Nous avons auparavant constaté que c’est parce qu’ils sont embarqués dans les tourbillons d’une Histoire sur laquelle ils n’ont aucune prise que les personnages créés par Monique Agénor se retrouvent contraints à errer dans leurs espaces respectifs. Originaires d’un lieu, ils se retrouvent tous soudainement, à cause des incompréhensions provoquées, propulsés hors temps et hors espace. Dans Comme un vol de papang’ ainsi que dans Bé-Maho, ils prennent tous conscience de la marginalité de leurs origines : ils pensaient habiter un territoire leur appartenant, or, l’intervention de l’Histoire vient rompre ces certitudes et provoquer un profond trouble. Par le vol de ses cahiers dans lesquels elle narre la multiplicité de ses origines, Minia se voit déposséder de son histoire ; et à cause de l’irruption incongrue de la guerre dans leur quotidien, guerre qui se déroule pourtant de l’autre côté de l’océan, les personnages de Bé-Maho revisitent leurs histoires privées, intimes, apprenant à mieux se connaître. Ces expériences respectives les conduisent tous à errer, soit jusqu’au temps de la chute de l’empire malgache pour les uns, soit jusqu’au temps des premiers peuplements de l’île pour les autres. En outre, leurs errances se traduisent par des remontées temporelles et des déterritorialisations spatiales plus ou moins marquées selon la force des intrusions de l’Histoire dans leur quotidien.
Plus particulièrement, dans Bé-Maho, les habitants du petit bourg avaient été jusque là – c’est-à-dire jusqu’avant l’arrivée de la guerre dans leur espace – isolés de tout. Mais l’Histoire les rattrape, et les vies qui s’étaient alors déroulées dans la tranquillité de l’isolement se retrouvent soudainement soumises aux « biens dérangeantes tracasseries » de « la guerre d’en-France » (p. 10). Dans ce roman, la restructuration d’un réel événementiel s’agence selon une même structure que dans les textes de Jean Lods par exemple, mais avec une spécificité propre à la subjectivité documentarisée d’Agénor330. Le rapport à l’événement est en effet ce qui conditionne la nature de chaque plate-forme, qu’elle soit énoncée sous forme de chronique ou d’ « Acte ». Le croisement régulier de ces formes génériques permet ainsi, dans un premier mouvement (dans les passages narratifs), d’annoncer des événements d’ordre intime et relatifs à la vie privée des personnages, et dans un second mouvement (dans les chroniques ou les actes), d’éclairer les éléments intimes par leur insertion dans un cadre historique documenté et attesté. Les motivations de Julien Saint-Clair, l’instituteur auteur des chroniques de Bé-Maho, témoignent de cette convergence qui se réalise dans le roman entre les événements historiques, et les événements privés propres à la vie de chacun des personnages de la narration. Dans ce texte, par le biais du croisement entre les carnets et la narration, se croisent des vies, celle de l’auteur des carnets et celles des habitants de l’île. C’est ainsi que la chronique semble pouvoir apporter un regard autre sur les vies contées dans les plates-formes narratives. La première chronique de Julien Saint-Clair, celle de « Janvier 1942 », s’ouvre ainsi :
‘Je m’entête et m’obstine à continuer de relater dans mon bloc-notes les événements qui secouent notre île depuis l’arrivée du gouverneur Béraud en février 1940, alors que toutes les dispositions sont prises pour le châtiment de ceux qui ne répondent pas ou n’obéissent pas aux exigences gouvernementales. (Agénor, BM, p. 23)’Ainsi, dès la première phrase de la première chronique, nous savons que seront relatés « les événements qui secouent [l’] île ». Récurrent dans la chronique, le terme « événement » ne s’emploie toutefois pas comme il est employé dans l’œuvre lodsienne : « ce grave événement [au sujet de la bataille navale de Mers el-Kébir] » (BM, p. 26), « les événements de l’année 1937 » (BM, p. 28), etc. Ici, il s’agit davantage d’événements se rapportant à des faits historiques, et non plus à des faits d’ordre familiaux et intimes. Nous observons par conséquent un glissement sémantique de ce terme par rapport à l’utilisation que pouvait en faire Jean Lods dans ses romans. Néanmoins, la manière dont les événements influent sur le quotidien des personnages semble être le point de convergence de ces deux conceptions nuancées.En effet, dans Bé-Maho, la restitution d’événements historiques par le biais de la chronique permet de réaliser le lien avec les plates-formes narratives : les personnages de la narration vivent l’histoire, dans son quotidien sans véritablement en comprendre les enjeux, et par le jeu des dates et des informations dévoilées dans la chronique, la connexion s’établit entre les deux plateaux : l’une présentant des événements intimes dans le silence de l’histoire (la narration), l’autre tentant de sortir du silence ces événements intimes en les raccrochant à des dates, des personnages, des faits historiques, etc. C’est ainsi que sont régulièrement repris et éclairés les événements vécus dans la narration par Parlpa et les autres personnages de Bé-Maho. A titre d’exemple, dans la plate-forme narrative XXI, Trajan et ses deux petits-fils Coltaire et Amilcar, trois des protagonistes de la narration, tentent de quitter les hauteurs de l’île pour se rendre sur la côte, mais :
‘Le pont déloqueté, coupé en deux par son milieu, bâillait au-dessus de la ravine. Tout passage sur la vallée d’en face était impossible.Les trois compères ignorent, que le « vilain vent blanc » qui a soufflé sur le pont est effectivement le fait du « baron de Travers » (surnom donné par les personnages au gouverneur de l’île). Cette situation vécue par les personnages se réfère à un épisode attesté de l’histoire réunionnaise : redoutant pendant la guerre une invasion anglaise, le gouverneur pétainiste s’était réfugié dans un village isolé des hauteurs de l’île (Hell-Bourg, ici désigné par « Bé-Maho ») et avait coupé tous moyens de communication. Ce pont « déloqueté » se réfère donc à un événement réel, ignoré des personnages, mais qui sera précisé au lecteur quelques pages plus loin, grâce à la chronique de l’instituteur (XXII « Novembre 1942 ») :
‘Dans l’île, chez nos gouvernants, c’est la terreur et le désarroi. Radio-Capitale affirme que la flotte anglo-américaine file directement sur nos côtes après avoir débarqué au Maroc et en Algérie. […]Ces deux extraits qui entrent en interaction illustrent la manière dont s’organise le roman : d’abord, par la mise en scène dans le cadre privé de la vie des habitants de l’île, est présenté sous forme d’anecdote un événement historique. Pour eux qui vivent un simulacre de guerre du fait de l’éloignement de la colonie par rapport à sa mère patrie, les conséquences de cet événement ne sont ni stratégiques, ni politiques. Il influe de manière naturelle sur un quotidien qui continue à se vivre dans l’incompréhension de ces enjeux. C’est alors que se précise le rôle de la chronique : celle-ci permet, en plus de fournir des détails historiques, de replacer l’enjeu de ces événements dans leur cadre historique. En somme, Bé-Maho donne à lire une double perception des événements dus à la guerre durant l’année 1942, puisque la narration des anecdotes se complète d’une mise en lumière historique de ces mêmes anecdotes.
La conception anecdotique de l’événement se réalise par conséquent selon deux axes différents : d’abord dans la narration par la manière dont il se vit dans le quotidien des vies privées des personnages sous le vent de l’Histoire ; ensuite dans les carnets, par la mise en écriture de la manière dont ces événements se sont effectivement déroulés dans le courant de l’Histoire. La multiplication des points de vue entre les deux plateaux, dont l’un s’attache à transcrire une intimité historique alors que l’autre présente l’Histoire dans son officialité, rend ainsi compte de la manière dont l’Histoire oscille entre des sphères officielles et officieuses. C’est ainsi que les plates-formes joignent entre eux les plateaux par un maillage événementiel qui met doublement en scène les personnages : Julien Saint-Clair, auteur de la chronique, est présent en tant que personnage secondaire dans la narration ; et inversement, les personnages de la narration se retrouvent mis en scène dans la chronique du même Julien Saint-Clair. Les regards se croisent et s’échangent entre chacune des plates-formes de la narration et des carnets, faisant se rencontrer les deux plateaux génériques du livre : ce ne sont pas les mêmes voix qui narrent ou qui écrivent, néanmoins elles mettent en scène les mêmes anecdotes qui ont ponctué la vie des habitants de la colonie durant cette année d’occupation.
Aux croisements génériques notés dans les œuvres de Monique Agénor, se substitue chez Jean Lods un autre croisement : non pas de forme entre narration et chronique ou actes, mais un croisement de voix. Les narrateurs du Bleu des vitraux et de La Morte saison voyagent entre deux espaces : le présent de l’âge adulte et le passé de l’enfance. Il s’agit donc dans chacun des cas d’une même voix qui se déploie et se dédouble entre des plates-formes narratives qui oscillent alors entre les temps présents et les temps passés. Se pose alors la question des modalités de co-existence spatiale et temporelle : par quel étrange jeu de miroir les plates-formes narratives – présentant une même voix selon deux âges différents – permettent-elles de réaliser la cohérence d’ensemble de chacune de ces deux œuvres lodsiennes ?
Ch. IV : « Sur l’autel de la fiction: les sacrifices du réel ».