarroi en présentent respectivement trois et quatre, à savoir : « Dahmane », « L’énigme » et « Le récitant » pour le premier ; et « Mokrane », « Le village », « Les changements » et « Les Exils » pour le second. Ayant leurs voix, leurs enjeux et leurs temporalités propres, chacun de ces plateaux trouve sa cohérence non seulement dans un livre qui les fait dialoguer entre eux, mais encore dans une trilogie où chacun des livres se renvoie les échos de leurs propres voix (par le biais de lieux, de situations, de personnages, etc.).
En somme, le changement de plateau s’opère principalement par une rupture, que celle-ci soit géographique, temporelle, et/ou vocale. Cette rupture tend à désolidariser les plateaux qui, toutefois, par le déploiement de « tiges souterraines superficielles », parviennent à se connecter entre eux et à créer la cohérence de l’œuvre. Par ailleurs, à titre de contre-exemple, citons L’Aïeule de l’Isle Bourbon de Monique Agénor. Ce roman ne semble pas constituer un « système-radicelle » tel qu’il en a été dans Bé-Maho ou dans Comme un vol de papang’, par exemple, mais semble plutôt correspondre à la première figure du livre relevé par Deleuze et Guattari. « Livre-racine », puisque dans ce cas, une même narration se prolonge de manière linéaire en deux chapitres successifs. Il y a effectivement un changement de géographie, puisque le premier chapitre narre le voyage de l’héroïne de Paris à l’île Bourbon en passant par La Rochelle, alors que le second se déroule sur l’île Bourbon même, mais aucune rupture temporelle n’est opérée. La linéarité du texte fait qu’il n’est pas possible de lire le second chapitre sans au préalable avoir pris connaissance du premier : Françoise Chastelain, l’aïeule de l’Isle Bourbon, y fait office de racine à partir de laquelle s’énonce une narration qui s’allonge de manière verticale, mais qui ne se déploie pas en une multitude de points connexes. Enfin, il y a bien narration d’un exil, mais celui-ci reste replié sur lui-même, puisqu’à la suite du départ s’opère une fixité en un lieu autre ; l’errance du personnage n’y est pas déploiement de la racine en un réseau, mais enracinement dans un espace nouveau.
Gilles Deleuze et Félix Guattari, 1980, op. cit., p. 32, note 18 : Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Tome I, Paris, Seuil, 1990, p. 125-126. Dans cette même note, afin de préciser la pertinence de ce choix terminologique, les auteurs précisent encore : « On remarquera que le mot “plateau” est classiquement employé dans l’étude des bulbes, tubercules et rhizomes ».
Ibid., p. 32-33.
Danielle Tranquille, 2000, op. cit., p. 13.
Nous préciserons par la suite cette nouvelle notion qui nous permet de découper chacun des plateaux en une succession de plates-formes narratives.