L’incontrôlable et l’inattendu

Dans les œuvres de Jean Lods, comme nous pouvons par ailleurs le lire dans celles de Jean-Marie G. Le Clézio, l’inscription dans l’espace est avant tout marquée par une forte inscription géologique. Habiter le lieu, c’est non seulement comprendre son Histoire, mais c’est encore comprendre sa géologie. Les îles existent dans les textes respectifs de ces deux auteurs par la mise en forme de leur relief, de leur végétation, etc. Arpenter l’île permet aux personnages en présence de lui donner forme par une attitude fusionnelle, de lui donner corps, en tant que corps autonome. Frappante chez Jean Lods, notamment dans La Morte saison, la personnification des éléments naturels, contribue à faire de l’île une figure à part entière, qui influe sur la narration par la mise en scène d’événements qu’elle semble, en tant qu’intervenant direct, provoquer. C’est ainsi que se file tout au long du roman une métaphore se rapportant à l’eau et au vent, comme étant des formes d’expression du langage de l’île : « […] les soupirs plaintifs et frais du vent à travers les aiguilles des filaos » (p. 73) / « Il n’y avait alors que le cirque qui parlait, avec ses mots de gouttes sur les vitres, de branchages brutalement essorés par une rafale, de pluie rebondissant sur les tôles du toit […] » (p. 140) / « […] l’immense gémissement des filaos […] » (p. 217), etc. L’espace du cirque est personnifiée, et cette personnification trouve son apogée dans le plateau final de La Morte saison où, enfermé dans la maison de Salazie avec Marieka, Martin contemple le « cirque qui n’avait jamais été aussi beau que dans ce déchaînement » (p. 218), c’est-à-dire durant un cyclone. Naît alors un mimétisme ambigu entre l’île et les personnages :

‘Il y avait une espèce de parallélisme et d’opposition étrange entre notre mutisme et le tintamarre furieux de la tempête, le désordre tranquille de la chambre […] et cet ouragan intérieur que je sentais en train de tout dévaster en moi, tandis que dehors c’était un déchaînement de fin du monde qui arrachait les branches des arbres et les projetait comme des assiettes dans une scène de ménage. (Lods, MS, p. 219)  ’

Puis, confirme encore le narrateur quelques pages plus loin :

‘Je me sentis envahi d’une rage folle et incontrôlable dont Marieka était la victime sans être la cause profonde, cette rage qui avait commencé à lever en moi […], et qui maintenant reprenait comme un feu, avec une violence aussi aveugle que celle du cyclone qui dévastait le cirque. (Lods, MS, p. 222) ’

L’expérience vécue par Martin dans ce dernier plateau de La Morte saison est celle d’un double mouvement cyclonique : intérieur et extérieur. L’effet dévastateur du cyclone sur le cirque et la maison métaphorise le déchirement relationnel que vivent les protagonistes. Dans cette perspective, le cyclone est effectivement annonciateur de la « fin d’un monde » puisque après son passage rien ne subsistera, ni la maison, ni le couple, et ni même la narration ; il s’agit en effet de la fin du livre. Afin de mieux cerner la pertinence et la fonction de ce plateau final dans la narration globale, nous proposons donc de découper ce dernier plateau (III, p. 207-Fin) selon l’agencement interne réalisé par l’auteur (quatre plates-formes) :

  • I (p. 209-220) : Martin décide de quitter Marieka. // Annonce d’un cyclone.
  • II (p. 221-228) : Dispute entre Martin et Marieka. // Le cyclone est à son apogée, et détruit la maison.
  • III (p. 229-234) : Martin quitte Marieka et la maison effondrée. // Le cyclone a noyé le cirque.
  • IV (p. 235-Fin) : Du haut de la montagne, Martin contemple Marieka et la maison, toutes deux flottant au milieu du cirque dans les eaux du cyclone.

Le plateau III, dernier plateau du livre, s’organise donc en quatre plates-formes narratives qui se succèdent. Chacune de ces plates-formes permet de découper le mouvement global du plateau en une succession d’unités narratives correspondant à chaque fois à un événement particulier : la décision / la dispute / la rupture / le départ. Mais, cette structure n’est pas conditionnée par le narrateur lui-même, puisqu’il ne fait que subir et transcrire par son corps les mouvements du dehors, ceux provoqués par le cyclone. Nous voyons que le rapport des personnages lodsiens à l’événement est un rapport conflictuel et mimétique. Conflictuel parce que les personnages subissent les interventions intempestives du dehors ; et mimétique parce que, dans un même temps, les personnages absorbent ces événements pour les reproduire et les reconstruire par leur langage. Il se distingue alors deux lignes directrices qui fondent chacune des strates narratives : en raison de sa passivité, un personnage inactif subit un événement. Il existerait donc dans ce cas présent une dichotomie entre la passivité des personnages et l’activité des manifestations extérieures (la catastrophe naturelle en est un exemple) seules productrices de sens :

‘Il me semblait revivre mes angoisses d’autrefois, retrouver ce sentiment d’attente qui pourrissait les choses alors, cette impression d’être à la merci de la venue de quelqu’un. Je levais la tête à chaque ombre, à chaque bruit, mais c’était toujours un pigeon planant au-dessus de la terrasse ou un claquement de volet refermé par le vent. (Lods, MS, p. 154) ’

L’ « attente » est l’état qui caractérise le mieux ces personnages. Martin, tout comme Marieka « devant des événements qui l’avaient atteinte sans qu’elle pût rien faire pour se défendre » (p. 213), ne provoque rien, mais il subit tout. Cette « impression d’être à la merci de quelqu’un » trouve tout son sens dans la mise en scène d’événements qui, effectivement, témoignent de sa mise à disposition des éléments perturbateurs : catastrophes naturelles, oppression familiale, ragots sur son père, etc. Son trouble n’est pas le fruit d’une situation dont il serait responsable, mais celui d’une succession d’impacts événementiels qui sont venus par le passé, et qui viennent encore dans son présent, frapper son quotidien. Comme le constate également le narrateur du Bleu des vitraux : « Le hasard n’existe pas. Seuls tombent de l’arbre les événements mûrs » (p. 95). Mais paradoxalement, bien que l’ensemble de ces éléments perturbateurs provoque un profond trouble chez le personnage, il est générateur de sens. Rappelons-le, en dehors de cette errance narrée dans le livre, le personnage n’a pas de vie. L’événement est une force du dehors, incontrôlable et inattendue, déstabilisante aussi, mais qui rend pourtant possible l’existence du personnage : sa vie – discursive – est une succession ininterrompue d’événements, et lorsqu’il n’y a plus d’événements, sa voix s’éteint, le roman se termine. Chacune des plates-formes narratives se voit donc attribuer une double fonction : faire progresser la narration par une suite d’ « événements mûrs » qui se succèdent et qui rendent possibles la vie même du personnage ; mais encore, par la superposition et la jonction des temps dans lesquels ils interviennent, contribuer à la structuration et à la cohérence de l’unité narrative plus large, celle du plateau.

Nous avons choisi d’illustrer ce propos par l’analyse du dernier plateau, celui se rapportant au déluge cyclonique, mais, si nous nous rapportons aux pages précédentes du livre, nous nous apercevons que chacune des plates-formes est effectivement marquée par la survenance d’événements liés, non plus nécessairement à un élément naturel, mais à la présence d’autres personnages, en général natifs de l’île. Il en est par exemple ainsi de chacune des plates-formes qui structurent les partie I et II du livre, et dont les plus significatives sont celles des trois premiers mouvements du livre (I : I, II, et III), puisqu’elles baignent uniquement dans le temps de l’enfance, et présentent les expériences traumatiques infantiles qui ont fait naître le sentiment d’exil, et l’errance du narrateur.

D’abord le premier mouvement présente le rapport difficile de l’enfant à sa famille d’accueil, où le jeune Martin, amoureux mais rebelle, crache à la figure d’Eléonore ; la seconde plate-forme, conte la fugue de Martin dans les bois ; et enfin la troisième narre l’événement marquant de son enfance, sa tentative de suicide, qui lui vaut d’être banni de sa famille d’accueil. Notons par ailleurs que le seul événement qu’il ait jamais provoqué – sa tentative de suicide – est celui-là même qui le conduit à devenir passif, comme si cette tentative, finalement, avait réussi et l’avait poussé à errer, symboliquement mort – inactif donc – parmi les vivants qui l’entourent. Chaque unité rapporte un événement particulier, marquant, et l’ensemble de ces événements permet de témoigner du ressenti de l’enfant : un sentiment de rejet dans un lieu où la pression familiale est telle qu’il tente de mettre fin à sa vie. Mais le tissu social qui recouvre ces successions d’événements se fait mince : c’est qu’il ne s’agit pas d’événements historiques déterminant pour l’ensemble de la communauté présente dans l’environnement du narrateur, mais d’événements intimes, se rapportant au seul narrateur. L’événement lodsien n’est donc pas une anecdote historique, mais il est un facteur de rejet se réalisant dans l’intimité de celui qui le subit.

Cette perception événementielle se retrouve encore dans Le Bleu des vitraux, exprimée et structurée d’une manière similaire : l’auteur découpe le texte en une multitude de plates-formes événementielles où sont à chaque fois narrés des épisodes producteurs de sens pour le narrateur. Soit que ces épisodes se rapportent au passé de son enfance, soit qu’ils se rapportent au présent de l’exil. L’errance devient alors métaphorique, et se lit à un niveau structural, puisque les plates-formes des plateaux (du passé et du présent) viennent se croiser et s’entrelacer jusqu’à défaire la linéarité de la narration. Le mouvement global des deux œuvres, par la connexion des plateaux réalisée grâce aux liens internes élaborés à partir des plates-formes, consiste donc à placer le personnage dans un écosystème révélateur de sa situation et de son rapport à l’île. Et la dilution finale de l’espace, dans La Morte saison, la dilution de la maison, des relations et du langage dans l’« eau furieuse » (p. 225) du cyclone, est symptomatique de ce qui semble être perçu par le narrateur comme un acharnement événementiel. Reproduire la catastrophe naturelle en un mouvement intérieur lui permet alors de se libérer de cette emprise. Face à Marieka, au moment de l’apogée du cyclone, il précise :

‘Et en lui jetant à la figure tous ces événements du passé qui ne la concernaient pas, c’était de façon détournée et sans le dire à son passage à l’ennemi que je m’en prenais. […]
Dehors la violence du cyclone avait encore augmenté. […]
Emporté moi aussi, je continuais sans souci de ces mains qui m’avaient saisi aux poignets et me serraient de toutes leurs forces. J’avais dépassé les frontières de la raison, et dans cet excès je me mettais à revivre une scène tout aussi excessive dont je n’avais jamais parlé à personne, et dont j’avais toujours refoulé en moi jusqu’au souvenir. C’était le jour des fiançailles d’Eléonore…
(Lods, MS, p. 224-225)’

S’en suit alors un glissement où le narrateur se met à se remémorer cet événement traumatique qui, entre autres, l’a conduit à devenir errant dans l’espace du cirque. Par ailleurs, cet extrait illustre la manière dont se créent les liens entre les plateaux : le personnage se trouve dans le présent de son âge adulte mais, du fait de la présence d’un élément perturbateur, le cyclone, il glisse d’un temps à l’autre, d’un plateau à l’autre. Les fiançailles racontées remontent en effet au temps d’avant la fracture, c’est-à-dire au temps présenté dans les trois premières plates-formes du livre. Le livre a donc pour objet de faire ressurgir par le langage chacun des événements, de les faire intervenir dans le présent de la narration, afin de permettre à l’être errant de remonter jusqu’à ses plus troublantes expériences traumatiques. Il nous jette alors « à la figure tous ces événements », un à un, dans un double mouvement qui autorise alors l’incursion du présent dans l’intimité pourtant révolue du passé.

Nous nous souvenons des motivations énoncées par le narrateur du Voyage à Rodrigues  : « En suivant ces traces pas à pas, j’ai la sensation de remonter le cours du temps, de renverser l’ordre mortel » (p. 101). Par bribes, par fragments événementiels mis bout à bout, le lecteur de ces œuvres se retrouve pris dans un double mouvement contradictoire : au sein de plates-formes narratives, il progresse de manière linéaire et chronologique dans une histoire qui se dévoile au fil des événements intimes de la vie des narrateurs, et dans un même temps, il se retrouve sur l’espace plus large du plateau qui lui, se dérobe, refuse de se stabiliser dans une norme narrative.

Par conséquent, la mise en œuvre de l’errance conduit l’écriture à se réaliser par le biais d’une structure narrative complexe : non pas calque d’une réalité linéaire telle qu’elle serait vécue dans la chronologie du personnage, mais déstructuration et restructuration du réel événementiel selon une trame qui, déjà, illustre la nature des parcours narrés. De là naît l’étrangeté de l’écriture lodsienne : l’onirisme que nous pouvons y lire est la marque d’un parcours ambigu tracé au travers du temps et de l’espace, faisant se joindre des rives a priori injoignables. Le processus qui permet la réalisation de cette connexion entre passé et présent peut encore être illustré par les premières pages du Bleu des vitraux où le glissement d’une sphère à l’autre se construit à partir d’une expérience de réminiscence.

Les glissements du narrateur de l’espace de son présent à celui de son enfance se font par le biais d’un élément de réel, un pivot, qui vient perturber sa perception de l’environnement, et le basculer dans l’espace autre. A de nombreuses reprises cette transition narrative est utilisée dans Le Bleu des vitraux. En effet, dès les premières pages du roman, s’annonce déjà des glissements à venir : se trouvant à la veillée de sa mère, Yann est présenté à une jeune cousine ayant, justement, les « yeux de [sa] mère », et dont il « subi[t] le choc de ce regard d’un vert lumineux dont [il croyait] qu’il n’existait nulle part ailleurs que dans [sa] mémoire » (p. 10). Ensuite, quelques pages plus loin, se retrouvant à la cérémonie religieuse, le son produit par le micro d’un prêtre intérimaire le fait glisser d’abord au coup de téléphone lui ayant annoncé le décès de sa mère, puis au temps de son enfance :

‘[…] je tentais de suivre son combat [celui du prêtre] déjà perdu contre un diabolique effet Larsen qui couvrait de miaulements chacune de ses banalités de commis d’office, je repensais à ce coup de téléphone qui m’avait remis en liaison avec mon passé. La qualité en était si mauvaise, avec ses crachotements, ses bourrasques de bruit, le désert de ses silences où le signal se perdait parfois, qu’il me semblait que mon interlocutrice m’appelait non pas de l’espace mais du temps, et rétablissait la liaison avec l’abonné que j’étais il y a quelque trente ans. (Lods, BV, p. 14-15)’

A partir de cet instant, alors qu’il se trouve dans le présent de la cérémonie mortuaire, le narrateur s’évade et se met à se souvenir des jours qui ont suivi cette annonce téléphonique. Le temps se déploie encore, et c’est tout naturellement qu’à partir des pages suivantes que Yann glissera du présent au temps de son enfance passée sur l’île (p. 22-23). C’est donc l’environnement réel, par la production d’événements rappelant ceux d’antan, qui force le personnage à fuir son présent pour aller se réfugier dans le temps de son enfance. Cette transition naît donc de l’altération de la perception du personnage par rapport à son environnement immédiat ; c’est donc l’association d’un élément de réel aux résurgences mémorielles qui crée l’événement, et qui permet le retour d’un passé obsédant.

Ainsi, le procédé créatif qui provoque la résurgence mémorielle s’opère selon un principe de réminiscence ; c’est-à-dire par glissement de l’imaginaire à partir d’un motif réel. Cette démarche semble se retrouver dans les œuvres farésiennes où, à l’onirisme marqué chez Jean Lods, se substitue une autre forme d’altération de la réalité, plus radicale et plus délirante.