L’écrivain ne calque ni ne reproduit le réel, il ne se pose volontairement pas en tant qu’historien, mais il crée, il construit un réel autre, sa réalité. Il tend à redessiner, selon sa perception et ses désirs propres, la carte des espaces qu’il a parcourus. Chaque plateau participe donc à l’élaboration de cette carte, et donne à lire les espaces selon les dessins et les agencements nouveaux tracés par le langage, dans le livre. Afin de mieux cerner la structure de chacun des plateaux, nous pourrions nous inspirer de l’expérience du second chercheur d’or, celui du Voyage à Rodrigues. Sur les traces de son grand-père ayant tenté de décrypter l’île 70 ans plus tôt, le narrateur du récit arpente Rodrigues en tentant à son tour de décrypter le paysage : « Carte à la main […], je cherche à comprendre où je suis » (p. 9) ; mais, nous apprend-il :
‘Jour après jour, je me sens pris davantage. Dès le commencement, quand j’ai aperçu la vallée de l’Anse aux Anglais, du haut de la pointe Vénus, j’ai su que rien ne me serait donné. Paysage de pierre noire, où blesse la lumière et brûle le vent. Paysage d’éternel refus. (Le Clézio, VR, p. 77)’Il comprend alors que le seul moyen pour lui de décrypter ce « lieu âpre et stérile » (p. 30), ce « pays dur et hermétique » (p. 23) où rien ne se donne, est d’avoir recours à une méthode qui s’accorde non seulement aux traces laissées par son grand-père, mais encore, qui s’accorde à l’espace même. Commence ainsi un formidable jeu de piste qui n’aura pour autre vocation que de rendre compréhensible le paysage : « Ces traces de coups, ces anciens trous comblés, ces tranchées, ces sondages m’émeuvent comme s’il s’agissait de ruines. Ce sont les vestiges d’une activité perdue, d’une vie perdue ». « En suivant ces traces pas à pas » (p. 101), le narrateur réalise la quête initialement entamée. La structure du récit, symptomatique de cette quête qui se construit « pas à pas », « de cache en cache » (p. 60) sur les traces laissées par le précédent chercheur d’or, s’organise selon une succession de plates-formes linéaires traversées par le narrateur : du « long de la vallée de la rivière Roseaux » (p. 9) jusqu’au fond de cette même vallée (p. 130), en passant par le « sommet de la colline de l’est » (p. 11), par le « poste d’observation, en haut de la pointe Vénus » (p. 31), la « vallée de l’Anse aux anglais » (p. 60) et enfin le « ravin » (p. 89). Ces plates-formes narratives, sont d’ailleurs représentatives d’autres plates-formes, réelles, celles construites par les premiers boucaniers ayant occupé l’île (p. 14). Elles constituent des points-étapes dans le parcours du narrateur en lui offrant des lieux d’observation privilégiés. En effet, chaque « plate-forme d’observation » (p. 34), est un lieu qui permet de marquer un double repère : d’abord géographique, puisque en raison de leurs situations elles offrent une vue surplombante et avantageuse sur l’espace îlien ; mais encore narratif, puisqu’elles sont l’occasion pour le narrateur de se poser et de mettre à jour ses interrogations concernant sa quête et celle de son grand-père.
Par exemple, se trouvant sur l’une d’entre elles, dans la vallée de l’Anse aux Anglais (p. 53 à 69), le narrateur se prend à fantasmer le parcours de son aïeul. De nombreuses occurrences du verbe « imaginer » viennent ponctuer le récit : « Le rêve de mon grand-père, c’est surtout le rêve de la mer. » / « La mer qui l’attirait : j’imagine que c’est d’abord dans les livres qu’il l’a rencontrée […]. » (p. 53) / « C’est cela, j’imagine, que cherchait mon grand-père quand il a pris la mer pour la première fois […] » (p. 55) / « J’imagine aussi la première rencontre de mon grand-père avec le premier navire sur lequel il allait voyager […] » / « Je l’imagine bien aussi : un deux-mâts schooner […] » (p. 56). Comment ne pas penser à l’expérience à laquelle ce texte se réfère ? Il s’agit là d’un intertexte déroutant, puisque ce que le narrateur imagine nous a déjà été dévoilé dans Le Chercheur d’or ! Dans cette première œuvre, la structure des plates-formes se prêtait aux interrogations et à la pose narrative :
‘La plate-forme est tout à fait semblable à un balcon, appuyée sur de gros blocs de lave assemblés au-dessus du vide. La construction est certainement très ancienne, car les vacoas de grande taille ont poussé sur la plate-forme, leurs racines écartant même les murs de lave. Plus loin, en amont dans la vallée, j’aperçois d’autres plates-formes identiques, à flanc de colline. Qui a construit ces balcons ? Je pense aux marins d’autrefois, aux chasseurs de baleines américains qui venaient boucaner. Mais je ne peux m’empêcher d’imaginer le passage ici du Corsaire que je suis venu chercher. C’est lui, peut-être, qui a fait construire ces postes, afin de mieux observer les travaux de « maçonnerie » dans lesquels il avait décidé de cacher son trésor ! (Le Clézio, COr, p. 196)’Chacun de ces deux narrateurs se sert de ces « postes » pour observer l’espace et en dresser la carte. Celui du Chercheur d’or, à la manière d’un cartographe, la dresse véritablement, alors que le second, celui du Voyage à Rodrigues, tente davantage de décrypter celle laissée par le premier. Mais dans les deux cas la méthode est similaire : pour rompre l’hermétisme du paysage, afin de découvrir le trésor tant convoité, ils proposent tous deux de progresser de manière minutieuse et méthodique selon le modèle proposé par l’espace, c’est-à-dire en suivant le cheminement des plates-formes successives qui conduisent de manière progressive vers la cache du trésor. Chacun de ces deux narrateurs avance de plate-forme en plate-forme, en prenant soin de ne pas brusquer un espace qui se refuse, car inconnu d’eux. Mais, alors que ce processus pourrait supposer la production d’une narration claire et limpide, le texte se refuse. Le lecteur se trouve à son tour pris au piège de l’opacité dans l’espace du livre qui, plutôt que de produire du sens, déstructure le langage. L’auteur semble lui aussi entreprendre un travail de « maçonnerie », s’efforçant par l’emploi d’un langage technique, un langage herméneutique, de faire parler les pierres. Ce qui a pour effet de rompre la linéarité de la structure narrative du texte, et de l’organiser autrement :
‘Prenant appui sur le cryptogramme – on peut souligner ici cette valeur originaire de l’écriture –, l’opération herméneutique s’effectue par une série d’extensions successives dont chacune valide la quête : du tracé du document à la configuration de la vallée, de celle-ci enfin, à la carte du ciel.329 ’Prend corps et forme, notamment dans le Voyage à Rodrigues, une écriture codée où apparaît une succession d’énigmes que seul le possesseur de la carte – le narrateur – parviendra à déchiffrer. Le texte oscille ainsi entre des passages narratifs et descriptifs et des présentations troublantes de symboles, d’énigmes et de schémas, initialement laissés par le grand-père, protagoniste du Chercheur d’or.
En somme, pour trouver le trésor longtemps convoité par le grand-père, l’arpenteur de Rodrigues doit comprendre le lieu dans lequel son ancêtre a erré. Mais comment comprendre ce lieu si celui-ci reste fermé ? Comment comprendre un « paysage d’éternel refus » qui ne se dévoile pas à un « étranger » ? Cet obstacle est de taille, car c’est lui qui a stoppé la précédente quête du grand-père, car c’est l’hermétisme et l’opacité de l’île qui a conféré à la précédente quête des allures de chimères : « Il y a quelque chose de dur dans ce pays, dur et hermétique. Je ne peux m’empêcher de penser à l’échec de mon grand-père » (p. 23). Et, deux générations plus tard, le petit fils vient se heurter à ce même refus. Alors, pour mieux détourner cette difficulté, il va s’appuyer sur les travaux laissés par son aïeul, et c’est ainsi qu’au fil des chapitres les premières descriptionsdu paysage laisseront place à des formules plus complexes :

Le travail du grand-père durant toutes ces années passées sur l’île, ayant été de comprendre le refus du paysage en s’avançant lentement, pas à pas, et en s’aidant de « la précision et [de] l’application d’un géomètre » (p. 107), pour percer les secrets de l’île, le petit-fils devra avoir recours à cette même démarche : c’est-à-dire, retrouver pas à pas, de plate-forme en plate-forme, le « langage secret » (p. 116) sculpté dans le lieu par son ancêtre, en retrouver les traces et le réécrire. Chacune des plates-formes atteintes correspond par conséquent tant à une étape géographique, que langagière ; chacune des plates-formes permet de se pencher sur le lieu pour en décrypter son langage, pour le reformuler et l’offrir, à nouveau, au lecteur.
Le langage occupe donc une place primordiale dans cette quête : ne pouvant à l’œil nu déchiffrer le paysage, en des temps qui se succèdent, les deux chercheurs d’or amorcent un autre langage (p. 116), s’appuient sur des codes à l’image du lieu. L’hermétisme du lieu se traduit ainsi dans l’œuvre par une écriture opaque, herméneutique, venant rompre la narration traditionnelle. C’est ainsi que, à la suite de cette toute première présentation des écrits laissés par l’ancêtre (extrait ci-dessus), apparaissent dans le récit des formes de plus en plus troublantes, comme c’est par exemple le cas de l’interprétation des « plans laissés par [le] grand-père », et de son déroutant « tracé de l’Anse aux Anglais » (p. 70-76), ou encore du décodage du « langage mythique » des fameuses « Clavicules de Salomon » (p. 119-116). Tout, dans l’écriture, tend à montrer que l’île n’est pas un espace où l’être peut s’installer dans la contemplation d’une nature qui se donne, mais au contraire un espace fermé où l’être ne peut avoir aucun repère, aucune prise sur les éléments qui l’entourent, que ceux créés par lui-même :
‘La vallée tout entière est un langage. Ce sont les mots rêvés de mon grand-père, les signes jetés çà et là, par le Corsaire inconnu, points de repère mouvants comme des mirages, lignes fugitives qui se croisent et se répondent comme les fils d’une trame, mais aussi cailloux marqués au poinçon, tas de pierres marquant l’est, le nord, l’ouest, gouttières sculptées dans les rochers à demeure, cercles, étoiles, pierre fracturées en M ou Z, points où s’enfonce la sonde, ravins creusés par le pic, rochers enlevés, poussés de côté, et toujours, fermant la vallée, sommets des pitons immuables ; comme si l’on cherchait un astre, ou le site d’une très ancienne ville, dont seules les légendes fragiles des hommes parleraient encore. (Le Clézio, VR, p. 118)’Tout le travail d’arpentage et de décryptage de l’île est orienté vers un seul et même objectif : puisque l’espace est inhabitable pour les personnages, puisque qu’ils n’ont aucun repère dans ce lieu d’exil, ils vont s’en créer, par le langage, afin de pouvoir le comprendre et l’habiter. Ces traces laissées par le grand-père, puis décodées par son descendant, sont les marques de présences indéniables : les personnages écrivent le lieu, ils s’inscrivent dans le lieu, le marquent, le façonnent à leur image. Alexis, le narrateur du Chercheur d’or, après avoir trouvé la présumée cachette du trésor, décide de la reboucher parce que, dit-il : « Je pense à tous ceux qui viendront après moi, dans dix ans peut-être, dans cent ans, et c’est pour eux que je décide alors de reboucher les cachettes » (COr, p. 267). Par cet acte, qui le fait « complice » (idem) de ses prédécesseurs sur l’île (ceux-là mêmes qui avaient construit les cachettes), il s’inscrit dans le paysage de l’île, il lègue « un testament » (p. 270) à sa descendance : « muni d’un ciseau à froid et d’un gros cailloux en guise de maillet, je commence à tracer mon message pour le futur » (p. 271). Ainsi, il marque l’île de sa présence, affirmant qu’il l’habite désormais, comme ce sera par ailleurs le cas de toute personne appliquée à chercher le trésor, comme ce sera le cas, trente ans plus tard, de son petit-fils. L’ex-île du grand-père devient le lieu d’exil du petit-fils, bouclant, au fil des plates-formes traversées, la boucle de leurs errances respectives.
« J’ai voulu trouver un homme, un homme tout entier, avec son secret, sa crainte, son désir, son savoir » nous dit le narrateur de Voyage à Rodrigues (p. 134). Mais cet homme, est-ce son grand-père, ou est-ce lui-même ? « Qui n’a rêvé d’être le premier d’un règne, le commencement d’une lignée ? » s’interroge-t-il encore (p. 139). Ne parle-t-il pas de lui-même ? En venant achever le travail de son grand-père, ce personnage s’est lui‑même fait porteur de la quête. Certes, il ne l’a pas volée à son prédécesseur, mais en mettant ses mots là où son grand-père a mis ses pas, il est venu à la fois éteindre et réveiller le mystère de son parcours. Si l’acte langagier lui permet de retrouver les traces de son ancêtre, il le contraint également à devenir, dans la mesure où la quête n’aboutirait pas, lui aussi un errant. Comme le narrateur – « maintenant errant » précise le texte (p. 78) – le lecteur se prend à son tour au jeu de la reconstruction « morceau par morceau » (p. 110) de langages cryptographiques et de systèmes opaques. Il se met lui aussi à arpenter cet espace altéré, à tenter, au hasard des découvertes, de déchiffrer son langage. Chacune des énigmes inscrites dans le lieu constitue donc une étape dans la progression de la quête. Mais si la résolution de ces énigmes fait se tendre la quête, le parcours qui doit permettre cette résolution est déambulation, errance. Chacune des étapes s’inscrit dans un espace et dans un temps précis, une plate-forme discursive, et c’est l’ensemble de ces plates-formes sur lesquelles nous avançons « pas à pas » qui forme chaque plateau : Voyage à Rodrigues se morcelle en une succession d’étapes discursives pour donner au récit sa forme globale, récit qui, à son tour, se joint par les jeux de traces laissées et décodées aux multiples plateaux du Chercheur d’or : nous lisons une quête, mais nous errons entre les discours.
L’écriture et la démarche lecléziennes ne semblent pas constituer une exception. Comme nous l’avons par exemple précédemment souligné pour Monique Agénor, chacun de ses romans se structure en deux plateaux : un plateau narratif principal qui se complète soit d’un plateau-chronique pour Bé-Maho, soit d’un plateau fait d’ « actes » pour Comme un vol de papang’. Chacune des unités narratives croisées à celles de la chronique ou des actes constitue en soi une plate-forme. Celle-ci, comme dans Le Chercheur d’or ou le Voyage à Rodrigues consiste en une avancée supplémentaire, un pas supplémentaire, dans le mouvement global de l’œuvre. Comment cette structure en plateaux, déclinés en plates-formes qui se succèdent, peut-elle se lire dans les oeuvres de chacun de nos autres auteurs ? Il semble intéressant de s’interroger sur la fonction de ces unités dans nos œuvres, et notamment sur la manière dont les plates-formes s’y agencent, jusqu’à former l’espace plus large du plateau. Une hypothèse peut être émise : au sein de chacune des ces écritures énoncées ci-dessus, comme au sein des écritures farésienne et lodsienne, la mise en œuvre de la plate-forme se réalise par la mise en mots d’événements. Une plate-forme correspondrait à un événement, et l’ensemble des plates-formes contribuerait à donner forme à un plateau marqué par la présence d’une multiplicité de strates narratives, donc de géographie, de temporalité et de voix. Géographie, temporalité et voix ne seraient-elles pas alors les « tiges souterraines » permettant de réaliser la connexion des plateaux ?
Jean-Michel Racault, 2007, op. cit., p. 237.