Mouvements et temps des exils

Si nous avons relevé la présence de plateaux dans les œuvres de notre corpus, il nous reste encore à nous interroger sur la manière dont ils s’agencent. En raison des expériences d’errance qui sont narrées dans chacun des textes, les plateaux se meuvent de manière à signifier au mieux soit les troubles, soit les incompréhensions des voix en présence. Dès lors, se questionner sur les modalités d’agencement interne des plateaux, c’est rendre compte des mouvements provoqués par les exils. D’une manière générale, alors que la définition la plus répandue de l’exil325 se présente comme un déplacement d’être(s) d’une patrie au dehors de cette même patrie, la seconde se présente comme une nuance de la première, à savoir, un déplacement d’être(s) non plus hors de frontières communes, mais hors d’un lieu plus restreint, celui du cercle de la famille, des proches, des intimes, etc.Ici les deux définitions se croisent, et du dictionnaire nous ne retenons qu’une dimension qui repose en un lieu unique : géographique (« hors de sa patrie », « hors d’un lieu »). La perte du lieu, l’éloignement par rapport à un point central, et par là-même clairement identifiable – une frontière –, semble être le point de départ permettant d’appréhender cette notion. Mais, n’est-il pas réducteur de l’enfermer dans des frontières qu’elle tend, comme nous l’avons précédemment constaté, à briser ?

Extérieur et intérieur sont deux notions qui, naturellement, s’opposent. Alors que la première propose un parcours hors de quelque chose, la seconde invite à se diriger au dedans, au centre de quelque chose. Opposition fondamentale supposant que, en fonction du parcours (ext- ou int-), l’être en mouvement devra nécessairement choisir de se déplacer selon l’une ou l’autre de ces directions. Or, qu’il soit réel ou imaginaire, l’exil, à lui seul, rend possible la réalisation simultanée de ces deux mouvements ; non pas l’un contre l’autre, en sens opposé, mais l’un dans l’autre, l’autre se fondant dans l’un. En effet, la lecture des œuvres de notre corpus permet de relever la présence simultanée, au sein de chacun des textes, de ces deux mouvements a prioricontradictoires. Chez Jean-Marie G. Le Clézio, chez Nabile Farès, mais encore chez Monique Agénor et Jean Lods, la réalisation de l’exil ne se construit pas de manière linéaire, en un sens unique, mais est toujours complexe, conduisant les personnages en exil à se mouvoir entre des frontières géographiques réelles, mais encore, simultanément, entre des frontières culturelles, langagières et mémorielles. Il semble s’agir là de l’un des dénominateurs communs qui permet de penser ensemble chacun des textes en présence car, au travers de chacun des parcours racontés, entre la France et l’Algérie pour Nabile Farès, entre la France continentale et l’île de La Réunion pour Jean Lods, et encore entre le continent européen et les îles india-océanes pour Jean-Marie G. Le Clézio et Monique Agénor, chaque parcours s’inscrit à la fois dans un espace géographique double, sinon multiple, où sont toujours présents, dans un même mouvement, les imaginaires des géographies respectives.

Témoignant de la complexité de l’exil, les œuvres du corpus semblent illustrer le fait que, en situation d’exil, un personnage peut tout à la fois être à l’extérieur d’une frontière géographique réelle, tout en étant à l’intérieur du monde virtuel du fantasme, de la rêverie, de l’imaginaire… à l’intérieur de Soi. Mais, cette possibilité peut encore se décliner dans l’écriture en un nombre infini de réalisations : inversement, il semble en effet possible pour un personnage d’être à l’extérieur de Soi, tout en étant à l’intérieur d’un monde réel, physiquement défini…

Ces diverses possibilités relevées ne prennent pas encore en compte une autre dimension qui peut pousser un peu plus loin la complexité de la notion d’exil : celle du temps. Dans les œuvres choisies, les frontières temporelles sont floues : ni passé, ni présent, ni même futur.Dans cette absence de mesure, l’espace de la réalisation de l’exil devient ainsi davantage assimilable à un espace atemporel, plutôt qu’à un lieu temporellement situable, se référant à une période historique donnée, précise. Le lecteur, toujours confronté à un présent fortement marqué par le passé, se trouve à son tour perdu, errant entre des espaces géographiques et temporels possiblement situables, mais où se mêlent jusqu’à l’indiscernabilité ces mêmes repères de spatialité et de temporalité. Oscillation donc des écritures entre des espaces et des temps connus, mais non situables, car toujours en mouvement, se croisant et s’entrelaçant jusqu’à flouer les frontières entre réel et imaginaire. Ainsi, faisant se mouvoir l’écriture entre des réalités fantasmées et des imaginaires vécus, la mise en mots de l’exil invite le lecteur à devenir errant, à l’image des personnages, se perdant dans les méandres d’une histoire refusant la linéarité, se construisant en des mouvements complexes… complexité qui, semble-t-il, est le fruit de l’incompréhension causée par le départ, la perte des repères originels, les troubles de l’exil. Le livre où se croisent ces mouvements complexes devient par conséquent ni géographiquement, ni temporellement précisément situable. Il est hors espace et hors temps.

L’exil est bien un moteur qui problématise de fait les notions d’espace et de temps. Dans ce cadre, extérieur et intérieur ne s’opposent effectivement pas, mais participent à un mouvement commun, dans des univers distincts, que ce mouvement se fasse par croisement ou par entrelacement. Nous revenons sur ces deux modalités d’agencements, croisement et entrelacement, car semble-t-il, ils définissent les types de structures narratives les plus fréquemment repérés dans les textes de notre corpus :

Nous entendons par croisement, un mouvement narratif qui propose de faire cohabiter entre eux, de manière chronologique et régulière, deux ou plusieurs espaces spatiaux temporels distincts. Ce mouvement est par exemple celui repéré dans Bé-Maho et Comme un vol de papang’ où, à la narration classique, viennent s’intercaler de manière régulière (un chapitre sur deux), les carnets de bord de l’instituteur pour Bé-Maho (annoncés par une date, et distingués du reste du texte par une écriture en italique), et les « Actes » retraçant la vie de la reine Ranavola-Manzaka pour Comme un vol de papang’. Ceux-ci consistent en une incursion dans le passé, parallèle au présent de la narration principale, et respectant à chaque intervention leur propre chronologie interne. Par ailleurs, bien que Le Bleu des vitraux de Jean Lods ne présente pas de rupture typographique ou nominative concernant ses différentes parties narratives, ce roman donne également à lire une structure croisée : en effet, les incursions du narrateur dans le passé de son enfance se font de manière régulière, c’est-à-dire un plateau sur deux.

Inversement, l’entrelacement semble plus chaotique : la régularité qui caractérise le croisement disparaît pour laisser place à une organisation a priori plus aléatoire. Par conséquent, nous entendons par entrelacement un mouvement opérant entre deux ou plusieurs espaces spatiaux temporels de manière achronologique, s’immisçant subversivement dans le présent de la narration principale sans repères narratifs particuliers (sans changement de chapitres par exemple). Par ailleurs, ce procédé peut être marqué par des repères typographiques particuliers (c’est par exemple le cas des nombreuses ruptures typographiques ou de mise en page présentes dans la trilogie farésienne).

Mais, ces deux procédés narratifs relevés ne constituent pas des formes figées. Ils peuvent varier, changer ou se décliner selon le contexte de la narration. A titre d’exemple, nous avons vu que La Quarantaine de Jean-Marie Le Clézio propose dans une narration principale déjà croisée (le présent du narrateur du XXe siècle encadre celui du narrateur du XIXe), par le moyen du plateau intitulé « La Yamuna » et marquant une nette rupture dans la mise en page puisque écrit en marge, de faire en plus s’entrelacer un espace spatio-temporel supplémentaire : « La Yamuna », énoncée par le narrateur du XXe siècle, conte une histoire antérieure, se situant principalement en Inde, au XIXesiècle. Mais, ces chapitres viennent s’intercaler au carnet de bord du second narrateur dont l’action se déroule déjà au XIXe siècle, dans un espace autre, sur l’île Plate.

Cette complexité, nous pouvons la retrouver dans chacune des œuvres du corpus, réalisée à chaque fois de manière singulière, plus ou moins prononcée selon les écritures. Mais c’est chez Nabile Farès qu’elle prend le plus d’ampleur, témoignant ainsi d’une stratégie d’écriture rétive aux conventions des genres littéraires 326. Ce qui tend à confirmer la volonté délibérée de l’auteur de s'affranchir des normes littéraires établies. Volonté qui n’est toutefois pas exclusive à l’oeuvre farésienne, puisque dès 1965, dans sa troisième publication, La Fièvre, Jean-Marie G. Le Clézio affichait un même désir, proposant une stratégie d’écriture similaire :

‘Il y a longtemps que j’ai renoncé à dire tout ce que je pensais (je me demande même parfois s’il existe vraiment quelque chose qui s’appelle une pensée) ; je me suis contenté d’écrire tout cela en prose. La poésie, les romans, les nouvelles sont de singulières antiquités qui ne trompent plus personne, ou presque. Des poèmes, des récits, pour quoi faire ? L’écriture, il ne reste plus que l’écriture, l’écriture seule, qui tâtonne avec ses mots, qui cherche et décrit, avec minutie, avec profondeur, qui s’agrippe, qui travaille la réalité sans complaisance. C’est difficile de faire de l’art en voulant faire de la science. J’aimerais bien avoir un ou deux siècles de plus pour savoir. 327

Est-ce une part de hasard qui a fait que ces auteurs contemporains qui ne se connaissaient vraisemblablement pas, qui se sont peut-être lus mais qui n’appartiennent pas à une même école, à un même mouvement littéraire, etc. aient choisi une orientation littéraire similaire ? Peut-être que non… Néanmoins, nous constatons que se dessinent déjà avec plus de précision les lignes d’un pont pouvant rapprocher les écritures leclézienne et farésienne. La démarche est dans les deux cas de s’opposer à des formes fixes, figées, donnant ainsi à lire des textes singuliers aux structures autres. Michelle Labbé dans son étude Le Clézio, l’écart romanesque avait par ailleurs justement constaté que, cette « mise à mort du “roman traditionnel” » manifestée dans l’œuvre leclézienne, n’exprimait pas qu’un simple refus de la norme littéraire, mais témoignait bien plus du rapport de l’auteur au monde :

‘Les relations que J.M.G. Le Clézio entretient avec la forme romanesque paraissent ambiguës, parfois contradictoires, justement parce que, pour lui, l’enjeu de l’écriture est trop grave pour que se décident simplement et définitivement les modalités et les valeurs de l’expression. A plusieurs reprises, il a indiqué que c’était un sentiment d’exil du monde qui le poussait à écrire.328

Le mouvement de l’exil souligné ici (l’« exil du monde »), n’a pas la même signifiance que celui des déplacements réels qui ont été véritablement vécus par l’auteur (l’exil à travers le monde) : à l’errance entre des lieux terrestres, se substitue là un sentiment abstrait, moteur de l’écriture. Mais, ne se peut-il pas que l'interdépendance de ces deux niveaux d’exil (ontologique et physique) puisse conditionner le dire ? l’écriture ? Notons à ce sujet que Jean-Marie G. Le Clézio concluait sa présentation de La Fièvre précédemment cité par une ouverture concernant les devenirs possibles de l’écriture : « C’est difficile de faire de l’art en voulant faire de la science. J’aimerais bien avoir un ou deux siècles de plus pour savoir ». Cette « écriture seule […] qui travaille la réalité sans complaisance », cette prose libre dont il parle, semblait déjà inviter à se questionner au sujet des perspectives littéraires dans lesquelles il s’inscrivait alors. A cette époque, en 1965, il n’avait publié que quelques romans et ne s’affirmait pas encore en tant qu’écrivain francophone. Aujourd’hui, avec le recul nécessaire dont nous disposons, nous pouvons lire autrement ses propos : c’était peut-être là, dès La Fièvre, un trait annonciateur de la francophonie – de sa francophonie – alors à venir ; celle d’une écriture ouverte sur un espace large et multiple, celle d’une écriture qui se crée au contact des vivants, par leurs rencontres, et non en laboratoire, de manière posée, fixée, où l’auteur calculerait équitablement les pourcentages d’influences et de présences de telle rencontre par rapport à telle autre (et aujourd’hui nous savons encore à quel point ces rencontres ont été nombreuses dans son parcours). La stratégie d’écriture soulignée dans l’œuvre de Jean-Marie G. Le Clézio ne s’avère pas étrangère à celle de Nabile Farès, ni même de Monique Agénor et de Jean Lods. Les perpétuels croisements et entrelacements entre espaces géographiques et temporels – entre réalités et imaginaires – que nous pouvons lire dans l’ensemble de ce corpus, semblent bien exprimer sinon un rejet de la linéarité, au moins un refus du cloisonnement de la narration dans un espace et dans un temps unique, fermés… dans un genre aux conventions figées.

Dès lors, nous pouvons comprendre que les écritures ayant pour moteur des exils peuvent se construire à des niveaux toujours plus complexes, car aux brouillages des frontières entre réel et imaginaire, s’ajoutent encore les brouillages de frontières temporelles, se croisant et/ou s’entrelaçant, proposant ainsi différents niveaux de lecture. Dans ce contexte, une hypothèse peut être émise : l’exil se réalise dans une temporalité littéraire (celle du temps de la lecture) conduisant à une atemporalité narrative (celle des différents temps de la narration). Au couple réel-imaginaire, s’ajoute donc le couple temporel-atemporel, et la combinaison de ces différents niveaux de croisement et/ou d’entrelacement entre réel, imaginaire, temporel et atemporel, se réalisant toujours de manière particulière et complexe, rend possible l’existence d’exils pluriels : tous les espaces peuvent s’y mélanger, qu’ils soient vécus ou rêvés, au passé ou au présent, et même à l’excès, jusqu’à l’annihilation de la notion de temps. Prend alors forme, au fil des pages, une nébuleuse littéraire qui fait se croiser en un espace unique – celui du livre – une multitude d’espaces narratifs qui se rencontrent de manière plus ou moins marquée, se contaminant et s’échangeant.

Notes
325.

Nous nous référons à nouveau à la définition du Nouveau Petit Robert présentée en exergue à notre introduction.

326.

Nous nous référons ici à l’article « Nabile Farès » de Nourredine Saadi, in Naget Khadda, Abdallah Mdarhri-Alaoui, et Charles Bonn (dir.), La littérature maghrébine d’expression française, Paris, EDICEF / AUPELF, <http://limag.refer.org/Textes/Manuref/farès.htm>, 1996.

327.

Jean-Marie G. Le Clézio, La Fièvre, Paris, Gallimard, 1965, p. 8. 

328.

Michelle Labbé, 1999, op. cit., p. 259.